N°
456
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1997-1998
Annexe au procès-verbal de la séance du 27 mai 1998
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation (1) sur l'avenir de l'audiovisuel à l'ère du numérique ,
Par M.
Jean CLUZEL
Sénateur.
TOME I
(1) Cette commission est composée de : MM. Christian Poncelet, président ; Jean Cluzel, Henri Collard, Roland du Luart, Mme Marie-Claude Beaudeau, MM. Philippe Marini, René Régnault, vice-présidents ; Emmanuel Hamel, Gérard Miquel, Michel Sergent, François Trucy, secrétaires ; Alain Lambert, rapporteur général ; Philippe Adnot, Bernard Angels, Denis Badré, René Ballayer, Jacques Baudot, Claude Belot, Mme Maryse Bergé-Lavigne, MM. Roger Besse, Maurice Blin, Joël Bourdin, Guy Cabanel, Jean-Pierre Camoin, Auguste Cazalet, Michel Charasse, Jacques Chaumont, Jean Clouet, Yvon Collin, Jacques Delong, Yann Gaillard, Hubert Haenel, Claude Haut, Jean-Philippe Lachenaud, Claude Lise, Paul Loridant, Marc Massion, Michel Mercier, Michel Moreigne, Joseph Ostermann, Jacques Oudin, Henri Torre, René Trégouët.
Audiovisuel.
En février 1997 - lors du débat sur le projet de loi
audiovisuelle présentée par le Gouvernement de
l'époque -, le Sénat a fait un travail en profondeur. Mais
la dissolution de l'Assemblée nationale l'a rendu caduc avant même
que le texte ait pu être amélioré en seconde lecture. Nous
sommes donc restés sur notre faim et les problèmes du secteur
public de l'audiovisuel en l'état.
Dans un souci de dialogue avec le Gouvernement, il est apparu
nécessaire, au moment où celui-ci s'apprête à
déposer un nouveau projet de loi audiovisuelle, que la commission des
finances du Sénat fasse connaître ses analyses en accomplissant
une mission d'expertise sur laquelle elle n'a jamais été prise en
défaut.
De plus, étant donné la rapidité avec laquelle les choses
évoluent dans le domaine de la communication, il faut nous savoir
également ce qui se passe aux États-Unis, à Bruxelles et
ailleurs.
L'unique souci de la commission des finances est d'apporter au Gouvernement
des éléments de réflexion et des suggestions de
décision,
compte tenu des changements qui vont s'amplifier avec
l'arrivée des technologies numériques.
Dans cette perspective, votre rapporteur s'est efforcé :
1/
d'identifier
les facteurs qui vont provoquer une mutation du
paysage audiovisuel mondial
pour, en particulier, attirer l'attention sur
les
transformations en cours du marché publicitaire
, telles
qu'elles résultent de l'étude que M. le Président de
la commission des finances a commandée au Conseil Supérieur de
l'audiovisuel ;
2/
de
suggérer les adaptations que le secteur public
devrait entreprendre, s'il veut remplir correctement ses missions
dans
un environnement de plus en plus concurrentiel
.
*
* *
I - MONDIALISATION ET GLOBALISATION
Deux phénomènes caractérisent, aujourd'hui, le secteur de
la communication : mondialisation et globalisation.
Contrairement à ce que l'on dit souvent, le fait nouveau n'est pas que
l'économie soit mondiale. Elle l'est depuis le XVIème
siècle. Fernand Braudel en a fait la brillante démonstration dans
" Civilisation matérielle et capitalisme ", en s'appuyant sur
le concept " d'économie monde ".
La véritable nouveauté est que cette
mondialisation
est
devenue totalement perceptible pour tous, aussi bien producteurs que
consommateurs dans leurs activités quotidiennes. Aujourd'hui, chacun -
à condition d'être " branché " - peut entrer en
contact à faible coût, en " temps réel ", avec le
reste du monde.
Il s'agit d'un phénomène fondamental dans une économie
tertiaire, dont la principale force productive est le savoir et où les
consommateurs - ceux dont la demande est prise en compte par les
marchés - se nourrissent autant de signes que de biens matériels.
La communication est donc au coeur de notre système actuel de production
et de consommation. Elle n'est plus une simple superstructure mais une
véritable infrastructure : c'est la logique du réseau qui
envahit et structure notre univers.
Dans son ouvrage " La société en Réseau ",
Manuel Castells, professeur à Berkeley, montre que cette nouvelle
économie informationnelle qui émerge depuis deux décennies
à l'échelle planétaire est étroitement liée
à un processus de
globalisation
:
"
Je l'appelle informationnelle et globale pour indiquer ses traits
fondamentaux et souligner leur interpénétration. Elle est
informationnelle parce que la productivité et la
compétitivité des unités ou des agents de cette
économie (qu'il s'agisse d'entreprises, de régions ou de nations)
dépend essentiellement de leur capacité à
générer, traiter et appliquer une information efficace
fondée sur la connaissance. Elle est globale parce que les
activités clés de production, consommation et distribution, ainsi
que leurs composants (capital, travail, matières premières,
gestion, information, technologie, marchés) sont organisés
à l'échelle planétaire, soit directement ou à
travers un réseau de liens entre les agents économiques. Elle est
informationnelle et globale, parce que, dans les conditions historiques
nouvelles, la productivité naît et la concurrence s'exprime dans
un réseau global d'interaction. Et elle a émergé dans le
dernier quart du XXème siècle, parce que la révolution de
la technologie de l'information offre la base matérielle indispensable
à une économie nouvelle de ce type. C'est le lien historique
entre le savoir et l'information, à la base, de l'économie, la
dimension planétaire de celle-ci et la révolution de la
technologie de l'information qui génère un système
économique et nouveau.
1(
*
)
"
Un des aspects de cette globalisation, est sur le plan technique, une
évolution qui fait converger l'informatique, les
télécommunications et la télévision
:
une même technologie, le numérique, peut être
utilisée pour des usages multiples
- télévision,
téléphone , ordinateurs - ,
un même signal peut
être émis à partir de plates-formes différentes,
réseau hertzien, réseaux filaires ou diffusion satellite
.
La numérisation de signal tend non seulement à multiplier,
grâce aux techniques de compression, le nombre de canaux disponibles -
entraînant le passage de la pénurie à l'abondance -
mais permet aussi d'abolir les frontières entre les secteurs.
Cette "
convergence
" se traduit par la perspective de
nouveaux services
le plus souvent interactifs. Elle devrait aboutir
à terme
au mariage d'Internet et de la télévision
.
Le processus est en cours aux États-Unis - et le présent rapport
en rend compte - sous l'impulsion des câblo-opérateurs et de
Microsoft.
Pour les uns, il s'agit d'un phénomène positif , le
résultat naturel du progrès des techniques et du jeu des
marchés qu'il convient de laisser fonctionner sans entraves ; pour
d'autres, et c'est plutôt la position de votre rapporteur,
c'est
une
menace, car elle
ouvre le secteur de la communication
à des opérateurs industriels
, dont la puissance
financière est bien supérieure à celle des acteurs
habituels de l'audiovisuel.
Il ne faudrait pas que cette évolution permette à certaines
entreprises des secteurs de l'informatique ou des
télécommunications
de s'introduire massivement dans le secteur
audiovisuel
et de lui appliquer leur logique libérale totalement
insensible aux " contenus ".
Les États peuvent-ils laisser faire et rester inertes face à
ce
changement radical des règles du jeu de la communication, face
également aux risques évidents d'abus de position dominante qui
en résultent ?
*
* *
II -
LA RÉGULATION
Dans une économie mondiale devenue en cette fin de XXème
siècle quasi totalement libérale, on a des raisons de douter que
les États puissent continuer à jouer un rôle dominant comme
ils l'ont fait durant les années d'après-guerre.
En privatisant des chaînes du secteur public ou en autorisant la
création puis la multiplication de chaînes privées - mais
pouvait-on faire autrement ? - on a " ouvert l'outre des
vents " et déchaîné les forces du marché. A
partir du moment où l'on a accepté cette logique, il faut en
admettre les conséquences et reconnaître que le centre de
gravité du marché s'est déplacé et, surtout, que le
rapport des forces entre les acteurs a évolué dans un ensemble
devenu mondial et global.
Dorénavant, les États restent toujours des arbitres, mais
à un niveau simplement local. A l'échelle réelle du
marché ils ne sont que des opérateurs parmi d'autres,
plutôt moins bien armés pour affronter la concurrence, dès
lors qu'ils ne se contentent pas d'occuper le " créneau " de
la défense d'une culture élitiste.
Un des objectifs essentiels de ce rapport est de
faire
réfléchir sur ce que peut et sur ce que doit faire l'État
dans un
monde où les enjeux industriels et financiers
deviennent si considérables
que seuls des poids lourds peuvent monter
sur le ring.
Une certitude existe :
la bataille de France est
commencée ; mais, pour l'essentiel, elle se joue à
l'extérieur de nos frontières
; d'ailleurs, peut-on
toujours parler de frontières lorsque l'espace audiovisuel
européen devient une réalité ?
Le premier
enjeu est culturel
. Comment, en effet, ne pas
s'inquiéter de
ces flots d'images qui
, dans une logique purement
commerciale, flattent ou
stimulent les instincts les plus primaires des
téléspectateurs
? Comment ne pas craindre que
l'américanisation - dans ce qu'elle a de brutal et de
vulgaire - des modèles proposés aux jeunes, ne dissolve les
valeurs humanistes et, finalement, nos traditions et la culture
française elle-même ? Lévi-Strauss l'a parfaitement
analysé lorsqu'il a dénoncé les dangers de
l'uniformité.
S'il fallait concevoir l'avenir sous la forme d'un combat à mort entre
culture et mondialisation, alors l'issue ne ferait guère de doute, car
on ne saurait aller durablement contre le mouvement des techniques et les
forces du développement.
Mais, à condition d'en avoir la volonté et le courage, les effets
du progrès matériel peuvent être contrôlés,
aménagés, dirigés. Il ne faut pas croire à la
fatalité du pire. Nous devons nous-mêmes construire l'avenir de
notre société et de notre culture, en encadrant les applications
des nouvelles technologies que nous voulons privilégier.
C'est-à-dire accompagner de progrès humain le progrès
matériel ; Bergson l'a dit avant nous et avec une autre
autorité !
III - NOTRE COMBAT
Il est vrai que le combat le plus important se livre sur le plan
économique.
Votre rapporteur a la conviction que l'on peut et
même que l'on doit s'appuyer sur les mécanismes du marché
pour défendre notre identité. On le fera du reste plus
efficacement que si l'on se contentait de barrières juridiques,
vouées par la force des choses à être
démantelées ou contournées.
A moins que notre pays ne
souhaite devenir
une sorte de camp retranché en marge du
système médiatique mondial,
une sorte de
" réserve "
- entretenue par le contribuable
français
- tolérée par le complexe
médiatico-financier international, parce que fondamentalement
inoffensive
...
En dépit de certains succès diplomatiques comme l'ajournement de
la négociation sur l'Accord Multilatéral sur l'Investissement, il
est évident que le compte à rebours a commencé
.
Dans un monde en mutation, l'alternative pour l'audiovisuel français est
claire : s'adapter ou dépérir.
Telle est la thèse
centrale de l'analyse faite par votre rapporteur et qui justifie l'articulation
entre la première et la seconde partie de ce rapport.
D'abord, le secteur audiovisuel français ne peut espérer pouvoir
se tenir à l'écart des évolutions en cours. Des
bouleversements technologiques, et surtout, un changement des règles du
jeu publicitaire se préparent. Ils ne manqueront pas d'avoir des
répercussions sur les ressources des chaînes,
qu'elles
soient publiques ou privées.
Les perspectives du marché publicitaire à moyen terme que votre
rapporteur a dressées sur la base, notamment, de l'étude du
Conseil Supérieur de l'Audiovisuel, peuvent faire craindre une
dilution de la manne publicitaire
.
Les recettes qui ont permis, d'une part, l'expansion du secteur privé
et, d'autre part, le bouclage des budgets des chaînes publiques,
pourraient rapidement se révéler moins dynamiques et donc obliger
les uns et les autres à réviser leurs stratégies.
En particulier, il faudra bien, dans un tel contexte,
redéfinir la
vocation des chaînes publiques, dont il faut reconnaître que, bien
souvent, elles ne se distinguent plus nettement du secteur privé.
Le débat, qui va s'ouvrir lors de la discussion du projet de loi sur la
communication audiovisuelle, doit être l'occasion d'une réflexion
sur les missions et les moyens du secteur public. Il faut, à cet
égard, garantir à celui-ci une
prépondérance des
financements publics
sans laquelle, fatalement, il en oublie sa vocation et
perd sa légitimité.
L'indispensable baisse des recettes publicitaires suppose, à
l'évidence, l'augmentation de l'effort de l'État. Celui-ci passe,
selon votre rapporteur, par le renforcement des ressources tirées de la
redevance, qui demeure le mode de financement naturel du secteur public.
Mais un apport budgétaire supplémentaire doit avoir pour
contrepartie une rigueur de gestion accrue
2(
*
)
-
et un effort d'adaptation des
structures
.
Un problème essentiel, exposé dans la deuxième partie du
rapport, concerne
la convention collective des personnels de
l'audiovisuel
. Une opportunité juridique existe jusqu'en septembre
1998, pour la faire, elle aussi, évoluer. Il est important que le
Gouvernement la saisisse.
EN APPEL ...
La
survie de notre culture ne repose pas seulement sur un secteur public fort
,
qui puisse servir de référence et éviter toutes les
dérives - violence et abaissement du niveau culturel - analysées
dans la troisième partie du présent rapport.
Elle suppose également un secteur privé dynamique, car notre
indépendance
, notamment dans le domaine de la production,
a des
bases industrielles et commerciales
.
De ce point de vue, la politique de l'audiovisuel doit tendre vers un objectif
essentiel :
permettre aux entreprises du secteur d'atteindre
, par
voie de croissance externe ou d'alliance,
une taille critique sur le plan
mondial
.
Pour adapter les structures, il est impératif de faire évoluer
les esprits. Ce n'est pas le plus facile. Il y faut de la lucidité, de
la volonté et du courage.
Puisse ce rapport contribuer à faire prendre conscience des changements
que nous risquerions de subir si nous n'étions pas capables de les
comprendre d'abord, de les dominer ensuite.
PREMIÈRE PARTIE : LA COMMUNICATION EN MUTATION
En une dizaine d'années, le paysage audiovisuel s'est complètement transformé ; avec la fin du monopole, les acteurs se sont multipliés, tandis que leur horizon est devenu mondial. En dépit des incertitudes qui l'accompagnent, la révolution des technologies numériques aura pour conséquence d'accélérer le changement des règles du jeu.