SEANCE DU 30 OCTOBRE 2002


M. le président. « Art. 4. - L'article 72 de la Constitution est ainsi rédigé :
« Art. 72 . - Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions et les collectivités d'outre-mer régies par l'article 74. Toute autre catégorie de collectivité territoriale est créée par la loi. La loi peut également créer une collectivité à statut particulier, en lieu et place de celles mentionnées au présent alinéa.
« Les collectivités territoriales ont vocation à exercer l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à l'échelle de leur ressort.
« Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus. Pour l'exercice de leurs compétences, elles disposent, dans les mêmes conditions, d'un pouvoir réglementaire.
« Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l'a prévu, déroger, à titre expérimental, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences.
« Lorsque l'exercice d'une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut confier à l'une d'entre elles le pouvoir de fixer les modalités de leur action commune.
« Dans le ressort des collectivités territoriales de la République, le représentant de l'Etat, représentant de chacun des membres du Gouvernement, a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois. »
La parole est à Mme Josiane Mathon, sur l'article.
Mme Josiane Mathon. L'article 4, qui vise, selon la commission des lois, à « donner davantage de substance au principe de libre administration des collectivités territoriales », ne nous convient pas vraiment, non pas dans l'énoncé de ce principe, mais en raison de son contenu.
Bien évidemment, nous sommes d'accord s'agissant de l'intégration de la région dans la liste des collectivités locales reconnues par la Constitution. Les régions n'ont acquis une légitimité démocratique que depuis 1986 et nombre d'entre elles ont été - il faut bien le dire - des constructions contestables au regard d'une certaine cohérence historique ou sociologique. Mais elles ont acquis une place incontournable et irréversible dans le paysage institutionnel de notre pays. Elles jouent un rôle important dans l'aménagement du territoire et dans différents domaines d'activité, rendant des services essentiels à la population. C'est pourquoi nous avons mentionné la région dans notre proposition de rédaction de l'article 72 de la Constitution.
Au-delà de cette précision, comme je viens de le dire, le contenu de l'article 4 ne nous convient vraiment pas. Cela ne vous surprendra pas, puisque, au travers des différents alinéas de cet article, c'est toute la conception gouvernementale de la décentralisation qui est mise en oeuvre, une conception libérale, qui fait de l'éclatement du territoire un principe constitutionnellement garanti.
Cet article consacre la construction d'une France où le statut particulier, où la norme dérogatoire, la situation spécifique deviennent une règle fondamentale et irréversible, sauf à réviser à nouveau la Constitution, ce qui ne se fait pas tous les jours !
Il est, bien entendu, indispensable de reconnaître les diversités, qui sont une des richesses de notre pays, et d'en tenir compte, qu'elles soient de nature historique, culturelle, économique ou géographique. Mais cela n'oblige pas, et surtout cela n'autorise pas, à fragmenter notre pays et à diviser les citoyens ! Cela n'oblige pas et n'autorise pas à aggraver les inégalités !
C'est la raison pour laquelle nous ne voulons pas de la création de collectivités dites « à statut particulier », qui permettra de faire disparaître, sans que cela soit dit clairement, celles qui sont pourtant réaffirmées dans le même alinéa : la commune et le département.
De même, nous ne souhaitons pas voir se constituer, par fusion, de grandes régions à l'échelle européenne. Ce serait le chemin du fédéralisme. Notre crainte est fondée, car le candidat Jacques Chirac déclarait, à propos des régions, le 10 avril dernier : « Certains regroupements seraient probablement utiles pour atteindre la taille européenne ».
C'est pourquoi nous sommes contre le principe de subsidiarité qui nous est proposé, dans la mesure où c'est l'Etat qui deviendrait subsidiaire et ne serait plus en mesure d'assurer la cohésion nationale. Nous sommes favorables à la reconnaissance du droit des citoyens à gérer eux-mêmes leurs propres affaires là où les problèmes se posent. Mais cela doit se faire dans le cadre du maintien d'une responsabilité de l'Etat, lequel doit mettre en commun les moyens qui sont les siens, qu'ils soient matériels, scientifiques, techniques ou politiques, et être - je le répète - le garant de la cohésion et de la cohérence nationales.
C'est aussi pourquoi nous ne souhaitons pas que les collectivités territoriales disposent d'un pouvoir réglementaire qui ne soit pas mieux défini. S'il ne l'était pas, on ouvrirait des portes vers l'inconnu.
De même, nous émettons de profondes réserves quant aux dérogations prévues à la loi et au règlement, mais nous reviendrons sur certains de ces aspects lors de l'examen de nos amendements.
M. le président. La parole est à M. Paul Girod.
M. Paul Girod. Cet article 4 - chacun le sait - est le pivot institutionnel des collectivités territoriales. Le Gouvernement a été sage, d'une part, de faire figurer les régions et, d'autre part, de prévoir dans quelle mesure d'autres collectivités territoriales pourraient éventuellement être créées par la loi.
Notre collègue M. Alfonsi dira certainement un mot à propos d'une collectivité particulière que j'ai l'honneur de bien connaître pour en avoir rapporté tous les statuts particuliers : la Corse.
Certains, en effet, pourraient craindre que l'article tel qu'il sera maintenant inséré dans la Constitution n'aboutisse à ce que les collectivités territoriales à statut particulier qui ont été créées avant cette révision constitutionnelle ne soient, de ce fait, pratiquement annulées et que nous ne soyons obligés de recréer les statuts particuliers antérieurs.
Ce qui me semble très important, c'est tout ce qui concerne les expérimentations, tout au moins les dérogations, mais aussi ce que l'on appelle couramment « le chef de file ».
En ce qui concerne les dérogations, autant je comprends que l'on puisse prévoir que la loi autorise une collectivité territoriale à déroger à des dispositions réglementaires dans la mesure où celles-ci sont prises par le Premier ministre en application de la loi, de manière uniforme, sur l'ensemble du territoire et peuvent s'avérer inadaptées à telle ou telle partie du territoire national, autant j'ai beaucoup de mal à concevoir que l'on puisse envisager des dérogations, sur l'initiative de collectivités territoriales, même autorisées par la loi, à des dispositions législatives.
Il y a là une brèche qui peut trouver sa justification dans le fait que nous avons tous, gouvernements, législateurs, truffé nos lois d'un certain nombre de dispositions à caractère réglementaire. Je pense que ce sont celles-là que vise le Gouvernement.
Toutefois, ouvrir une brèche de cette largeur me semble imprudent.
Enfin, en ce qui concerne le concept de collectivité chef de file, dont nous parlons depuis très longtemps, je pense que sa mise en oeuvre permettra, petit à petit, aux collectivités territoriales, par un accord général ou par la loi, de confier à l'une d'entre elles le soin d'emmener les autres.
En tout cas, je me permets d'appeler l'attention sur le fait que l'une des collectivités devra assumer les frais de fonctionnement. Il semblerait logique que ce soit celle qui sera chef de file dans une opération quelconque qui assure le fonctionnement de cette dernière. En effet, si l'on confie à une collectivité le soin de lancer une réalisation dont une autre devra supporter le fonctionnement, il s'ensuivra des dissensions entre collectivités que l'on règlera très difficilement.
M. le président. La parole est à M. Nicolas Alfonsi.
M. Nicolas Alfonsi. Les propos de M. Paul Girod me rappellent que notre rôle de précurseur, si j'ose dire, s'achève avant même d'avoir commencé, puisque le texte voté en janvier avait déjà traité des problèmes d'expérimentation.
Les difficultés qui apparaissent au moment où nous devons cerner ces concepts extrêmement difficiles sont, bien entendu, les prémices du débat qui aura lieu demain, au cours duquel j'aurai l'occasion de dire exactement ce que je pense de ce dossier.
M. le président. La parole est à M. Yves Dauge.
M. Yves Dauge. Je veux intervenir sur le quatrième alinéa du texte proposé par l'article 4 pour l'article 72 de la Constitution de façon à attirer l'attention de M. le ministre sur la différence qu'il faut faire entre ce qui relève du pouvoir réglementaire et ce qui ressortit au domaine législatif car, dans ce texte, les deux notions se mêlent comme s'il s'agissait d'un problème identique.
S'agissant du pouvoir réglementaire, dans le cadre de la législation actuelle, il est possible de prévoir des adaptations au profit des collectivités locales ; cela ne nécessite donc pas une révision constitutionnelle.
Concernant ce problème, je pense beaucoup aux lois Littoral et Montagne, qui m'intéressent plus particulièrement.
Pour bien me faire comprendre, je vais prendre un exemple concret. Ainsi, pour les constructions à la périphérie des lacs de montagne, la loi prévoit un recul obligatoire sur une distance de trois cents mètres à compter de la rive. Or la loi pourrait très bien ne donner qu'une fourchette et laisser aux collectivités locales un pouvoir d'adaptation à l'intérieur de celle-ci. Les collectivités locales pourraient profiter de cette possibilité pour tenir compte de leurs caractéristiques géographiques.
Toutefois, en l'occurrence, il s'agit non pas de dérogations mais simplement d'un pouvoir d'adaptation ; autrement dit, on permet à des collectivités locales de s'exprimer, à travers le pouvoir réglementaire, dans des conditions que la loi définit.
Pourquoi alors parler de « dérogations » et pourquoi vouloir créer une disposition constitutionnelle pour faire ce qu'il est déjà possible de faire ?
Au demeurant, si on parle de « dérogation législative », le problème change alors complètement de nature. Disons-le clairement, on donne alors un pouvoir législatif à une collectivité locale qui se trouve, de par la loi, appelée à exercer non pas un pouvoir réglementaire dans le sens que je viens de développer, mais un pouvoir législatif.
Disons-le franchement - M. Alfonsi en parlera mieux que moi - c'est ce qui avait été prévu pour la Corse. Un dispositif de ce type avait été adopté, mais il a été censuré par le Conseil constitutionnel.
L'opposition de l'époque s'était opposée au projet de loi. Nous avions nous-mêmes exprimé certains désaccords sur ce dispositif, puis le Conseil constitutionnel nous a sanctionnés. Nous en avons pris acte.
Aujourd'hui, on procède par réforme constitutionnelle. C'est dire que l'on s'engage dans une démarche aux conséquences importantes. Sans me prononcer sur le fond, je constate que nous ouvrons à des collectivités la possibilité de participer à l'exercice du pouvoir législatif dans des conditions définies par la loi.
Nous avions prévu un tel dispositif pour la Corse, mais le présent projet de loi constitutionnelle étend cette possibilité aux collectivités territoriales, sans autre précision. Quelles collectivités sont, au juste, concernées ? Les communes sont-elles incluses ? Seulement certaines d'entre elles ? Les départements ? Les régions ? La Corse ? Nous l'ignorons ! Ce point mérite tout de même quelques éclaircissements.
Quoi qu'il en soit, l'étape de l'expérimentation ne me paraît pas utile. Soit on crée un droit, soit on ne le crée pas, qu'il s'agisse du pouvoir réglementaire ou du pouvoir législatif. Il ne me paraît pas possible d'ouvrir ce droit, dans la Constitution, à titre dérogatoire.
Enfin, il s'agit de savoir si le Parlement sera appelé à valider ce qui aura été décidé à l'échelon local. Il me semble que l'intervention du Parlement a posteriori constituerait tout de même une garantie.
M. le président. La parole est à M. François Marc.
M. François Marc. Le deuxième alinéa du texte proposé pour l'article 72 évoque les « compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre » à l'échelle du ressort des collectivités territoriales. Cela nous conduit à nous interroger sur les compétences actuelles des collectivités territoriales, mais aussi sur leurs compétences futures, donc sur les évolutions à attendre, sur les besoins nouveaux des citoyens et aussi sur ce qui constitue l'un des thèmes forts de ce projet de loi : le souci de la proximité.
A cet égard, force est de constater que l'intercommunalité est particulièrement bien placée pour répondre au mieux au besoin de proximité.
Compte tenu des compétences croissantes exercées par l'intercommunalité, nous ne pouvons pas l'exclure de nos réflexions sur la décentralisation.
En effet, aujourd'hui, tous les départements comptent au moins un EPCI - un établissement public de coopération intercommunale - à fiscalité propre. Sur cent départements, cinq sont en totalité ou en quasi-totalité couverts par des groupements à fiscalité propre : la Martinique, la Réunion, le Finistère, l'Ille-et-Vilaine et le Maine-et-Loire. Dans quatre-vingts autres départements, plus de la moitié de la population est regroupée en EPCI.
Le constat est identique pour les communes, qui sont maintenant 26 845 sur 36 679 - soit trois communes sur quatre - à s'être structurées autour de 2 174 EPCI, compte tenu d'une augmentation de 40 % en trois ans.
Au total, aujourd'hui, trois Français sur quatre vivent dans une intercommunalité. De 1999 à 2002, la population couverte par une structure intercommunale est passée de 34 millions à 45 millions d'habitants.
Ces chiffres montrent à quel point l'intercommunalité est un fait bien présent dans l'administration de nos territoires et dans la prise en charge des compétences nouvelles.
Ce développement s'est accompagné d'une très forte et très rapide extension des compétences prises en charge par l'intercommunalité. On constate d'ailleurs que 53 % des communautés envisagent actuellement d'étendre leur champ d'action, en particulier dans le domaine du développement économique, mais aussi en matière de développement touristique, de sport, de culture, de gestion des ordures ménagères, etc.
Eu égard à cette situation, il est assez étrange que, dans le texte de l'article 4, les collectivités territoriales de la République soient uniquement les communes, les départements, les régions et les collectivités d'outre-mer. Il peut paraître opportun d'y ajouter les communautés à fiscalité propre. C'est la justification essentielle des amendements qui ont été déposés par le groupe socialiste sur cet article.
Je rappelle que toutes garanties sont d'ores et déjà acquises pour ce qui est de la représentativité au sein de ces institutions intercommunales. En effet, les conseils communautaires sont chacun composés d'élus au second degré.
Ces conseils sont chargés de mettre en oeuvre des politiques couvrant des domaines très étendus, comme on l'a vu. Pour ce faire, les groupements lèvent l'impôt au titre de leur étage fiscal, à l'instar des différentes strates de collectivités territoriales.
Par ailleurs, ils votent leurs dépenses, regroupées dans des budgets qui représentent des volumes financiers parfois considérables. Toutes les études qui sont faites sur les investissements des collectivités montrent que l'intercommunalité est en train de prendre progressivement la première place dans le montant des investissements réalisés dans notre pays.
Dans ces conditions, comment ignorer dans ce projet de loi constitutionnelle ce qui est en train d'émerger et de devenir l'institution première, tant dans la vie quotidienne de nos concitoyens et dans l'action de proximité que dans le développement économique, à travers des investissements importants et la mise en oeuvre d'équipements au service des citoyens ?
Compte tenu du rôle déterminant que jouent dès à présent les structures intercommunales, rôle qui est encore appelé à se développer, il nous paraît essentiel qu'elles soient mentionnées dans l'article 4. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à Mme Hélène Luc.
Mme Hélène Luc. Le problème des financements croisés est évidemment au coeur de cet article. Il est vrai que la multiplication des compétences sur un même domaine aboutit aujourd'hui souvent à des désordres et à des contradictions. Or les citoyens ont besoin de savoir qui est responsable.
Par exemple, les départements, les communes et les groupements de communes interviennent, en plus de la région, dans le domaine du développement économique. Je peux citer, en particulier, le cas du Val-de-Marne, que je connais bien, et celui de la Seine-Saint-Denis.
Le Gouvernement propose qu'une collectivité soit désignée pour prendre en charge la coordination des projets qui feront l'objet d'un partenariat. Je suis, bien entendu, favorable à de telles actions menées en partenariat. Mais faut-il vraiment inscrire dans la Constitution qu'une collectivité se voit confier par la loi le « pouvoir de fixer les modalités » de l'action commune ? Je ne le pense pas. L'expérience a montré que, en la matière, les choses se faisaient d'elles-mêmes. A partir du moment où les collectivités travaillent ensemble, elles savent trouver la meilleure solution pour coordonner leur action.
Si nous voulons vraiment laisser les collectivités territoriales prendre des initiatives, allons jusqu'au bout de la démarche ! Elles sont responsables et elles n'ont pas besoin d'une disposition constitutionnelle pour s'organiser entre elles.
M. le président. Mes chers collègues, tous ceux qui souhaitaient intervenir sur l'article 4 s'étant exprimés, nous allons maintenant interrompre nos travaux.
Je vous rappelle qu'il reste, sur ce projet de loi constitutionnelle, 197 amendements à examiner.
La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

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