2. Concurrence fiscale et politique d'exonérations fiscales : quelques enseignements de la théorie économique
La
littérature théorique sur l'effet des différentiels de
fiscalité sur la localisation des entreprises repose pour l'essentiel
sur l'idée selon laquelle les politiques fiscales locales ont une
influence significative sur les choix de localisation des entreprises. Or,
comme nous venons de le voir, il est difficile empiriquement de vérifier
cette hypothèse. On peut alors avancer l'alternative suivante : la mise
en concurrence des Etats par de nouvelles entreprises signifierait tout
simplement que les entreprises sont parfaitement informées de la
surenchère entre Etats. Par conséquent, les exonérations
fiscales et subventions en tout genre peuvent tout simplement constituer une
aubaine pour les entreprises et se révéler coûteuse pour
les finances publiques.
Ce constat nécessite de revenir sur la nature du capital industriel.
Ainsi, la littérature économique considère
généralement que ce dernier est parfaitement divisible,
susceptible de se déplacer sans coût d'un pays à l'autre et
de s'ajuster passivement aux choix fiscaux des gouvernements nationaux (voir
modèle standard du chapitre 1). Or, dans la réalité, les
investisseurs privés et les Etats entretiennent des relations
stratégiques et les entreprises ont un pouvoir de négociation qui
leur permet de peser sur les décisions fiscales des gouvernements.
La littérature économique modélise alors la
compétition entre Etats comme un
jeu d'enchère
entre un
investisseur privé - le plus souvent une multinationale - et plusieurs
pays (Doyle et Van Wijnbergen, 1984 ; Bond et Samuelson, 1986 ; King,
McAfee et Welling, 1990). Les pays ne présentent pas tous le même
attrait pour les investisseurs privés. Certains ont des atouts - en
fonction de la qualité de leur main d'oeuvre, de l'importance du
marché desservi, de la qualité de leurs infrastructures etc. -
qui leur confèrent un avantage concurrentiel par rapport aux autres (on
dira par la suite que ces pays offrent une forte productivité aux
entreprises). Les investissements privés doivent, en outre, faire face
à des coûts de mobilité, le plus souvent
irrécupérables, de sorte que l'arbitrage fiscal n'est profitable
que si le gain qu'il permet excède le coût de mobilité.
Dans ce type de modèle, on s'intéresse plus
précisément à deux pays A et B qui cherchent à
attirer un investissement privé à chacune des deux
périodes que comporte le modèle. Au début du jeu, les
gouvernements, pas plus que l'investisseur privé, n'ont d'informations
sur le profit que celui-ci peut réaliser quand il s'est installé
chez eux
76(
*
)
. Les gouvernements
vont participer à une séquence d'enchères anglaises,
chacun proposant,
ex ante
, des exonérations fiscales temporaires
ou une subvention à l'investisseur privé pour l'inciter à
s'installer chez lui.
77(
*
)
Une
fois que l'investisseur privé à choisi son pays d'accueil,
l'ensemble des joueurs connaît alors les perspectives de profits dans ce
pays. En revanche, aucune information nouvelle n'est disponible sur la
productivité du pays qui a perdu l'enchère à la
première période. Au début de la seconde période,
les deux gouvernements participent à une nouvelle enchère. Si
l'investisseur privé décide de changer de localisation, il doit
supporter un nouveau coût irrécupérable et la
productivité de l'autre pays est révélée.
Ce type de modèles permet d'apporter une justification théorique
aux politiques d'exonérations fiscales temporaires et de subventions
accordées aux entreprises par les Etats comme par les
collectivités locales. Deux types d'explications émergent. Le
premier type d'explication fait une large place aux coûts
irrécupérables supportés par les investisseurs
privés lorsqu'ils s'installent quelque part ; coûts que vont
exploiter les Etats en accroissant la pression fiscale sur les entreprises dans
le futur. Le deuxième type d'explications insiste plutôt sur le
rôle de signal que constituent les aides aux entreprises quand l'attrait
d'une région reste fortement aléatoire.
• Plus précisément, l'existence de coûts
irrécupérables, qui rend coûteux toute décision de
délocalisation, a permis à la théorie économique
d'expliquer pourquoi les gouvernements accordent aux entreprises des
exonérations fiscales temporaires, voir des subventions, qui se
concentrent toujours sur les premières années d'installation
plutôt que d'accorder ces aides de façon échelonnée
dans le temps (Doyle et Van Wijnbergen, 1984)
78(
*
)
.
L'existence de coûts irrécupérables se traduit pour
l'investisseur privé, quand il a décidé de s'implanter
dans un pays, par la perte de tout ou partie de son pouvoir de
négociation. Le profit espéré d'un changement de
localisation est en effet d'autant plus faible que les coûts
irrécupérables sont élevés. Par conséquent,
les gouvernements peuvent adopter un comportement de chercheur de rente,
notamment en accroissant la pression fiscale sur les entreprises devenues
partiellement immobiles.
Les politiques d'exonérations fiscales temporaires et de subventions
résultent donc généralement du manque de
crédibilité des gouvernements, ceux-ci n'ayant pas les moyens de
s'engager
a
priori
à ne pas augmenter la pression fiscale
sur les entreprises une fois que celles-ci se sont installées sur leur
territoire. Les investisseurs privés, s'ils sont en mesure d'anticiper
un tel comportement, vont faire monter les enchères entre pays car ils
savent que lorsqu'ils seront installées, les gouvernements seront en
mesure de les taxer davantage. Autrement dit, les investisseurs privés
cherchent à récupérer sous forme d'exonérations et
d'aides financières l'accroissement futur de la pression fiscale. Mais
si les gouvernements ne connaissent pas exactement la propension des
entreprises à se délocaliser, les choses se compliquent. Une
augmentation de la pression fiscale identique pour les entreprises
installées peut entraîner le départ des entreprises qui ont
les coûts de mobilité les plus faibles, ce qui conduit à
une destruction de la rente nationale.
Si les Etats profitent de ce que les investissements directs sont partiellement
mobiles pour augmenter la pression fiscale sur les entreprises et que ces
dernières anticipent correctement le comportement des pouvoirs publics,
on montre généralement que les exonérations et subventions
accordées pendant les premières années d'installation sont
égales à la valeur actuelle des impôts futurs. Dans ce cas,
les exonérations fiscales temporaires sont sans effet sur le choix de
localisation des entreprises et les effets d'aubaine peuvent être
massifs.
79(
*
)
• La littérature économique fournit un deuxième type
d'explication possible aux exonérations et autres subventions. On
considère alors que les investisseurs privés ne peuvent observer
qu'imparfaitement les caractéristiques du pays où ils souhaitent
s'installer (Bond et Samuelson, 1986). Chaque pays est
caractérisé par un niveau de productivité qui peut
être faible ou élevé
80(
*
)
.Le niveau de productivité
constitue une information privée pour chaque pays et il n'est
révélé à l'entreprise que lorsque celle-ci
décide de s'implanter dans ce pays. Le niveau de productivité de
chaque pays, conjointement à la pression fiscale sur les entreprises,
constitue alors le déterminant majeur de localisation des firmes. Dans
ces conditions, Bond et Samuelson (1986) montrent que les schémas de
taxe proposés par les gouvernements locaux jouent le rôle de
signaux permettant à la firme de repérer les régions
à productivité élevée et celles
caractérisées par une productivité faible.
Quand plusieurs pays sont en compétition pour attirer un investisseur
privé et que celui-ci n'est pas en mesure de discriminer entre les pays
à forte productivité et les pays à faible
productivité, les premiers peuvent utiliser les exonérations
d'impôt comme un signal de " qualité " adressé
à l'investisseur. Ils vont donc se distinguer des autres en proposant
des exonérations fiscales plus importantes car ils ont la
possibilité, en deuxième période, de capturer une rente
plus importante.
Les modèles d'enchère permettent enfin de montrer que l'issue de
la négociation entre l'investisseur privé et les pays en
compétition pour l'accueillir dépend non seulement de
l'importance des coûts irrécupérables auxquels est
confronté l'investissur privé mais aussi des différences
de productivité entre pays (King, McAfee et Welling, 1990). Plus
précisément, on rappelle que dans ce type de modèles les
exonérations fiscales que peuvent offrir un Etat sont d'autant plus
importantes que sa productivité est élevée et donc que les
perspectives de profits des entreprises sont favorables.
Ainsi, quand deux pays ont des atouts très différents, les
considérations fiscales sont beaucoup moins importantes et le pays qui
bénéficie des facteurs de localisation les plus attractifs attire
l'investisseur sans avoir besoin de s'engager dans une surenchère
coûteuse en termes de ressources propres. Dans ces conditions, le montant
d'exonérations que propose le pays le moins attractif à
l'investisseur constitue un seuil en dessous duquel le pays le plus attractif
ne peut pas descendre.
Plus deux pays sont proches du point de vue des facteurs de localisation
traditionnels et plus l'investisseur privé est en position de force dans
les négociation financières qu'il engage avec les gouvernements.
En les mettant systématiquement en concurrence, l'investisseur peut
ainsi obtenir des conditions financières très avantageuses ;
ce qui peut se traduire par des pertes budgétaires pour les Etats
concernés.