MISE EN ÉVIDENCE EMPIRIQUE
En raison des difficultés techniques (fiabilité
des données, taille des séries et des échantillons,...)
auxquelles se heurtent souvent les études économétriques
portant sur l'incidence de la fiscalité, certains économistes ont
mené des enquêtes de terrain. Plusieurs études ont
été réalisées vers le début des
années soixante-dix en vue de faire la lumière sur les principaux
déterminants du choix d'une implantation. Il ressort de la plupart de
ces enquêtes que, les différences, d'un pays à l'autre,
entre les systèmes d'imposition des sociétés sont
généralement moins importantes pour le choix d'une implantation
que d'autres facteurs, tels que l'existence d'une infrastructure
adaptée. Le système fiscal du pays d'accueil est cependant
presque toujours considéré comme un « facteur pertinent
» et parfois même comme un « facteur important » dans une
décision d'implantation.
Ces conclusions d'enquêtes des années soixante-dix ne prenaient
pas en compte les comportements rendus possibles par les nouvelles technologies
et l'émergence d'un certain nombre de nouveaux pays d'accueil des
investissements. Les entretiens que nous avons effectués permettent de
préciser ces tendances. Ainsi la plupart des personnes que nous avons
rencontrées s'accordent pour dire que l'apparition de « fonctions
nomades », telles que les départements informatiques, des centres
de gestion administrative (facturation, paie,...), ou de gestion des marques et
des brevets, des salles de marché ou plus classiquement des lieux de
stockage, dans l'entreprise et le développement d'opérations
« à implantation variable » (création de joint-venture,
de holding intermédiaire ou de tête,...), rendent les
possibilités de localisations plus grandes qu'il y a quelques
années.
Les travaux réalisés en 1992 par un groupe d'experts
indépendants sur la fiscalité des entreprises et remis à
la Commission des Communautés européennes apportent un
éclairage en concordance avec les observations recueillies lors de nos
rencontres. Les experts précités ont dépouillé
près de mille questionnaires remplis par des entreprises de l'ensemble
des pays de la C.E.E. L'enquête portait sur trois questions principales
relatives à l'incidence de la fiscalité sur les activités
et les coûts des sociétés.
Nous rappelons ici les principaux résultats de cette enquête
concernant notre problématique. La première question
adressée aux chefs d'entreprises était : « Le choix du lieu
d'implantation d'une activité peut être influencé dans une
mesure plus ou moins grande par les systèmes fiscaux des pays
concernés. Dans combien de cas, lors du choix du pays d'implantation des
types d'activité suivants, la fiscalité qui frapperait votre
entreprise dans les différents lieux d'implantation envisagés
constitue-t-elle une considération pertinente et un facteur important
dans votre décision ? » (sociétés mères
uniquement).
Le tableau suivant présente les réponses à cette question
pour l'ensemble des entreprises qui ont répondu :
Pourcentage des réponses
|
Toujours |
Habituellement |
Parfois |
Jamais |
Nombre de réponses |
Installation de production |
|
|
|
|
|
Considération pertinente |
43.6 |
28.2 |
20.4 |
7.9 |
624 |
Facteur important |
22 |
25.6 |
33.7 |
18.7 |
555
|
Point de Vente |
|
|
|
|
|
Considération pertinente |
30 |
27.9 |
25.9 |
16.2 |
641 |
Facteur important
|
14.1 |
23.7 |
31.9 |
30.4 |
562 |
Centre de coordination |
|
|
|
|
|
Considération pertinente |
46,2 |
23,7 |
21,9 |
8,2 |
392 |
Facteur important
|
34,5 |
22,1 |
26,7 |
16,7 |
348 |
Centre de recherche-développement |
|
|
|
|
|
Considération pertinente |
31,2 |
27,5 |
28,1 |
13,2 |
349 |
Facteur important |
15,3 |
25,9 |
33,6 |
25,2 |
313
|
Centre de services financiers |
|
|
|
|
|
Considération pertinente |
63,9 |
21,3 |
9,6 |
5,4 |
447 |
Facteur important |
52,6 |
25,7 |
12,9 |
8,8 |
397 |
Source : Rapport du comité de réflexion des
experts indépendants sur la fiscalité des entreprises, Commission
des Communautés européennes (1992).
De la lecture de ce tableau ressortent les enseignements suivants :
1) Les questions fiscales sont très souvent une considération
pertinente, mais pas toujours un facteur important dans le choix de
localisation d'implantation.
2) Toutes les fonctions de l'entreprise n'accordent pas la même
importance à la fiscalité dans leur stratégie
d'implantation. En particulier pour les fonctions « Installation de
production », « Point de vente » et « Centre de
recherche-développement » la fiscalité n'est un facteur
important que « parfois » ou « jamais ». En effet si l'on
regroupe les réponses « parfois » et « jamais »
d'une part et «toujours » et « habituellement » d'autre
part on obtient le tableau synthétique suivant :
Présentation synthétique des réponses
à la première question
Pourcentage des réponses
|
Toujours et habituellement |
Parfois et jamais |
Intallation de
production
|
47,6 |
52,4 |
Point de vente
|
37,8 |
62,3 |
Centre de
recherche-développement
|
41,2 |
58,8 |
Centre de coordination
|
56,6 |
43,4 |
Centre de
services
financiers
|
78,3 |
21,7 |
Source : idem
Comme nous l'ont précisé les responsables que nous avons
rencontrés, l'ouverture d'un centre de production doit d'abord
répondre à une demande. Deux cas de figure extrêmes peuvent
se présenter : soit la demande doit être satisfaite
impérativement par une usine proche de la demande et du marché,
soit la demande peut être satisfaite par un site de production
situé n'importe où dans le monde (cas des semi-conducteurs par
exemple). Dans le premier cas, la fiscalité ne peut intervenir que si
l'usine à implanter est européenne. Mais bien souvent d'autres
éléments interviennent et notamment l'environnement politique et
juridique, la qualité des infrastructures, le coût du travail, la
présence des concurrents, la compétitivité des
employés (niveau de formation...), la flexibilité du
marché du travail... La fiscalité n'est pas ici un
élément déterminant de la décision de localisation.
Seulement dans le second cas la fiscalité peut jouer un rôle
important.
De même lorsqu'il s'agit d'implanter ou d'étendre un centre de
recherche-développement, c'est d'abord la qualité des personnels,
l'environnement scientifique et technologique, la qualité de la vie, le
coût du travail,... qui déterminent le choix plutôt que des
considérations fiscales.
En revanche, lors d'implantation de centre de coordination et de services
financiers, le poids de la fiscalité semble important. A la
lumière de nos entretiens nous pouvons préciser cette
constatation. Ainsi parmi nos interlocuteurs, certains ont mentionné
l'implantation récente de holding, de centres administratifs ou de
services financiers (trésorerie) à l'étranger plutôt
qu'en France pour des considérations fiscales. Il est important
d'ajouter que dans la plupart des cas, les fonctions implantées à
l'étranger sont des activités en développement (secteur
tertiaire) et de plus en plus nomades. De plus les raisons de leur implantation
étrangère sont souvent subtiles et concernent des points
précis du droit fiscal : fiscalité des fusions-acquisitions, des
apports, des brevets. Nous verrons par la suite plus en détail le poids
de ces considérations.
Une autre enquête menée par Devreux et Pearson (1989)
auprès de 173 sociétés britanniques souligne l'importance
de la fiscalité dans le choix de localisation. En effet à la
question « Lors du choix du pays d'une nouvelle installation de
production, dans combien de cas les taux d'imposition et les subventions
constituent-ils une considération pertinente ou un facteur important
dans votre décision ? » les personnes interrogées ont
répondu de la manière suivante :
Pourcentage des réponses
|
Toujours |
Habituellement |
Parfois |
Jamais |
Nombre de réponses |
Considération pertinente |
47,8 |
28,3 |
23,9 |
0 |
130 |
Facteur important |
18,9 |
24,3 |
40,5 |
16,2 |
105 |
Source : Devreux et Pearson (1989).
En définitive les enquêtes de terrain tendent à montrer que
la fiscalité intervient dans le choix de localisation. En revanche son
importance n'est pas facile à apprécier et dépend
fortement des fonctions dont il est question, de la stratégie de
l'entreprise et du moment où la question est posée. Pour
confirmer cette analyse nous avons examiné quelques études
économétriques traitant du lien entre fiscalité et
investissement direct étranger.
Mise en évidence théorique
Une appréciation des choix d'implantation d'activité
économique peut être tentée au travers des entrées
d'investissements directs étrangers. Les travaux d'analyse
théorique du lien entre fiscalité et investissement direct
étranger sont essentiellement de deux types. Les premiers consistent en
des simulations de comportements des firmes en fonction de différents
niveaux d'imposition, les seconds sont des études
économétriques. L'examen des résultats des
différents travaux existants donne à penser qu'il n'est pas
facile d'identifier et encore moins de quantifier l'incidence du système
d'imposition des sociétés sur les flux transnationaux
d'investissements directs. Néanmoins il semblerait que l'influence de
l'impôt sur les sociétés (qui est un des
éléments de la fiscalité des entreprises) sur la
répartition géographique de l'investissement ne doit pas
être négligée.
Nous rappelons ici deux travaux, souvent cités, et qui tendent à
confirmer cette conclusion. La première de ces études (dont les
résultats sont résumés dans le tableau suivant) a
été effectuée par Thomas Horst (1977), qui a
élaboré un modèle théorique d'une entreprise
multinationale "représentative" ayant opté pour la maximisation
du profit et à laquelle toutes les caractéristiques fondamentales
du système américain d'imposition des sociétés sont
applicables. Le modèle était calibré de manière
à reproduire un ensemble de données afférentes à
l'investissement étranger direct au départ des Etats-Unis en
1974. Ce modèle permettait, en particulier, de simuler (modèle
dit de « simulation ») l'impact d'une variation du taux
étranger moyen d'imposition des sociétés sur
l'investissement intérieur réel de sociétés
mères américaines, sur l'investissement étranger
réel effectué par les filiales américaines opérant
à l'étranger, ainsi que sur le flux net de fonds entre des
sociétés mères américaines et leurs filiales
étrangères. Le tableau ci-après présente ces
impacts en termes d'élasticité.
L'élasticité exprime la variation en pourcentage de la variable
expliquée, consécutive à une variation de 1% du taux
d'imposition appliqué par le pays d'accueil étranger. Ainsi le
chiffre de -0.6 figurant dans la dernière colonne du tableau signifie
que, si le taux étranger d'imposition des sociétés tombait
de 50 à 40%, par exemple, ce qui correspondrait à une diminution
de 20% du taux d'imposition, l'investissement réel à
l'étranger des filiales américaines s'accroîtrait de 20 x
0,6 = 12%. Les élasticités obtenues par le modèle de Horst
impliquent également que cette même réduction de
l'impôt à l'étranger ferait diminuer de 20 x 0,3 = 6%
l'investissement intérieur réel des sociétés
mères américaines et entraînerait un accroissement de
20 x 6,8 = 136% du transfert net de fonds de
sociétés mères américaines à des filiales
étrangères. Au vu de ces résultats, il apparaît que
d'une part l'incidence de la fiscalité sur l'activité de
l'investissement réel n'est pas négligeable, et que, d'autre
part, l'impact des variations des taux d'imposition sur le comportement
financier (transfert de fonds, investissement de portefeuille) des
multinationales peut être très important. On retrouve là un
résultat déjà mentionné précédemment.
Etude de simulation des effets de l'imposition
des sociétés sur les flux de capitaux
|
|
Elasticité par rapport aux taux d'imposition des sociétés dans le pays d'accueil |
|
Investissement intérieur réel des sociétés mères américaines |
0,3 |
Données américaines de 1974 |
Investissement étranger réel des filiales américaines |
- 0,6 |
|
Sorties nettes de capitaux en provenance des sociétés mères américaines et à destination des filiales étrangères |
- 6,8 |
Source : Horst (1977) et Kopits (1976).
Parmi les études économétriques qui mesurent l'incidence
de la fiscalité sur l'investissement direct étranger dans la
C.E.E., il semble que celle de Bernard Snoy (1975), reste l'analyse la plus
complète. Outre qu'il analyse l'investissement direct des Etats-Unis en
Europe, Snoy étudie les flux d'investissements directs en provenance de
quatre pays membres de la C.E.E. (Belgique, Allemagne de l'Ouest, France et
Royaume-Uni) et à destination de quatorze pays d'Europe de l'Ouest au
cours de la période 1966-1969. L'auteur constate que l'investissement
direct étranger au départ des quatre pays de résidence
concernés réagit négativement à un
relèvement du taux d'imposition effectif des sociétés dans
les pays d'accueil étrangers.
Cependant bien que tous les effets estimés de la fiscalité
présentent leur signe négatif, les résultats de Snoy
révèlent que certaines estimations sont faiblement
significatives, c'est-à-dire qu'elles restent entachées
d'incertitudes importantes. Ce problème résulte probablement du
fait que, en raison du caractère limité de l'échantillon
de pays d'accueil incorporé dans l'analyse, Snoy ne disposait que d'un
nombre relativement réduit d'observations statistiques. En dépit
de ces restrictions, il semble possible de conclure sur des bases statistiques
que l'imposition des sociétés (rappelons ici que c'est seulement
un des éléments constitutifs de la fiscalité des
entreprises) peut avoir un rôle non négligeable sur
l'investissement étranger direct. Nous présentons ici quelques
résultats d'études économétriques qui confortent
cette conclusion. Les estimations présentées ci-après
portent sur l'attractivité du marché américain. Il est
à noter qu'il existe peu d'études récentes sur le
marché européen.
Estimations économétriques de l'incidence du
taux d'imposition américain des sociétés sur les
entrées d'investissements directs étrangers (IDE) aux
Etats-Unis
|
|
Elasticité de l'IDE par rapport au taux d'imposition américain des sociétés |
||
Auteur |
Période couverte par les données |
IDE financé à l'aide de bénéfices non distribués |
IDE financé par des transferts des sociétés mères |
|
Hartman (1984)
|
1965-1979
|
- 3,6
|
- 9,5*
|
nd
|
* estimation à faible signification statistique.
** Elasticité par rapport au taux d'imposition marginal des
sociétés
Sources : les différents auteurs.
En conclusion il semble exister un lien entre le poids de la fiscalité et le niveau des investissements directs étrangers. La difficulté de mesurer théoriquement ce lien reflète notre observation empirique, à savoir que c'est pour un certain type de fonction de l'entreprise et à certains instants de la vie de la firme que la fiscalité est un facteur important dans la décision d'investissement. Aussi convient-il, si l'on souhaite améliorer la compétitivité fiscale de la France, d'étudier les mesures actuelles qui sont particulièrement défavorables à l'implantation d'activités ou de fonctions sur lesquelles la fiscalité est déterminante.