M. le président. Par amendement n° 18, MM. Dreyfus-Schmidt et Badinter, les membres du groupe socialiste et apparentés proposent d'insérer, après l'article 2, un article additionnel ainsi rédigé :
« Le quatrième alinéa de l'article 145 du code de procédure pénale est rédigé comme suit :
« Le juge d'instruction statue en audience de cabinet après un débat contradictoire au cours duquel il entend les réquisitions du ministère public, puis les observations de la personne mise en examen et, le cas échéant, celles de son avocat. Lorsque la personne mise en examen ou son avocat en fait la demande, ce débat se déroule en audience publique sauf si la publicité est de nature à nuire au bon déroulement de l'information, aux intérêts des tiers, à l'ordre public ou aux bonnes moeurs. Le juge statue sur cette demande par une ordonnance motivée qui n'est susceptible d'appel qu'en même temps que l'ordonnance portant sur le placement en détention. »
La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter. J'ai eu l'occasion, dans mon propos liminaire, de souligner l'importance de l'amendement que je vais soutenir maintenant.
Chacun d'entre nous sait qu'il règne, autour des décisions de placement en détention provisoire depuis quelques années, beaucoup de rumeurs, de tumultes et d'incertitudes. Nombreuses ont été les recherches et les réflexions pour essayer d'améliorer cette situation.
Le placement en détention provisoire, je n'ai pas besoin de le dire, constitue l'acte le plus grave qui soit dans notre droit puisque, aussi bien, il s'agit, ne l'oublions jamais, de quelqu'un qui est présumé innocent.
Pour améliorer les garanties nécessaires, différentes procédures ont été tour à tour suggérées, parfois votées, introduites. Je tiens à marquer qu'elles ne sont pas inefficaces. J'ai eu l'occasion de le souligner tout à l'heure, parmi les très nombreux textes qui se sont succédé depuis une vingtaine d'années, deux d'entre eux ont eu un effet très important sur la détention provisoire.
Le premier texte est le butoir de 1975 : limite de six mois au plus de la détention provisoire s'agissant de ceux qui n'avaient pas été condamnés ou condamnés qu'à une peine d'emprisonnement qui n'est pas supérieure à un an, lorsqu'ils n'encouraient pas une peine de plus de cinq ans.
Le second texte, qui date de 1984 et que j'ai eu l'honneur de faire voter par le Parlement à la majorité absolue, je me plais à le souligner, a introduit le débat contradictoire devant le juge d'instruction. Cela signifie tout simplement que, quand un justiciable est dans le bureau du juge d'instruction et que celui-ci s'interroge sur la nécessité de le placer en détention provisoire, à cet instant-là, la loi de 1984 a prévu un débat contradictoire, qui n'existait pas jusqu'alors, entre l'avocat et le représentant du ministère public devant celui qui est susceptible d'être placé en détention provisoire.
Ce n'était pas seulement la consécration, en France, de l' habeas corpus, c'était aussi la meilleure façon d'éclairer le juge. Le résultat s'est inscrit dans les chiffres car - on ne le sait pas assez, je le répète, mais les spécialistes, eux, le savent bien - depuis ce moment-là, la courbe de la détention provisoire n'a pas cessé de diminuer, et de façon significative si l'on pense à ce qu'a été l'évolution de la délinquance pendant le même temps. En dix ans, c'est une réduction du nombre de placements en détention provisoire par le juge d'instruction de l'ordre de 28 % que l'on a enregistrée.
Nous sommes maintenant à un stade où il faut s'interroger sur le malaise grandissant à propos du placement en détention provisoire, et en conséquence, nous vous proposons ce soir de faire un pas de plus.
Il s'inscrit dans la logique des garanties. Qu'est-ce qu'une audience contradictoire ? C'est un débat entre l'accusation et la défense. Dans notre droit, il est de principe que toute audience contradictoire doit être publique. Pourquoi publique ? Parce que c'est une garantie essentielle, pour celui qui est susceptible d'être placé en détention provisoire, que, à cette audience, ce qu'il fait valoir puisse être entendu au-delà du seul cabinet du magistrat instructeur.
J'ajoute que c'est aussi l'intérêt général, car il n'est pas bon que circulent, à propos de tel ou tel placement en détention, des rumeurs sur les charges les aggravant au regard de ce qu'elles sont réellement ou, à l'inverse, une désinformation qui tend à faire penser que le juge d'instruction a placé sans raison valable le mis en examen en détention provisoire.
La publicité de cette audience contradictoire dans le bureau du juge sera donc un progrès de plus dans les garanties du justiciable, et je dirai un progrès de plus pour notre justice, y compris pour les juges d'instruction eux-mêmes.
M. le président. Je vous demande de conclure, monsieur le sénateur.
M. Robert Badinter. Ce point est tellement important, monsieur le président, qu'il me faut encore deux minutes.
M. le président. Monsieur le sénateur, je suis obligé d'appliquer la règle. Aussi je vous demande de conclure le plus rapidement possible.
M. Robert Badinter. Je vais le faire aussi précisément que possible et très rapidement.
Premièrement, c'est une exigence de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Tôt ou tard, nous serons donc censurés, si nous ne la respectons pas. Selon la Cour, la publicité des procédures constitue l'un des moyens qui contribuent à préserver la confiance dans les cours et tribunaux.
Deuxièmement, comme il ne peut être question de porter atteinte aux droits du justiciable, c'est seulement à sa demande - je dis bien à sa demande - que l'audience peut être publique. Comme il convient de protéger les droits des tiers et la bonne marche de l'instruction - on pense ici aux affaires de terrorisme, aux affaires de grande criminalité organisée ou aux affaires de moeurs - le juge d'instruction à qui la demande est faite peut la refuser par ordonnance motivée.
C'est seulement ainsi que nous éviterons ce climat, ces désinformations, ces rumeurs, et que, là, la presse pourra directement apprécier ce qu'est la réalité des charges qui justifient le placement en détention au regard de ce que la loi exige, le bien-fondé, par conséquent, de ce que peut être la décision du juge.
Nous évitons la désinformation ; nous évitons la rumeur ; nous permettons à la personne intéressée, si elle le désire, que l'audience soit publique ; nous permettons au juge de la refuser au regard des intérêts des tiers ou de la bonne marche de l'information. C'est ce progrès-là que nous demandons au Sénat de réaliser dans l'intérêt général et à un moment ou l'on peut véritablement parler, à ce sujet, de crise de l'instruction.
J'ajoute que la commission des lois s'est déclarée favorable à cet amendement ce matin.
M. le président. Nous allons en avoir confirmation.
Quel est l'avis de la commission ?
M. Georges Othily, rapporteur. Cet amendement permet la publicité du débat précédant la décision de placement en détention provisoire.
La commission des lois a estimé que la publicité des débats préalablement à cette décision serait de nature à diminuer le nombre des mandats de dépôt, ce qui, au fond, est bien l'objectif du projet de loi.
Elle est bien consciente du fait qu'il s'agit d'une exception au secret de l'instruction, mais des précautions sont prises : il est notamment prévu des cas dans lesquels il n'y aura pas de publicité. Par ailleurs, un tel dispositif existe déjà devant la chambre d'accusation ; pourquoi pas devant le juge ?
La commission est donc favorable à cet amendement.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Je suis hostile à cet amendement, comme je l'ai été d'ailleurs en première lecture, et cela pour les raisons suivantes.
D'abord, je suis très favorable à la proposition de la mission Jolibois de 1995 qui, au titre de ce qu'elle a appelé « les fenêtres de publicité », souhaiterait rendre publiques, systématiquement, les audiences de la chambre d'accusation. C'est d'ailleurs une des propositions que je ferai dans la réforme du code de procédure pénale.
Toutefois, au moment où le juge d'instruction s'apprête à prendre la décision d'un mandat de dépôt, je considère que, si le débat contradictoire a été un progrès, le fait de le rendre public serait une régression. Ce serait en effet, par définition, prendre cette décision, comme tout le monde vient de le dire, à chaud, dans un climat conflictuel, très difficile, sous la pression et non pas dans la sérénité.
On suppose, c'est la position de M. Badinter et de la commission des lois, que la publicité exercera une pression en faveur de la liberté. Mais, excusez-moi de vous le dire, cela peut être tout à fait le contraire ! Si les victimes viennent assister et participer au débat contradictoire et qu'elles demandent l'incarcération, ne serait-ce qu'au titre d'une espèce de vengeance, que fera-t-on ? Comment le juge d'instruction va-t-il réagir devant cette pression ?
Et si, dans les mêmes conditions, la publicité du débat contradictoire conduisait, en fait, non pas à protéger la présomption d'innocence, mais, au contraire, à confirmer en quelque sorte publiquement la culpabilité ? J'ai un souvenir très précis à cet égard.
Dans mes propositions de 1989 - je les reprendrai peut-être un jour - j'avais envisagé un appel de la décision de mise en examen. J'avais même proposé que cet appel se déroule en audience publique. A l'époque, à droite comme à gauche, on m'avait objecté que cette audience constituerait un préjugement et que, si la mise en examen ou le mandat de dépôt était confirmé, elle détruirait la présomption d'innocence au bénéfice d'une présomption de culpabilité.
Eh bien ! on en est exactement au même point avec cet amendement n° 18. C'est pourquoi je m'y oppose fondamentalement.
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 18.
M. Robert Badinter. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter. M. le garde des sceaux craint que cet amendement ne crée, du fait de la publicité, une sorte de débat sur la présomption renforcée de culpabilité. Mais c'est seulement si le justiciable mis en examen le demande que l'audience est publique. C'est un droit qui est d'abord reconnu seulement à celui qui est susceptible d'être placé en détention provisoire. C'est là que gît la protection du justiciable.
Le juge, ensuite, au regard du bon déroulement de l'information, en matière de terrorisme, etc., ou de ce qui peut constituer les droits des tiers, y compris la victime, peut refuser la publicité de l'audience par ordonnance motivée.
Cependant, le principe demeure la publicité, publicité qui, je le rappelle, depuis toujours dans notre justice pénale, quand il s'agit d'audiences, constitue une garantie première des droits des justiciables.
Ce n'est pas une innovation fondamentale : depuis 1989, à la demande de celui qui a été placé par le juge en détention provisoire, la chambre d'accusation devant laquelle il a fait appel de la décision peut l'entendre et, alors, l'audience est publique, sauf dans les cas indiqués, les mêmes que nous avons repris s'agissant du magistrat instructeur.
Depuis 1989, y a-t-il jamais eu un incident du fait de cette disposition ? Depuis 1989, a-t-on songé à déposer un amendement, une proposition de loi pour modifier cet état de chose ? Pas du tout !
Nous demandons simplement, en prévoyant les mêmes précautions et au profit des justiciables, que la publicité de l'audience qui existe en matière d'appel puisse être admise à ce moment si important de la procédure pénale : l'instant où une femme ou un homme présumé innocent peut être placé en détention provisoire.
M. Pierre Fauchon. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Je ferai d'abord observer que, en règle générale, il n'y a rien d'exceptionnel à ce que se déroule un débat contradictoire et public sur une question aussi importante. C'est même, au fond, assez naturel.
M. le garde des sceaux a cité des hypothèses dans lesquelles, sans doute, le débat contradictoire public peut être regrettable, mais nous pourrions lui citer aussi des cas où il peut se révéler extrêmement utile.
Nous avons eu sérieusement l'impression, en différentes circonstances, au cours de ces dernières années, que des personnes étaient mises en détention provisoire non pas parce que le dossier contenaient des éléments qui permettaient cette mise en détention, mais parce qu'on pensait que c'était le moyen d'en obtenir et d'étoffer un dossier qui était assez mince au départ.
Vous le savez bien, il y a des mises en détention provisoire qui sont apparues, monsieur le garde des sceaux, comme des espèces de mises à la question, qui duraient un certain nombre de mois. Si, finalement, on trouvait quelque chose, le processus suivait son cours normal. Mais il est arrivé qu'on ne trouve rien et qu'on relâche des personnes - et ce n'était pas n'importe qui - dont il est apparu ensuite qu'elles avaient été mises en détention provisoire sur la base de dossiers extrêmement légers, c'est le moins que l'on puisse dire !
Considérant que c'est là une tendance qui va plutôt croissant dans la société actuelle - je n'ai peut-être pas besoin d'être plus précis - considérant que, dans le système qui est proposé, la publicité est demandée par la personne concernée - après tout, c'est elle qui prend le risque - considérant que le juge peut sans difficulté s'y opposer et donc faire barrage - c'est une deuxième sécurité - il me semble qu'il serait assez raisonnable de voter cet amendement.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Dreyfus-Schmidt.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je ne comprends pas la position de M. le garde des sceaux et je voudrais vraiment convaincre nos collègues.
Ils se souviennent tous d'une affaire où l'intéressé a demandé que les débats devant la chambre d'accusation soient publics : alors que, jusque-là, personne ne savait ce qu'il y avait dans le dossier, ce sont ces débats publics qui ont démontré à tout le monde que le dossier était beaucoup plus lourd que l'intéressé ne le disait. Depuis, il a été condamné de manière tout aussi lourde, y compris en appel. Je crois bien que l'affaire est pendante devant la Cour de cassation.
Cela signifie que, si ce n'est pas contraire au bon déroulement de l'instruction, si ce n'est pas contraire aux bonnes moeurs, à l'ordre public, bref, dans tous les cas qui sont aujourd'hui prévus concernant la publicité des débats, devant la chambre d'accusation, si ce n'est pas contraire aux intérêts d'un tiers, si le juge n'y voit pas d'inconvénient, qu'est-ce qui s'oppose à ce que le débat dans le cabinet du juge soit public ? Rien.
M. le garde des sceaux nous dit : « Moi, je serais d'accord pour que ce soit dans tous les cas devant la chambre d'accusation. » Holà ! Doucement ! Moi, je prends le pari que vous ne le proposerez pas, ce en quoi vous aurez raison !
Vous aurez raison parce qu'il y aura des affaires de terrorisme ou autres dans lesquelles personne ne voudra que le secret de l'instruction soit levé et où, si quelqu'un s'avisait de le demander, les magistrats de la chambre d'accusation s'y opposeraient.
Mais, avec les mêmes limites que celles qui sont posées pour la publicité devant la chambre d'accusation, il n'y a pas de raison que la publicité du débat ne soit pas possible dès le départ, c'est-à-dire devant le juge d'instruction.
On me dit : « Mais les victimes ! » Si les victimes risquent d'être là, de manifester, eh bien, le juge dira que la publicité serait contraire au bon déroulement de l'instrution. Si c'est le juge qui apprécie si c'est possible ou non, quel risque y a-t-il ?
Monsieur le garde des sceaux, est-ce que vous ne feriez pas confiance au juge ?
Les garanties qui sont prévues dans notre amendement sont reprises textuellement de l'article 199 : « ... lorsque la personne concernée ou son avocat en font la demande dès l'ouverture des débats, ceux-ci se déroulent et l'arrêt est rendu en audience publique sauf si la publicité est de nature à nuire au bon déroulement de l'information, aux intérêts d'un tiers, à l'ordre public, ou aux bonnes moeurs ; ».
Si le juge lui-même estime que ce n'est pas gênant pour son instruction, où est l'inconvénient ?
Nous vous demandons, mes chers collègues, de voter cet amendement.
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'amendement n° 18, accepté par la commission et repoussé par le Gouvernement.
(L'amendement n'est pas adopté.)
Article 2 bis