IV. FISCALITÉ ET COMPORTEMENTS DE DÉLOCALISATION

A priori, une entreprise devrait investir dans les pays à faible pression fiscale, soit en changeant de résidence, soit, pour les multinationales, en délocalisant une filiale. Le comportement de délocalisation des entreprises dépend de la mobilité du capital physique et de l'importance du facteur fiscal dans le choix de localisation des entreprises. A priori toutes les entreprises ne sont pas également susceptibles de se délocaliser. Sont principalement concernées les multinationales et les entreprises dont l'activité ne nécessite pas d'immobilisations importantes ou la proximité d'une clientèle. Ainsi, plus de 40% des investissements directs seraient composés d'activités de services.

Etablir à l'heure actuelle un bilan des délocalisations dues aux seuls différentiels fiscaux n'est pas aisé. Les analyses économétriques concernant l'impact de la fiscalité sur la localisation des investissements directs sont peu probantes (Encadré 3). Les monographies , quant à elles, soulignent que les stratégies de délocalisations répondent à une logique de concentration horizontale , ou d'accès à des compétences particulières et à de nouvelles technologies. En revanche, les coûts de productions (charges fiscales et coûts salariaux) ne seraient plus des déterminants de premier rang.

Fiscalité et délocalisation : l'expérience américaine

La littérature concernant l'impact de la fiscalité sur la localisation des investissements directs porte essentiellement sur les investissements aux Etats-Unis. Une des raisons à cela est la mise en oeuvre de réformes fiscales aux Etats-Unis en 1981 et 1986, même si les premiers travaux portent sur des données antérieures à cette période . L'impact de la fiscalité sur les investissements directs transnationaux est étudié généralement en ayant recours à la notion de taux marginal effectif ou de coût de capital. Plus précisément, ces travaux reposent sur l'hypothèse, relativement bien vérifiée empiriquement, selon laquelle les investissements directs s'orienteraient vers les activités et les pays (ou régions) pour lesquels le rendement après impôt est susceptible d'être le plus élevé et sur l'hypothèse selon laquelle il existe une relation négative entre le taux d'imposition effectif et le rendement après impôt de l'investissement. A partir de là, s'il existe une corrélation négative entre le rendement après impôt et le volume d'investissement direct, les auteurs déduisent que des taux marginaux élevés ont un effet dépressif sur le volume d'investissements directs.

Dans un premier temps, les travaux se sont appuyés sur l'utilisation de séries temporelles. Les études de Hartman (1981), Boskin et Gale (1987) et Newlon (1987) s'inscrivent dans cette perspective. Ces auteurs ont cherché à évaluer l'effet des taux de rendements après impôt aux Etats-Unis et à l'étranger sur le montant d'investissements directs réalisés par des sociétés américaines à l'étranger. Hartman et Young (1988) ont effectué le même type de calculs pour estimer l'impact des taux de rendement américains et à l'étranger mais cette fois ci sur les investissements étrangers aux Etats-Unis. Les investissements dont il est question sont soit autofinancés, soit financés par transferts de fonds de l'étranger. Le taux de rendement après impôts à l'étranger aurait un impact positif sur les investissements américains à l'étranger (élasticité égale à 1,4 selon Hartman) et, inversement, le taux de rendement après impôts aux Etats-Unis aurait un effet négatif sur ces mêmes investissements (élasticité égale à - 0,66). De la même façon, les investissements directs étrangers réalisés aux Etats-Unis et autofinancés seraient positivement corrélés (élasticité proche de l'unité) avec les taux de rendements aux Etats-Unis (Hartman, Boskin et Gale, op.cit) et négativement corrélés (élasticité proche de l'unité) avec les taux d'imposition américains (Newlon, op.cit). Utilisant non plus des série temporelles, mais plutôt des données en coupe instantanée, Grubert and Mutti (1991) ainsi que Hines et Rice (1994) ont estimé l'effet des taux d'imposition aux Etats-Unis et à l'étranger sur la répartition, dans 33 pays pour les premiers et 73 pour les seconds, des usines et équipements détenues par des entreprises américaines et ce en identifiant différents secteurs d'activités. Les deux études concluent à un effet négatif des taux d'imposition étrangers sur la localisation d'usines et d'équipements dans ces pays par des sociétés américaines (avec des élasticités qui sont respectivement de -0,11 et -1). Enfin Harris (1993) a analysé les réponses, en termes d'investissements à l'étranger, des sociétés américaines dont le coût du capital a augmenté aux Etats-Unis suite à la réforme de 1986. Il conclut que les entreprises qui ont été le plus pénalisées par cette réforme sont celles qui ont aussi le plus investi à l'étranger. Malheureusement, les résultats de ces études économétriques sont entachées de problèmes méthodologiques tels que, entre autres, l'endogéneité du montant des investissements et des rendement après impôt, ce qui remet en cause la validité de ces résultats.

A première vue, des écarts de fiscalité significatifs devraient se traduire par une dissymétrie des flux d'investissement directs entre Etats. Or l'intensification des flux d'investissements directs depuis 1985 (graphique 4) concerne aussi bien les flux d'investissements directs étrangers en France (IDF) que les flux français à l'étranger (IDE). De plus, les flux d'investissements directs entre la France et ses principaux partenaires, le Royaume-Uni et l'Allemagne, sont relativement équilibrés. Cependant, un analyse plus détaillée de la structure des IDE et des IDF (tableau 9) fait clairement apparaître un fort accroissement des opérations à court terme. Ces opérations recouvrent l'ensemble des opérations de prêts, d'avances et de dépôts entre sociétés d'un même groupe. La progression de ces flux s'expliquerait en partie par les mouvements de concentration des trésoreries des firmes multinationales et par la délocalisation des sièges de holdings dans des pays offrant des fiscalités avantageuses (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, France). Dans la structure de nombreuses multinationales les holdings détiennent des participations majoritaires dans des sociétés du groupe et les profits sont rapatriés vers ces structures qui sont généralement installées dans les pays qui leur offrent des conditions très avantageuses . Le mouvement de globalisation entraîné par l'ouverture des frontières, la création du marché unique et plus récemment de l'Union monétaire, ont généré des mouvements de restructuration des grandes entreprises dont la logique est purement économique. Il semblerait que les groupes transnationaux aient pu développer, au cours de ces restructurations, des comportements d'optimisation fiscale.

4. Les investissements directs français à l'étranger et étrangers en France

Source : La balance des paiements 1997, Rapport annuel de la Banque de France.9. Composition des flux d'investissements directs de la France avec l'étranger

 

1988

1989

1990

1991

1992

1993

1994

1995

1996

1997

Flux d'investissements directs français à l'étranger

- 99,2

- 132,1

- 197,3

141,8

- 161,0

- 111,8

- 135,3

- 78,6

- 155,6

- 181,2

Capital Social

- 61,8

- 100,9

- 131,1

- 104,6

- 89,4

- 58,2

- 55,5

- 40,0

- 78,0

- 95,9

Bénéfices réinvestis

- 12,2

- 7,9

- 6,2

- 6,6

4,8

5,8

- 8,1

15,3

- 7,0

- 6,0

Autres opérations

dont :

- 25,2

- 23,3

- 60,0

- 30,6

- 76,4

- 59,4

- 71,7

- 53,9

- 70,6

- 79,3

Prêt à long terme

- 14,7

- 14,9

- 16,3

- 11,8

- 12,3

- 11,6

- 5,9

- 13,9

-15,2

- 11,8

Prêt à court terme

- 10,5

- 8,4

- 43,7

- 18,8

- 64,1

- 47,8

- 65,8

- 40,0

- 55,4

- 67,5

Flux d'investissements directs étrangers en France

50,8

83,3

85,0

85,6

94,5

93,1

86,5

118,2

112,3

122,5

Capital Social

40,1

53,5

38,0

55,4

75,4

65,1

51,0

59,1

51,1

73,9

Bénéfices réinvestis

Nd

18,6

14,1

1,0

- 21,7

- 25,1

- 4,6

- 3,6

- 5,4

- 7,9

Autres opérations

dont :

10,7

11,2

32,9

29,2

40,8

53,1

40,1

62,7

66,6

56,6

Prêt à long terme

2,8

7,4

11,2

7,1

8,9

3,7

7,1

11,2

2,7

8,5

Prêt à court terme

7,9

3,8

21,7

22,1

31,9

49,4

33,0

51,5

63,9

48,1

Sources : Banque de France, Bulletin Mai 1998

L'évaluation des propositions de la Commission

La Commission a récemment mis en avant des propositions de directives concernant l'impôt sur les sociétés. Elle propose la suppression de la retenue à la source pour les revenus d'intérêts et les redevances entre sociétés d'un même groupe et l'établissement d'un " code de bonne conduite ". La première proposition s'inscrit dans la suite logique de la directive société-mère, à savoir l'instauration de la neutralité à l'importation des capitaux. L'adoption du code de bonne conduite en 1997 par le Conseil est d'un tout autre ordre. Elle vise à limiter les effets dommageables des comportements concurrentiels des Etats sur les finances publiques.

Nous avons montré précédemment que les écarts de pression fiscale pesant sur les investissements directs pouvaient être non négligeables. Or de tels écarts peuvent conduire à des délocalisations qui auront une incidence à la fois sur les recettes fiscales des Etats membres et sur l'efficacité économique. En effet, des délocalisations guidées par des considérations fiscales aboutissent en fin de compte à une mauvaise allocation des ressources, en l'occurrence à un sur-investissement dans les pays à faible fiscalité et à un sous-investissement dans les autres. Naturellement, l'ampleur de ces effets dépend de l'élasticité du capital physique au facteur fiscal. Or, comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, les études empiriques sur ce sujet restent peu concluantes. En revanche, les entreprises multinationales adoptent clairement des comportements d'évasion fiscale qui, contrairement aux délocalisations, n'affectent pas l'efficacité de l'allocation des ressources mais conduisent à " redistribuer " les recettes fiscales entre Etats.

La méthode la plus radicale pour éviter les délocalisations pour des raisons fiscales et restaurer les conditions de l'efficacité économique, consiste à harmoniser les bases et les taux en Europe, l'un ne pouvant s'effectuer sans l'autre . Mais, nous avons vu dans la partie théorique de ce rapport, les problèmes liés à la mise en place concertée de ce type d'harmonisation, notamment la difficulté à se mettre d'accord sur le niveau des taux. D'ailleurs, le rapport Ruding, qui au début des années 1990 qui préconisait cette forme d'harmonisation, n'a jamais été suivi de directives.

Jusqu'à présent, les mesures prises par la Commission concernaient les investissements transnationaux et plus particulièrement le traitement des opérations à l'intérieur d'un même groupe. La directive société-mère en supprimant la retenue à la source pour les dividendes et la double imposition entre sociétés d'un même groupe, visait à assurer la neutralité à l'importation des capitaux, ce qui revenait à se rapprocher du principe de la source. Elle propose aujourd'hui d'étendre aux intérêts et aux redevances la directive applicable aux dividendes. On peut penser que, dans la mesure où des conventions bilatérales existent dans la plupart des cas, ce type de réforme n'induirait que des modifications marginales du coût du capital. Cependant la lisibilité des législations en serait certainement renforcée.

Dans le même ordre d'idée, on peut aussi discuter, bien que cela ne soit pas au programme de la Commission, de l'opportunité de généraliser le système de l'exemption ou du crédit d'impôt afin de prévenir la double imposition. L'exonération permet de respecter la neutralité à l'importation des capitaux, le taux supporté par les entreprises étant celui de la source, mais ne constitue pas pour autant une garantie contre la délocalisation de certaines activités des multinationales. A l'inverse, le crédit d'impôt a l'avantage de supprimer toute incitation à la délocalisation quand la société-mère ne change pas de résidence. De plus, le crédit d'impôt permettrait aux différents pays de garder une marge de manoeuvre pour taxer les entreprises résidentes plus importante que ne le permet l'exonération. En revanche, dans la mesure où le pays de résidence " rembourse " aux entreprises les impôts payés dans les pays étrangers, cette solution entraînerait une redistribution de recettes fiscales entre les différents pays et nécessiterait la mise en place d'un contrôle fiscal strict ( Giovannini et Hines (1990)). Remarquons au passage que la recherche de la neutralité à l'importation des capitaux (NIC) n'a que peu d'intérêt dans la mesure où elle ne supprime pas les incitations à la délocalisation. En revanche, la généralisation du crédit d'impôt, qui correspond au principe de neutralité à l'exportation, permettrait au contraire de limiter ces comportements.

Quel que soit le principe de neutralité retenu, deux questions cruciales restent en suspens : celle du transfert de résidence de la société-mère et celle de l'optimisation fiscale. Autrement dit, la recherche de la neutralité devient un critère insuffisant dès lors que les systèmes sont différents et que les entreprises multinationales ont la possibilité d'optimiser. Certes, les Etats ont, pour la plupart, adopté des règles visant à limiter la pratique des prix de transferts ou encore de sous-capitalisation, et certains ont même adopté une législation destinée à lutter contre l'usage de pays à fiscalité privilégiée . Mais, la crédibilité de ces dispositifs dépend de l'efficacité des mécanismes de contrôle fiscal mis en place, ceux-ci pouvant être coûteux. A cet égard, l'Union européenne pourrait peut-être s'inspirer de la méthode du fractionnement utilisée aux Etats-Unis pour contrer les délocalisations de bénéfice. Cette méthode consiste à répartir le bénéfice imposable entre les Etats dans lesquels la multinationale a des filiales, sur la base de la part des immobilisations, des ventes et des salaires versés par l'entreprise dans chaque Etat. Mais naturellement, cette méthode est d'autant plus simple à appliquer que les bases imposables sont harmonisées. Cette harmonisation ne pose aucun problème aux Etats-Unis, compte tenu de l'existence d'un impôt fédéral sur les sociétés. En revanche, elle reste difficile à mettre en oeuvre dans l'Union européenne faute d'un centre de décision supra-national.

De son côté, le " code de bonne conduite " est plus ambitieux : il vise à la fois les comportements optimisation fiscale des entreprises et les délocalisations que pourrait susciter la concurrence fiscale entre Etats. Ce code demande aux Etats membres de prendre l'engagement politique de s'abstenir de toute mesure donnant lieu à " une concurrence dommageable ". Il ne spécifie pas précisément quelles sont les mesures dommageables, mais énumère un certains nombre de critères permettant de les identifier. Par exemple, sont considérées comme dommageables, les facilités qui seraient accordées exclusivement aux non-résidents ou encore les règles de détermination des bénéfices provenant des activités internes à un groupe multinational qui divergerait des normes admises par l'OCDE . Par ailleurs, il est prévu que les Etats peuvent discuter des mesures fiscales prises dans d'autres Etats, afin d'en établir le caractère préjudiciable.

Au total, ce code est non contraignant sur le plan juridique et son efficacité repose entièrement sur la volonté politique des Etats. L'idée d'un code de bonne conduite susceptible d'englober toute une série de mesures potentiellement dommageables est certainement plus pertinente que l'instauration d'un taux minimal d'imposition pour les entreprises. En effet, nous avons vu, lors de la description des systèmes d'imposition sur les sociétés, que les instruments susceptibles d'être utilisés par les Etats pour se concurrencer sont nombreux et ne se limitent pas aux seuls taux d'imposition faciaux. D'un autre côté, un taux d'imposition minimal permettrait de limiter les pratiques d'optimisation fiscale, qui repose dans certains cas (manipulation des prix de cessions) sur la comparaison des taux nominaux. Mais naturellement, l'instauration d'un taux minimal nécessiterait une directive votée à l'unanimité et donc juridiquement contraignante, ce qui n'est pas le cas du " code de bonne conduite ". L'absence d'unanimité au moment du vote des directives montre clairement qu'une volonté commune n'existe pas. Cependant, on peut penser que, suite aux pressions politiques répétées des Etats membres soucieux d'une meilleure coopération fiscale, les Etats réfractaires pourraient in fine se plier à la volonté générale. L'autre possibilité étant bien sûr la remise en question de la règle à l'unanimité comme l'ont proposé récemment les gouvernements français et allemand.

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