M. le président. M. Jean-Louis Lorrain attire l'attention de M. le garde des sceaux, ministre de la justice, sur les effets d'annulations contentieuses prononcées au moyen de simples vices de forme à l'encontre de décisions administratives prises en vue de la réalisation de grands travaux d'utilité publique.
Il lui demande dans quelle mesure il serait possible d'ouvrir au juge la faculté de statuer, en offrant à l'autorité administrative un délai pour régulariser l'acte entaché d'irrégularité, et ce afin de ne pas différer l'exécution d'opérations présentant un caractère d'intérêt général et d'urgence.
Cela reviendrait simplement à prendre en matière d'expropriation des dispositions analogues à celles, introduites en matière d'urbanisme par la loi n° 94-112 du 9 février 1994 portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de constructions, qui prévoient que l'illégalité pour vice de forme ou de procédure ne peut être invoquée par voie d'exécution après l'expiration d'un délai de six mois à compter de la prise d'effet de la décision en cause. (N° 429.)
La parole est à M. Lorrain.
M. Jean-Louis Lorrain. Monsieur le garde des sceaux, les dispositions introduites en matière d'urbanisme par la loi du 9 février 1994 permettent de mieux encadrer les recours en annulation.
Une de ces dispositions empêche la remise en cause des documents d'urbanisme plusieurs années après leur élaboration pour vice de forme ou de procédure, souvent mineur. Elle institue un délai de six mois au-delà duquel tout recours par voie d'exception est irrecevable.
Ce texte à été édicté pour éviter, autant que possible, les désordres créés par les décisions consacrant l'illégalité des documents d'urbanisme. Il permet de rendre au droit de l'urbanisme une fiabilité et une stabilité qui lui faisaient défaut.
L'institution d'un système similaire en matière d'expropriation permettrait d'apporter à la réalisation des grands travaux d'utilité publique une plus grande sécurité juridique, tout en respectant les garanties offertes à tout citoyen usager. Cela éviterait des retards parfois considérables et souvent préjudiciables à l'intérêt général.
De manière plus générale, ne peut-on envisager la possibilité d'ouvrir au juge la faculté de statuer en offrant à l'autorité administrative un délai pour régulariser l'acte entaché d'irrégularité ? Ce délai de régularisation, valable dans les contentieux liés à l'expropriation, permettrait au juge de suspendre les effets de l'annulation de tout acte entaché d'irrégularité pour vice de forme ou de procédure, de telle sorte que l'exécution d'ouvrages présentant un caractère d'intérêt général ne se trouve pas, elle, suspendue.
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le sénateur, votre question est marquée au coin d'une observation très attentive de la réalité. En tant qu'élu local, je pourrais moi-même formuler des remarques allant dans le même sens.
Cependant, pour des raisons touchant à des principes fondamentaux de notre droit, la proposition que vous faites me paraît devoir appeler une réponse négative, et je vous remercie de me donner l'occasion de le préciser, car je sais que ce problème suscite des interrogations chez de nombreux parlementaires et élus locaux.
Il s'agirait, ainsi que vous venez de l'expliquer, d'appliquer en matière d'expropriation pour utilité publique les dispositions de l'article L. 600-3 du code de l'urbanisme, tel qu'il résulte de la loi de 1994, de façon que le délai durant lequel peut être invoquée l'exception d'illégalité de la déclaration d'utilité publique pour vice de forme soit enfermé dans des limites étroites.
Malheureusement, monsieur le sénateur, il n'est pas possible de s'engager dans cette voie s'agissant des expropriations pour cause d'utilité publique, et cela pour trois raisons.
D'abord, le Conseil constitutionnel, après avoir examiné l'article L. 600-3 du code de l'urbanisme, a clairement indiqué, dans sa décision du 21 janvier 1994, qu'il n'admettait les restrictions posées par cet article que dans la mesure où la dérogation revêtait un caractère exceptionnel et où elle était limitée au seul droit de l'urbanisme.
Par ailleurs, l'article XVII de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 soumet la privation de la propriété à des conditions procédurales, notamment la constatation légale de la nécessité publique.
Or, dans une décision bien connue du 13 décembre 1985, le Conseil constitutionnel a rappelé l'importance de la procédure en cette matière. Il a indiqué que les intéressés doivent, en particulier, être informés des motifs qui rendent nécessaire l'expropriation et être en mesure de faire connaître leurs observations.
Par conséquent, le fait de limiter, à l'issue d'un bref délai, la possibilité de soulever l'exception d'illégalité à la méconnaissance substantielle ou à la violation des règles de l'enquête contrevient sans doute au principe posé par l'article XVII de la Déclaration des droits de l'homme tel que le Conseil constitutionnel en a conçu l'application dans sa décision de décembre 1985.
Enfin, l'illégalité d'une déclaration d'utilité publique ne peut être invoquée après l'expiration des délais de recours au soutien de conclusions dirigées contre un permis de construire pour l'édification d'ouvrages déclarés d'utilité publique. Autrement dit, même si la déclaration d'utilité publique est illégale, on ne peut pas invoquer cette illégalité pour demander l'annulation du permis de construire. Une extension de l'article L. 600-3 n'aurait donc pas d'incidence sur ce dernier type de contentieux.
En revanche, l'extension des dispositions de l'article L. 600-3 pourrait aboutir à la situation suivante : au cours d'une même opération d'utilité publique, des expropriés concernés par un arrêté de cessibilité intervenu plus de six mois après la déclaration d'utilité publique se verraient privés de la possibilité d'invoquer certains moyens. Ce droit de recours serait donc appliqué différemment à des personnes placées dans des situations semblables en fonction de la seule date d'intervention de cet arrêté. Cette discrimination, vous le savez, n'est pas compatible avec les principes essentiels d'égalité des citoyens devant la loi et d'égal accès des citoyens à la justice.
Telles sont les raisons pour lesquelles, monsieur Lorrain, votre proposition ne peut pas être reçue. Elle aurait, en fin de compte, pour effet une très grave exception au principe du caractère perpétuel de l'exception d'illégalité, reconnu par le Conseil d'Etat depuis 1908 et considéré aujourd'hui comme un principe général du droit.
M. Jean-Louis Lorrain. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Lorrain.
M. Jean-Louis Lorrain. Monsieur le garde des sceaux, je vous remercie beaucoup de votre réponse, certes négative, mais tout à fait éclairante.
Vous l'avez bien compris, ce sont certains problèmes locaux qui m'ont amené à vous soumettre cette question. En effet, des retards dans la mise en oeuvre d'initiatives, notamment en matière de sécurité routière, ont pu, dans nombre de cas, avoir de très funestes conséquences.
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