B. UNE SURESTIMATION TRADITIONNELLE DES BESOINS
1. Un surcalibrage des concours résultant d'abord de la " peur de manquer " du ministère de l'éducation nationale
Le
ministère de l'éducation nationale a vécu, pendant de
longues années, dans la crainte de voir se prolonger la crise de
recrutement à laquelle il a été confronté.
Au cours des années 1980 et au début des années 1990,
le nombre des candidats aux concours de recrutement d'enseignants a fortement
diminué.
La profession était dévalorisée et
cette image négative avait des répercussions objectives sur les
concours.
Par exemple, 60 % seulement des postes mis au CAPES externe étaient
pourvus ; beaucoup de candidats inscrits ne prenaient même pas la
peine de se présenter, et les jurys de concours étaient
très critiques sur la qualité des candidats qui, selon eux, ne
permettait pas de pourvoir tous les postes. Des situations caricaturales se
sont même produites, comme celle de ce CAPES de génie informatique
organisé en 1988 qui proposait 100 postes mais qui n'a suscité
que 80 candidatures...
Le plan de revalorisation de la profession enseignante décidé par
M. Lionel Jospin lorsqu'il était ministre de l'éducation
nationale visait à corriger cette image dépréciée.
Cependant, les gestionnaires du système éducatif, se souvenant
de cette période douloureuse, sont aujourd'hui encore marqués par
cette " peur de manquer " qui se traduit par un surcalibrage des
concours.
Le tableau ci-dessous retrace l'évolution, de 1988 à 1997, du
nombre de postes et d'admis aux concours de recrutement d'enseignants.
Il fait apparaître que le nombre de postes mis aux différents
concours de recrutement a considérablement augmenté au cours de
la première moitié des années 1990. Les postes mis au
concours de l'agrégation ont plus que doublé de 1988 à
1990, passant de 2.100 à 4.300, pour s'élever à 5.000 de
1991 à 1996. L'année 1997 amorce une décrue de 18 %, 900
postes de moins - 4.100 au lieu de 5.000 - étant mis au concours.
Le taux de rendement du concours de l'agrégation est par ailleurs
très satisfaisant puisque 87 % des postes mis au concours en 1997 ont
été pourvus.
Le nombre de postes mis au concours du CAPES a lui aussi
considérablement augmenté, passant de 8.600 en 1988 à
19.520 en 1993, soit une progression de 127 %. Depuis lors, ce nombre diminue
régulièrement. Surtout, son taux de rendement s'est
amélioré, passant de 64 % en 1989 à plus de 81 % en 1997.
Les données qui précèdent traduisent également un
recours important aux candidats figurant sur liste complémentaire de
concours
, même si ce nombre a tendance à diminuer depuis 1996.
En 1991 par exemple, 6.006 candidats présents sur une liste
complémentaire de concours ont été retenus, soit 95 % des
candidats inscrits. Cette proportion n'est pas toujours aussi importante mais
le procédé lui-même traduit des dysfonctionnements dans
l'organisation des concours de recrutement des personnels enseignants, de telle
sorte que le ministère de l'éducation nationale ne recrute pas le
nombre exact de personnes équivalent au nombre de postes offerts aux
divers concours.
Il n'est cependant pas certain que cette évolution ait été
entièrement voulue, eu égard aux conditions dans lesquelles ont
eu lieu les recrutements au cours des dernières années. Ils ont
en effet été réalisés à partir
d'évaluations globales et quantitatives ne reposant pas sur les
éléments qualitatifs précis indispensables à une
véritable politique de recrutement à l'éducation nationale
tels que la détermination de taux d'encadrement, les obligations de
service imposées aux agents ou le contenu des programmes. Le recours
à des marges de sécurité est alors nécessaire pour
faire face aux aléas pouvant apparaître lors de la rentrée
scolaire.
L'absence de gestion prévisionnelle des besoins en personnels est
donc bien réelle même si elle peut se manifester de manière
différente, voire contradictoire : crise de recrutement hier,
surcalibrage des concours aujourd'hui.
Les concours de recrutement sont en effet calibrés très
au-delà des besoins stricts de l'éducation nationale.
La " peur de manquer " n'avait que peu d'impact lorsque la mise au
concours d'un nombre croissant de postes était déconnectée
du nombre de postes effectivement pourvus. Il y avait même une certaine
stratégie à afficher un accroissement du nombre de postes au
concours, qui était présenté comme une décision
finalement généreuse et bienveillante à l'égard
d'une discipline et d'une catégorie de professeurs. Cette
" tactique " s'est révélée beaucoup plus
risquée quand les candidats aux concours se sont présentés
beaucoup plus nombreux.
Il s'est également agi de répondre à la demande, voire
à la pression, des étudiants de certaines filières
universitaires. Il est vrai qu'il n'est guère satisfaisant de conduire
des politiques de recrutement alternant ouverture puis restriction des postes
offerts aux concours. Une telle politique nuit à la qualité des
personnels recrutés et à la crédibilité du
système.
La déconvenue peut être grande pour un
étudiant, en histoire par exemple, de débuter un premier cycle
une année au cours de laquelle 400 postes sont mis au concours du CAPES
d'histoire, puis d'achever un deuxième cycle alors que le nombre de
postes a été divisé par dix.
Toutefois, votre commission d'enquête s'interroge sur la pertinence de
continuer à recruter, au-delà des besoins évidents, des
enseignants de disciplines peu choisies par les élèves, comme des
langues rares ou régionales, ou encore comme certaines disciplines
technologiques très pointues.
Surtout, il convient de se demander ce que deviendront certains
étudiants engagés dans des filières universitaires dont la
faiblesse des débouchés leur avait pourtant été
notifiée. C'est le cas bien connu des sciences et techniques
d'activités physiques et sportives (STAPS) qui suscitent un grand
engouement depuis quelques années : allons-nous assister à une
forte augmentation du nombre de postes de professeurs d'éducation
physique et sportive mis au concours ?
Des décisions ont pu être prises de manière
précipitée sans véritable analyse de leurs
conséquences au regard de l'effet amplificateur qu'elles peuvent
avoir.
Ainsi, il convient de garder à l'esprit qu'une heure d'une
discipline au collège représente 100.000 heures d'enseignement,
le collège comportant 100.000 divisions. De même, si le programme
de français au collège est augmenté d'une heure, un besoin
à hauteur d'environ 5.000 postes est créé. A l'inverse,
quand un ministre décide de supprimer l'enseignement de la physique au
collège, cela engendre un excédent de 5.000 postes.
Enfin, le surcalibrage des concours de recrutement à l'éducation
nationale est à l'origine de relations difficiles entre la rue de
Grenelle et le ministère du budget au regard des règles - ou de
l'absence de règles - relatives au recrutement des personnels
enseignants. L'éducation nationale est d'ailleurs la seule
administration à fonctionner de cette manière. Les autres
ministères ne sauraient recruter un nombre de fonctionnaires très
éloigné de celui prévu.