COMPTE RENDU INTÉGRAL
PRÉSIDENCE DE M. CHRISTIAN PONCELET
M. le président. La séance est ouverte.
(La séance est ouverte à quinze heures.)
PROCÈS-VERBAL
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n'y a pas d'observation ?...
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d'usage.
IRAQ
Débat sur une déclaration du Gouvernement
M. le président. L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement, suivie d'un débat, sur la question de l'Iraq.
Mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, permettez-moi, au nom du Sénat tout entier, de remercier le Gouvernement de la tenue de ce débat sur l'Iraq, le deuxième après notre séance du 9 octobre dernier. Ce débat s'engage aussi, en ce moment même, à l'Assemblée nationale.
C'est à la demande unanime des différents groupes politiques du Sénat que le Gouvernement vient aujourd'hui nous livrer les derniers développements d'une actualité particulièrement brûlante et inquiétante. Ce débat permettra à chacun des groupes d'exposer son point de vue.
La représentation nationale sera ainsi pleinement informée de l'évolution d'une situation internationale dans laquelle la France fait entendre sa voix - notamment par votre intermédiaire, monsieur le ministre des affaires étrangères - et parle au nom de la paix.
La parole est à M. le ministre. (Applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vais maintenant vous donner lecture de l'intervention du Premier ministre.
« Vous avez souhaité ce débat légitimement.
« Depuis le début de cette nouvelle crise au Proche-Orient, le Gouvernement a veillé à informer aussi régulièrement et complètement que possible la représentation nationale.
« Un premier débat au Parlement, en octobre dernier, a permis de présenter les enjeux de cette crise et la position de la France. Chacun a pu s'exprimer, et toutes les voix ont pu rappeler la nécessité de rechercher la paix et d'assurer le respect du droit international.
« Ce nouveau débat s'inscrit dans un contexte bien particulier. La crise d'aujourd'hui, c'est peut-être la guerre demain. Cette perspective mobilise les opinions publiques. Pour la première fois peut-être, la communauté internationale des Etats rassemblés dans l'Organisation des Nations unies agit sous les yeux exigeants d'une opinion publique mondiale.
« Au-delà de la crise actuelle, ce qui est en jeu, c'est la confiance des peuples dans l'avenir du droit international.
« En aucun cas et en aucun lieu, le droit de la force ne saurait supplanter la force du droit. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. - Mme Danièle Bidard-Reydet applaudit également.)
« Voilà le sens profond de l'engagement de la France et de sa diplomatie dans cette crise. Notre combat, c'est le combat du droit, et nous avons conscience de la responsabilité que nous portons.
« Le sens de notre débat d'aujourd'hui est de dire quelle est la position de notre pays et de ses différents responsables politiques face à cette perspective.
« Notre cadre de réflexion est déterminé par la résolution 1441, adoptée le 8 novembre dernier à l'unanimité des membres du Conseil de sécurité. Vous savez à cet égard le rôle déterminant qu'ont joué le chef de l'Etat et la diplomatie française.
« Les inspections ont repris ; elles se déroulent sans incident depuis le 27 novembre et commencent à produire des résultats. C'est un progrès considérables, au regard de la situation qui prévalait en octobre dernier.
« Mais une question est aujourd'hui posée au Conseil de sécurité de l'ONU. Le chemin de la force ne serait-il pas plus court et plus sûr que celui des inspections ?
« Dans ce débat, la France est fidèle au choix qu'elle a fait dès le départ, le choix de la légalité internationale et de la responsabilité collective.
« C'est un choix qu'elle assume aussi face à l'ensemble des menaces globales auxquelles nous sommes confrontés. Qu'il s'agisse du terrorisme, de la prolifération des armes de destruction massive ou du crime organisé, la lutte contre ces nouveaux fléaux doit être collective.
« Ces menaces ne peuvent se réduire à la seule question de l'élimination des armes de destruction massive dont disposerait l'Iraq, aussi indispensable que soit cette destruction. Ne nous méprenons pas sur leur réalité : ces menaces se nourrissent des rancoeurs et des frustrations suscitées par des crises persistantes, elles appellent une réponse alliant fermeté dans la lutte et volonté de s'attaquer aux racines du mal.
« Prenons garde à ne pas nous tromper dans le choix des moyens pour parvenir à un monde plus sûr, plus équitable et plus prospère que nous recherchons tous. C'est avec ces préoccupations et ces objectifs à l'esprit que, dès l'origine, la France a pris le parti du droit international ainsi que de la responsabilité.
« Nous avons fait le choix de la légalité et de la responsabilité.
« La résolution 1441 offre la possibilité de désarmer l'Iraq dans la paix.
« L'objectif de la communauté internationale est le désarmement de l'Iraq. Nous avons de bonnes raisons de penser que l'Iraq a poursuivi des programmes d'armes de destruction massive prohibés, même si nous n'en avons pas la preuve.
« La résolution 1441 propose une méthode légitime et efficace pour obtenir le désarmement.
« Cette méthode est légitime car elle a pour cadre le Conseil de sécurité et se situe dans le prolongement de toutes les résolutions adoptées sur l'Iraq depuis 1990.
« Cette méthode est efficace parce qu'elle donne aux inspecteurs des pouvoirs sans précédent.
« Mais l'efficacité de cette méthode tient également au fait qu'elle a été adoptée à l'unanimité par le Conseil de sécurité des Nations unies, ce qui constitue un moyen de pression déterminant sur l'Iraq.
« La France avait proposé une approche en deux temps préservant les prérogatives du Conseil de sécurité. C'est l'approche retenue par la résolution 1441 : le désarmement par la voie des inspections et, en cas d'échec de cette approche et sur la base motivée d'un rapport des inspecteurs, l'examen par le Conseil de sécurité des conséquences à en tirer sans exclure aucune option, y compris l'usage de la force.
« Le temps est toujours aux inspections.
« Dans ce contexte, la question qui se pose aujourd'hui est simple : doit-on considérer que le désarmement par la commission de contrôle des Nations unies est désormais dans l'impasse ? Ou bien estimons-nous que les possibilités en matière d'inspection offertes par la résolution 1441 n'ont pas encore été toutes exploitées ?
« Nous considérons que les inspections ont donné des résultats.
« Elles ont repris alors que, jusqu'en novembre dernier, les Iraquiens les refusaient. En outre, MM. Blix et El Baradei se rendent régulièrement à Badgad pour faire le point avec les autorités iraquiennes.
« Les inspections se sont déroulées sans aucun incident depuis le 27 novembre 2002, ce qui constitue un réel progrès.
« Les rapports de MM. Blix et El Baradei le 14 février ont fait état d'informations significatives transmises par l'Iraq. Même si ces informations restent encore insuffisantes, elles n'en dénotent pas moins des progrès.
« Dans le secteur balistique, l'Iraq doit maintenant procéder au démantèlement complet de son programme non autorisé, comme l'a demandé la semaine dernière M. Blix en exigeant qu'il commence dès le 1er mars.
« Dans les domaines chimique et biologique, les Iraquiens ont remis de nouveaux documents aux inspecteurs.
« Dans le domaine nucléaire, le directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique a confirmé que l'AIEA pensait pouvoir être en mesure de certifier dans les prochains mois le démantèlement du programme nucléaire iraquien.
« Des progrès dans la conduite des inspections ont également eu lieu : le survol de l'Iraq par des appareils de reconnaissance aérienne a débuté le 17 février et quelques entretiens privés ont eu lieu avec des scientifiques iraquiens.
« Mais nous devons aller beaucoup plus loin. Dès le 10 février, la France a fait des propositions pour renforcer l'efficacité des inspections et nous pressons les Iraquiens de coopérer pleinement.
« Nous venons de déposer à New York un deuxième mémorandum qui avance de nouvelles propositions. L'objectif est double : hiérarchiser les questions de désarmement non résolues et établir en regard des échéanciers domaine par domaine pour accélérer le désarmement. Les autorités iraquiennes doivent comprendre qu'on attend d'elles une coopération totale et sans délai.
« Dans ces conditions, le recours à la force ne saurait être qu'une dernière extrémité.
« Il faut maintenir la détermination de la communauté internationale. L'unité manifestée par le Conseil de sécurité lors de l'adoption de la résolution 1441, soutenue par l'ensemble de la communauté internationale, a fait plier l'Iraq.
« Le déploiement militaire américain en cours a également joué un rôle déterminant dans cette pression.
« Toutefois, la guerre ne doit pas être aujourd'hui le moyen d'action de la communauté internationale.
« Personne ne peut affirmer que le chemin de la guerre serait plus court que celui des inspections.
« Personne ne peut affirmer non plus qu'il pourrait déboucher sur un monde plus sûr, plus juste et plus stable car la guerre est toujours la sanction d'un échec.
« Pour autant, la France n'a jamais exclu l'usage de la force pour faire respecter le droit. Comme le Président de la République l'a récemment souligné, la France n'est pas un pays pacifiste, notre engagement sur de multiples terrains de crise en témoigne.
« Mais l'usage de la force ne se justifie pas dans les circonstances actuelles, car il y a une alternative crédible et efficace à la guerre : désarmer l'Iraq par les inspections.
« Aujourd'hui, la position défendue par la France a vocation à préserver l'unité de la communauté internationale.
« Notre indépendance de jugement est pleinement compatible avec le souci de rassembler la communauté internationale. La France s'y est constamment employée.
« Sur une question aussi lourde de conséquences, l'action de la France a constamment recherché le maintien de l'unité du Conseil de sécurité et, plus largement, de la commmunauté internationale.
« La France s'appuie sur les Nations unies et elle refuse l'unilatéralisme.
« Notre démarche s'inspire des principes mêmes qui fondent l'ordre international et autour desquels la communauté internationale est rassemblée : le multilatéralisme, qui est synonyme de responsabilité collective, nécessité morale pour les démocraties, mais aussi nécessité politique pour la cohérence et l'organisation de l'action internationale ; le respect de la légalité internationale qu'incarnent la Charte des Nations unies et les résolutions du Conseil de sécurité.
« Nos objectifs sont ceux de la communauté internationale. Le désarmement de l'Iraq et la garantie de son non-réarmement doivent être certifiés.
« Face à la montée de l'intolérance, face à l'aggravation des tensions, le rapprochement des peuples passe par la patiente affirmation d'une communauté de valeurs et de règles.
« La position de la France a le soutien de la majorité des Etats et des opinions publiques.
« Le récent débat public au Conseil de sécurité l'a à nouveau confirmé : la très grande majorité des Etats ont des positions convergentes avec les nôtres. Plusieurs organisations régionales se sont prononcées dans le même sens, notamment l'Union africaine et la Ligue des Etats arabes.
« Notre position est le point d'équilibre de la communauté internationale. Elle concilie fermeté et respect de la légalité internationale et propose d'explorer jusqu'au bout la possibilité d'une solution pacifique.
« Les opinions publiques, en Europe et dans la plupart des pays, soutiennent également notre approche, qu'il s'agisse de la priorité qui doit être accordée à la voie pacifique ou du respect de la légalité internationale.
« Nous avons adopté la même démarche avec l'ensemble de nos partenaires.
« La force de notre position et l'écho qu'elle recueille résultent aussi de sa cohérence : nous tenons à tous le même langage.
« Avec les Etats-Unis, nos divergences sur l'Iraq ne sauraient remettre en cause la force de notre relation. Comme l'a rappelé récemment Colin Powell, nous sommes de vieux alliés, nous coopérons sur de nombreux dossiers essentiels, à commencer par la lutte contre le terrorisme.
« Le vaste mouvement de sympathie et de solidarité du peuple français avec le peuple américain, qui s'est manifesté le 11 septembre 2001 et qui ne s'est pas démenti depuis lors, comme l'attestent de récentes enquêtes d'opinion, en est un éloquent témoignage.
« Nous partageons sur l'Iraq les mêmes objectifs, ceux de la résolution 1441. Nous divergeons sur les moyens de les atteindre. Nous avons un devoir de vérité entre alliés qui se respectent.
« Quelles que soient les évolutions, la communauté internationale devra rester engagée en Iraq : la question des sanctions, celle du désarmement, celle du programme humanitaire resteront posées au Conseil de sécurité.
« Avec l'Union européenne, le Conseil européen extraordinaire du 17 février a permis, là aussi, de constater que nous nous retrouvions sur l'essentiel : objectif commun du désarmement, reconnaissance du rôle du Conseil de sécurité, volonté de priviliégier la voie pacifique et mention de l'usage de la force comme dernier recours. Les clivages qui se sont exprimés lors du Conseil Affaires générales du 24 février n'ont porté encore une fois que sur la méthode. Il convient de les assumer.
« La construction de l'Europe politique ne doit pas être l'otage de cette crise ; l'Union a su faire face à d'autres difficultés.
« Au sein de l'OTAN, tout en refusant la logique de guerre, la France reste solidaire de ses alliés, notamment de la Turquie au cas où cette dernière viendrait à être affectée par un conflit en Iraq. Le Président de la République a appelé son homologue turc pour s'en expliquer avec lui. Les autorités d'Ankara ont bien compris notre position.
« Monsieur le Président, mesdames, messieurs les sénateurs, aujourd'hui, une intervention militaire, alors que toutes les chances d'une solution pacifique n'ont pas été explorées, diviserait la communauté internationale.
« Elle serait perçue comme précipitée et illégitime. Démentant ainsi les critiques et les injures grossières adressées par certains à la France et à son président, les débats des derniers jours aux Nations unies et les récentes manifestations à travers le monde ont montré que la décision de recourir à la force dans la situation actuelle susciterait une vague d'incompréhension et de suspicion.
« Elle accentuerait les fractures et les tensions dans un pays et une région complexes. Plusieurs fois centre du monde arabe dans le passé, l'Iraq est à la fois riche de ressources naturelles fondamentales, un carrefour des religions et une entité nationale profondément partagée entre ses populations d'origines et de confessions diverses.
« Le régime iraquien est évidemment un sujet de préoccupation, mais il ne doit pas masquer d'autres problèmes, tout aussi fondamentaux : le Proche-Orient ne connaîtra jamais la paix tant que le conflit israélo-palestinien n'aura pas trouvé une issue juste et harmonieuse.
« Comme le Président de la République a déjà eu l'occasion de le dire, cette région n'a pas besoin d'une nouvelle guerre, elle a besoin d'un règlement politique, fondé sur le droit, seul à même de réduire les tensions et les frustrations, d'isoler les terroristes et ainsi d'ouvrir le chemin de la paix.
« Au moment où la communauté internationale entend régler la question du désarmement iraquien, elle doit manifester la même détermination pour régler la crise du Proche-Orient, qui est, nous le savons bien, centrale.
« La guerre affaiblirait la coalition contre le terrorisme formée au lendemain du 11 septembre. Elle provoquerait la recrudescence de ce phénomène alors qu'il s'agit justement de combattre ce fléau qui nous menace tous, là-bas comme ici.
« Au-delà, elle ébranlerait l'ordre international, par la remise en cause de la sécurité collective et du multilatéralisme, par la primauté accordée à la doctrine préemptive sur le principe de légitime défense.
« Dans les circonstances actuelles, une deuxième résolution n'a pas de justification.
« Ces raisons, qui vont au-delà des enjeux immédiats de la crise iraquienne, expliquent pourquoi la France reste déterminée à faire tous les efforts nécessaires pour que prévale une solution pacifique.
« Une deuxième résolution par laquelle le Conseil de sécurité autoriserait le recours à la force ne saurait être justifiée alors que tous les moyens de parvenir au désarmement de l'Iraq dans la paix n'ont pas encore été explorés. Le projet déposé lundi 24 février par les Anglais, les Américains et les Espagnols, formulé en des termes généraux, est bien une autorisation de recourir à la force. De la même manière que nous avons rejeté le recours automatique à l'usage de la force, la France, comme l'a dit le Président de la République, rejette le recours automatique à une deuxième résolution. C'est bien la raison pour laquelle nous ne pouvons soutenir cette initiative.
« Cette position est partagée par une majorité des membres du Conseil de sécurité. La déclaration tripartite franco-germano-russe, à laquelle s'est jointe par la suite la Chine, a permis à chacun de constater notre détermination. L'accueil fait à notre position le 14 février dernier par les autres membres du Conseil montre que celle-ci trouve un écho favorable.
« Voilà, monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la position du gouvernement français dans la crise iraquienne.
« Plus que jamais, nous souhaitons progresser dans cette voie, celle du désarmement dans la paix, celle de la sagesse de la France. » (Applaudissements prolongés sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères.
M. André Dulait, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, la France est certes un vieux pays, mais il a connu au cours du siècle dernier deux guerres qui ont causé d'immenses désastres ainsi que la mort de plus de deux millions de Français. Cela explique sans doute pour une part que, dans une situation diplomatique complexe, nous considérions la guerre comme un ultime recours après avoir fait valoir, comme vous l'avez dit, monsieur le ministre, la force du droit.
Mais qu'il soit également clair pour nos amis américains que nous n'avons pas changé de camp, qu'ils restent nos alliés et que notre reconnaissance leur est acquise à jamais (Applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste), et que nous gardons le souvenir de leurs soldats morts sur les plages de Normandie ou en Argonne.
Monsieur le ministre, c'est la troisième fois depuis 1991 que, dans le cadre d'un tel débat, il revient à la représentation nationale d'entendre le Gouvernement avant d'exprimer, ensuite, sa propre appréciation sur la question fondamentale de la guerre ou de la paix, et sur le rôle que doit tenir notre pays.
Le 16 janvier 1991, comme le 26 mars 1999, nous étions en effet réunis dans des conditions comparables. Dans le premier cas, il s'agissait de nous prononcer par un vote sur la participation militaire française à l'action de libération du Koweit. Dans le second, nous avions à débattre de notre engagement au sein du dispositif militaire allié, après avoir constaté que le régime de Belgrade ne respectait pas les résolutions successives du Conseil de sécurité exigeant la fin des actions militaires de ce régime au Kosovo.
Nous n'en sommes pas là aujourd'hui. Mais, en 1991 comme en 1999, ce qui était en jeu, c'était la sanction des violations de la règle internationale, des menaces contre la paix et la sécurité internationale, le tout dans un climat de recours imminent aux armes comme solution ultime. La situation présente est certes différente, mais ce sont néanmoins des éléments semblables qui forment le contexte de notre débat d'aujourd'hui. Je les reprendrai successivement.
Le premier élément est l'imminence d'une guerre.
La guerre est en effet dans l'esprit de chacun d'entre nous, et la détermination américaine à engager l'action militaire à brève échéance, fût-ce sans l'aval des Nations unies, est régulièrement évoquée à Washington. Toutefois, pour notre pays - et il n'est pas seul à être de cet avis, comme vous venez de le rappeler, monsieur le ministre -, le temps du recours à la force n'est pas encore venu. Il existe encore, pour l'heure, une alternative pacifique décrite dans le récent mémorandum que vous avez soumis aux membres du Conseil de sécurité : sur la base de la résolution 1441, un régime d'inspection renforcé, intrusif, efficace, conduisant à la destruction des armements prohibés détenus par l'Iraq. Ce n'est que dans l'hypothèse où le fonctionnement d'un tel dispositif se révélerait impossible en raison de l'absence manifeste de coopération active de la part de l'Iraq que l'option de l'action militaire serait éventuellement examinée par le Conseil.
Le deuxième élément est la violation des résolutions du Conseil de sécurité.
C'est peu dire que l'Iraq a manqué aux nombreuses injonctions que le Conseil de sécurité lui a adressées depuis 1991, notamment à celles qui concernent l'obligation de désarmement, d'autant que, pendant quatre années, entre 1998 et 2002, le régime d'inspection, efficace durant sept ans, a été suspendu, autorisant toutes les suspicions actuelles.
La résolution 1441 a donc été considérée comme l'ultime possiblité offerte à l'Iraq de solder sa dette à l'égard de la communauté internationale en matière de désarmement : elle prévoit la reprise d'un régime d'inspection agréé par tous sur la base, notamment, d'une déclaration complète par les autorités iraquiennes des armements prohibés encore existants et d'une coopération active de leur part pour leur destruction.
C'est au Conseil de sécurité, sur la base des rapports des inspecteurs, qu'il revient de dire si ces deux conditions sont remplies. A défaut, nous serions confrontés à une violation patente de la résolution, ouvrant la voie à la guerre. Pour les auteurs de la nouvelle résolution, présentée lundi au Conseil de sécurité, la cause est entendue : la violation patente est constituée et le recours aux armes doit suivre.
La France, avec d'autres, ne fait pas cette lecture de l'application de la résolution 1441 : comme le rappelle le dernier mémorandum français, la preuve de la détention par l'Iraq d'armes de destruction massive n'est pas apportée, les inspections fonctionnent sans obstacle et la coopération iraquienne s'améliore. Dans leur récent projet de résolution, les Etats-Unis font au contraire valoir les omissions et les falsifications de la déclaration iraquienne sur ses armements et estiment que c'est à l'Iraq lui-même d'apporter la preuve des destructions de son arsenal.
C'est cette appréciation contradictoire qui se trouve actuellement au coeur des discussions diplomatiques qui vont précéder la consultation sur la résolution américanobritannique. Nous comprenons parfaitement et soutenons ici l'opposition de notre diplomatie au principe même de cette nouvelle résolution. Monsieur le ministre, pourriez-vous cependant nous préciser votre appréciation sur ses principaux attendus ?
Au demeurant, l'enjeu se cristallise, en ce moment même, sur la destruction des missiles Al-Samoud. En effet, le fait quelle soit réalisée ou non précipiterait l'issue du débat dans le sens de la guerre ou de la paix.
Enfin, le troisième et dernier élément est la menace à la paix et à la sécurité internationale. L'exigence déjà ancienne de l'ONU d'un désarmement complet de l'Iraq en ce qui concerne ses armes de destruction massive présuppose évidemment que leur détention par Bagdad constitue une menace potentielle. Pour la contrer, deux thèses s'opposent.
Pour les Etats-Unis, engagés dans la guerre contre le terrorisme et tout ce qui pourrait l'alimenter, c'est l'action militaire qui permettra d'atteindre cet objectif prioritaire. Elle entraînera par ailleurs, estiment-ils, un enchaînement vertueux, en débarrassant le pays d'un régime dictatorial et en permettant ultérieurement un « remodelage » régional d'où émergeraient davantage de démocratie et un nouvel environnement propice à un règlement pacifique du conflit israélo-palestinien.
Face à ces certitudes, notre pays, en revanche, soutenu par un large consensus international très largement partagé dans cette enceinte n'a de cesse de mettre en garde contre les effets dévastateurs d'un conflit supplémentaire dans une région stratégique par les richesses qu'elle abrite et déjà fragilisée par de multiples fractures, religieuses et nationales, et où la prolifération terroriste n'en serait que plus dangereuse.
Tout doit donc être tenté pour repousser au maximum l'option militaire. Mais, vous l'avez dit vous-même à plusieurs reprises, monsieur le ministre, elle ne peut toutefois être écartée définitivement, notamment dans l'hypothèse où l'Iraq abuserait par trop du temps que les Nations unies lui laissent pour se conformer à leurs exigences. Comme le rappelle le mémorandum français, les inspections ne pourront se poursuivre indéfiniment.
Avant de conclure, monsieur le ministre, je voudrais formuler deux observations sur les enjeux diplomatiques que cette crise a ouverts.
Ma première observation concerne l'Europe, cette Union européenne en voie d'élargissement dont la cohésion espérée sur cette crise s'est révélée impossible. La fragmentation des positions des gouvernements au sein des Quinze donne une illustration douloureuse de la difficulté à concevoir une « Europe-puissance » dont l'action diplomatique dépasserait les convictions nationales.
Sur cette question, il faudra, je crois, faire preuve d'une longue patience, jusqu'au moment où il apparaîtra à chacun qu'un monde régi par un pôle de puissance unique, soucieux légitimement de promouvoir ses propres intérêts, sera source de graves déséquilibres dans tous les domaines, jusqu'au moment où certains de nos partenaires actuels et futurs voudront bien reconnaître que l'ambition européenne dépasse les seuls avantages commerciaux qu'elle procure et qu'elle est aussi une communauté de destin, avec ses propres intérêts et valeurs, politiques et stratégiques.
Je vois toutefois avec un certain optimisme que cette fragmentation, si elle est le fait des gouvernements, n'est pas celui des opinions publiques, qui témoignent, pour leur part, d'une cohésion encourageante.
Ma seconde observation concerne nos relations avec les Etats-Unis. Que constatons-nous dans nos positions respectives ? Schématiquement, d'un côté, aux Etats-Unis, une puissance militaire sans égale au service de certitudes quant à sa mission dans le monde, par définition bénéfique, certitudes stimulées encore par le drame vécu le 11 septembre 2001 par tout un peuple ; de l'autre, des doutes et des interrogations légitimes, fondés sur les leçons de notre histoire, quant à l'enchaînement supposé vertueux des actions militaires et notre préférence pour des institutions et des règles internationales, seules à même de limiter les désordres et les périls du monde.
Il n'y a pas nécessairement contradiction de principe entre ces deux approches : la préparation de la résolution 1441 à l'automne dernier a démontré, dans un Conseil de sécurité unanime, que nos démarches pouvaient se rejoindre. Le Président de la République a d'ailleurs rappelé que la pression militaire américaine exercée sur l'Iraq pouvait être un atout pour appuyer un processus d'inspection ambitieux et pacifique. Mais si, d'aventure, le temps passant et les rapports des inspecteurs n'apportant pas d'éléments nouveaux décisifs, nos logiques respectives venaient à diverger davantage - et les jours qui viennent seront cruciaux à cet égard -, c'est tout le système de régulation internationale incarné dans l'ONU qui se trouverait durablement affecté et, avec lui, les nombreux dossiers urgents de prolifération et de crises régionales dont elle a la charge. Je pense entre autres aux tentations nucléaires nord-coréennes ou iraniennes. Je pense aussi à la « feuille de route » sur le conflit du Proche-Orient, toujours en instance sur le bureau du Conseil de sécurité.
La crédibilité de l'Organisation des Nations unies se mesure non pas à sa promptitude à recourir aux armes, mais à sa capacité à imaginer des solutions efficaces pour la paix. Dans ce débat, la responsabilité centrale en revient aussi à l'Iraq lui-même, qui ne doit pas voir, dans la démarche conduite par notre pays, un quelconque soutien à son intransigeance ou à sa volonté de contourner ses engagements et ses obligations.
Monsieur le ministre, la France n'est pas seule dans le monde à vouloir écarter ou, à tout le moins, repousser l'échéance de la guerre en proposant des solutions de remplacement crédibles et justes. Monsieur le ministre, vous avez devant vous la délicate mission de conduire notre diplomatie dans un contexte difficile. Vous pouvez être assuré de notre soutien résolu. (Applaudissements sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Claude Estier. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
M. Claude Estier. Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, ce débat que nous avions souhaité sur la situation créée par la menace de guerre en Iraq se tient à un moment particulièrement crucial, dans la mesure où cette menace devient de plus en plus précise.
La nouvelle résolution présentée lundi au Conseil de sécurité par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'Espagne ne constitue pas une surprise, mais elle ne peut laisser aucun doute non plus ! D'ailleurs, hier même, le président Bush a indiqué que cette résolution pouvait être utile, mais qu'elle n'était pas indispensable pour déclencher une intervention militaire en Iraq.
Il est clair depuis le début de cette crise que ni les Américains ni les Britanniques n'ont voulu croire à l'efficacité de l'action des inspecteurs des Nations unies en Iraq. C'est de mauvaise grâce qu'ils ont accepté de laisser se poursuivre la mission de ces derniers, étant entendu qu'au moins pour le Premier ministre britannique, face à une opinion publique fortement hostile à la guerre, il s'agissait que l'intervention militaire programmée ait l'aval du Conseil de sécurité.
Certes, rien n'est encore définitivement joué, mais les prochains jours vont être décisifs. On saura en particulier si les pressions exercées par l'administration américaine sur les pays membres non permanents du Conseil de sécurité, et dont certains sont peut-être encore hésitants, auront permis d'obtenir les neuf voix nécessaires pour le vote de cette nouvelle résolution à laquelle la France, avec raison, s'oppose ainsi que l'Allemagne et la Russie, en présentant un mémorandum assorti d'un calendrier pour concrétiser le travail des inspecteurs de l'ONU, mémorandum qui s'inscrit dans la logique de l'action conjointe de nos trois pays.
Depuis le début de cette affaire, le Président de la République et vous-même, monsieur le ministre des affaires étrangères, avez adopté une attitude ferme, que nous soutenons, comme la très grande majorité des Françaises et des Français. Nous pensons, comme vous, que la guerre est la pire des solutions et que tout doit être fait jusqu'au bout pour l'éviter, non pas, évidemment, pour protéger Saddam Hussein et son régime dictatorial et sanguinaire, mais parce que nous pensons, aujourd'hui encore, que, malgré sa mauvaise volonté, il peut être désarmé et mis hors d'état de nuire par des moyens pacifiques, tels qu'ils résultent de la résolution 1441 adoptée à l'unanimité. Nous sommes d'accord avec le chancelier Schroeder, qui affirmait lundi à Berlin : « On peut, on doit y arriver. »
Sur cette position, contrairement à ce qui se dit à Washington, la France et l'Allemagne sont très loin d'être isolées. De très nombreux pays, sur tous les continents, ont exprimé leur hostilité à la guerre. Il est, certes, regrettable que plusieurs de nos partenaires européens aient pris une position différente, ce qui présage mal d'une politique étrangère commune au sein de l'Union européenne. Ce n'était pas une raison pour fustiger certains pays candidats qui n'étaient pas plus « coupables » que ceux des pays membres qui soutiennent les Etats-Unis, souvent d'ailleurs en contradiction avec leur propre opinion publique.
Depuis le début de cette crise, nous savons que l'objectif de l'administration américaine est fort différent du nôtre. En France, personne ne peut avoir la moindre sympathie pour Saddam Hussein. Mais nous souhaitons ardemment que le peuple iraquien, qui a déjà tant souffert, à la fois de la dictature et de l'embargo, puisse accéder un jour à la liberté et à la démocratie, ce que des bombes et des missiles ne peuvent, selons nous, apporter.
Le problème immédiat est d'empêcher Saddam Hussein de nuire. S'il est vrai - mais cela n'a pas encore été totalement prouvé - qu'il dispose d'armes de destruction massive, il faut le contraindre à les détruire.
Cela peut être obtenu sans recours à une intervention militaire. C'est le travail qu'effectuent depuis plus de trois mois les inspecteurs des Nations unies sous la direction de M. Hans Blix. Celui-ci, dans son dernier rapport au Conseil de sécurité, le 14 février, a fait état de réels progrès qui justifient que ce travail d'inspection se poursuive, y compris en posant des ultimatums à Saddam Hussein, comme vient de le faire M. Hans Blix à propos des missiles Al-Samoud 2, dont il demande la destruction avant le 1er mars.
Je note que, sans avoir reçu de réponse précise sur ce point, M. Hans Blix, dans une interview au journal allemand Die Zeit, dont nous avons eu connaissance tout à l'heure, vient d'exprimer le souhait que les inspections qui, dit-il, avancent pas à pas, centimètre par centimètre, puissent se poursuivre encore pendant plusieurs mois.
Mais, évidemment, tel n'est pas l'objectif de l'administration américaine. Sans doute veut-elle obtenir le désarmement de l'Iraq, mais elle n'a jamais caché qu'elle veut aller beaucoup plus loin : renverser Saddam Hussein et son régime et mettre en place, pendant une longue durée, une administration provisoire sous contrôle direct américain, qui assurerait aussi aux Etats-Unis le contrôle des ressources pétrolières iraquiennes.
Cette question du pétrole est relativement peu évoquée à Washington, mais il est évident qu'elle joue un rôle essentiel. Les Américains sont étonnamment indulgents à l'égard d'autres pays dont le régime ne vaut pas mieux que celui de Bagdad, et dont certains sont même leurs alliés. Mais ils n'ont pas à y conquérir des positions pétrolières. Par exemple, les Etats-Unis seraient-ils aussi peu mobilisés, voire complaisants, s'agissant de la Corée du Nord, dont le comportement est pourtant jugé par beaucoup comme plus dangereux que celui de l'Iraq, s'il y avait du pétrole à Pyongyang ? (Applaudissements.)
Le plan américain ne s'arrête pas là : à partir de la prise de contrôle de l'Iraq, il vise à rien de moins qu'un remodelage de la région. Et il n'est pas secret ! Voilà plusieurs semaines déjà qu'il a été publié dans la presse américaine. Me trouvant aux Etats-Unis à la fin du mois de décembre dernier, j'ai pu vérifier sur place qu'il était pris très au sérieux, y compris par ceux qui y étaient hostiles et qui, déjà, voulaient nous mettre en garde.
Ce plan est, en fait, l'expression d'une mission en quelque sorte messianique dont s'estiment investis le président George W. Bush et les faucons du Pentagone. Ce messianisme qui leur fait considérer qu'ils sont là pour instaurer un ordre nouveau dans le monde les amène à rejeter tout ce qui s'oppose à leur thèse. A l'appui de celle-ci, ils n'hésitent pas à utiliser des arguments douteux tels que les prétendues preuves présentées au Conseil de sécurité par le secrétaire d'Etat Colin Powell, lequel, en outre, a cru bon de vanter les mérites d'un document britannique qui s'est révélé, par la suite, être un plagiat d'une thèse remontant à une dizaine d'années.
Un autre exemple de ce comportement a été donné l'autre soir au cours d'une émission de France 2, où l'un de ces « faucons », qui est aussi l'un des principaux conseillers du président Bush, en même temps qu'il est un spécialiste des charges anti-françaises, M. Richard Perle, a montré sans vergogne qu'il ne tenait aucun compte des objections franco-allemandes et pas davantage du refus de la guerre exprimé par des millions de personnes le samedi précédent dans les grandes capitales mondiales et aussi à New York.
M. Perle, heureusement, n'exprime pas le sentiment de tous les Américains, dont un grand nombre approuvent la position prise par la France. Lors de la grande manifestation de New York, le 15 février dernier, on a vu fleurir des pancartes portant l'inscription France is right. Et ces jours derniers encore, à Paris même, des artistes et cinéastes américains comme Richard Gere, Michael Moore ou Meryl Streep ont publiquement remercié la France de montrer la voie.
On peut ajouter qu'une centaine de municipalités américaines, parmi lesquelles se trouvent de très grandes villes comme Chicago, Philadelphie, Baltimore, Washington ou San Francisco, viennent d'adopter des résolutions contre la guerre en Iraq, en invoquant des raisons à la fois morales et économiques. Nous sommes très loin des attaques grossières lancées dans certains milieux contre la France !
Il n'en demeure pas moins que tout laisse craindre, hélas ! que les Américains, qui ont maintenant plus de deux cent mille hommes déployés autour de l'Iraq, avec une gigantesque armada, ne vont pas tarder à passer à l'acte avec ou sans l'aval du Conseil de sécurité et avec des moyens tels qu'ils risquent de faire un nombre considérable de victimes parmi la population iraquienne. On entrera dans une période critique à partir du 7 mars prochain, date à laquelle MM. Blix et El Baradei présenteront au Conseil de sécurité un nouveau rapport qui pourrait être moins positif si, d'ici là, Saddam Hussein n'a pas obtempéré à la demande de destruction de ses missiles Al-Samoud 2, ce qui ne manquerait pas de servir de prétexte à l'administration américaine.
Certains font semblant de s'étonner que nous refusions aujourd'hui une intervention militaire en Iraq, alors que la plupart d'entre nous avaient approuvé, il y a douze ans, la guerre du Golfe. Mais ces deux situations ne sont pas comparables : voilà douze ans, l'Irak, avait envahi le Koweit et il était impossible à la communauté internationale de ne pas réagir sans laisser se créer un précédent qui aurait permis à n'importe quel pays dans le monde d'attaquer impunément son voisin. Saddam Husseim a dû alors plier bagage et regagner son territoire. La question qui reste posée est de savoir pourquoi les troupes américaines victorieuses se sont arrêtées avant d'atteindre Bagdad. Quoi qu'il en soit, malgré les énormes moyens mis en oeuvre, la guerre du Golfe n'a rien réglé, puisque, douze ans après, le dictateur de Bagdad est toujours là.
Aujourd'hui, la situation est toute différente. Certes, depuis douze ans, Saddam Hussein, alors curieusement préservé par les Etats-Unis, n'a fait que renforcer son régime dictatorial, sans reculer devant le massacre de dizaines, peut-être de centaines de milliers de ses concitoyens. Mais il n'a plus agressé personne hors de ses frontières et, si le sujet n'était pas si grave, on pourrait sourire quand on entend le président Bush affirmer qu'il représente aujourd'hui une menace pour l'Amérique.
Rien ne justifie donc une nouvelle guerre, dont les conséquences, n'en déplaise à la Maison Blanche et au Pentagone, seraient imprévisibles. Alors même que, depuis le 11 septembre 2001, l'administration américaine soutient que sa priorité est la lutte contre le terrorisme international, une intervention en Iraq comporterait le risque majeur d'une recrudescence de ce terrorisme, liée à une déstabilisation de la région, surtout si la guerre durait plus longtemps que ne le prévoient les stratèges du Pentagone, lesquels semblent ignorer bien des données du problème iraquien.
On peut également se demander ce qu'il adviendrait du conflit du Proche-Orient, une guerre en Iraq risquant de renforcer les extrémistes des deux bords et d'éloigner davantage la perspective d'un nouveau processus de paix entre Israéliens et Palestiniens.
Aujourd'hui encore, même si nous craignons, hélas ! le pire lorsqu'on entend les propos de plus en plus belliqueux tenus à Washington, nous restons fermement opposés à une intervention militaire en Iraq. Il s'agit d'une position constante des socialistes, qui a été réaffirmée clairement, notamment le 18 janvier dernier, dans une résolution adoptée à l'unanimité par le Conseil national de notre parti. Nous y rappelions la primauté du droit international pour la résolution des crises, ainsi que le rôle exclusif de Conseil de sécurité pour agir en cas de menace contre la paix et la sécurité internationale. Nous y affirmions enfin la nécessité pour la France d'utiliser, si besoin était, son droit de veto.
Nous restons sur cette position, en sachant que l'heure de vérité approche et que nous aurons probablement à en débattre de nouveau sous peu au Parlement, avec, cette fois-ci, un vote qui permettra à chacun de prendre ses responsabilités, y compris en ce qui concerne l'éventualité d'une participation militaire française.
En ce qui nous concerne, je le répète, notre position est claire : non à la guerre ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Bernard Seillier.
M. Bernard Seillier. Monsieur le ministre, la déclaration que vous venez de prononcer au nom du Gouvernement correspond à ce que j'espérais entendre. Elle est fidèle à la ligne que vous avez fixée et que vous tenez avec le Chef de l'Etat et le Premier ministre au coeur de la diplomatie mondiale actuelle. Elle transcende une vision étroitement nationale d'une politique étrangère pour promouvoir une démarche universelle d'apaisement d'un conflit potentiellement générateur de guerre mondiale.
J'aurais de multiples raisons de dire la fierté que je peux éprouver de voir la France, grâce à vous, jouer un rôle de premier plan dans cette situation, depuis plusieurs mois. Mais ce serait précisément commettre un contresens sur la caractéristique de votre démarche. Car elle est bien plus celle d'une exigence éthique qui refuse d'établir tout autant une ségrégation morale entre des peuples qu'une indifférence à leur niveau réel de civilisation.
Il est clair que les Etats-Unis n'ont pas tort de considérer qu'ils sont confrontés à une situation de guerre depuis le 11 septembre 2001. Ils n'ont pas tort de considérer qu'un chef d'Etat tel que celui qui est à la tête de l'Iraq ne peut pas bénéficier d'une confiance aveugle. Mais la véritable question est de savoir comment sortir de l'engrenage belliciste enclenché le 11 septembre 2001 sur le sol américain. Comment l'inverser de manière durable et comment prévenir une nouvelle menace ?
Assurés de leur supériorité, les Etats-Unis semblent penser qu'une démonstration de force ciblée sur l'Iraq est de nature à décourager toute velléité terroriste. Cette logique s'appuie sur l'hypothèse d'efficacité de la peur pour assagir et paraît ignorer la dynamique de haine qu'elle contribue au contraire à entretenir avec son cortège de souffrances et d'humiliations.
N'est-ce pas précisément la soif de revanche qui alimente les guerres, et ce avec d'autant plus de force qu'elle prend naissance dans un peuple qui s'éprouve victime injustement frappée ? Or qui ne voit que la désignation de l'Iraq comme ennemi, dans cette conjoncture, masque difficilement sa nature de bouc émissaire ? Qui ne voit que la logique à laquelle les Etats-Unis veulent faire adhérer le monde occidental est régie par une dynamique mimétique recherchée par les kamikazes du 11 septembre 2001 ?
Il faut absolument sortir de cet enchaînement de violence qui n'a aucune chance de s'arrêter. René Girard a bien montré que l'humanité est régulièrement tentée de fonder la paix sur le sacrifice expiatoire d'une victime présumée coupable, mais en réalité innocente. Un tel événement se réalisa de manière mémorable et définitive dans sa perfection sur cette même terre biblique du Proche-Orient, il y a deux mille ans. Mais sa signification et sa portée transcendent la politique.
C'est pourquoi la seule issue collective accessible aujourd'hui à nos moyens humains est précisément celle que vous proposez, monsieur le ministre : donner sa chance au refroidissement de la crise, au désarmement obtenu grâce à l'efficacité des inspections de l'ONU et à la force du droit plutôt qu'aux frappes génératrices d'une relance du mécanisme mimétique.
L'extension mondiale de l'alternative ouverte à notre choix est saisissante. Il ne faut pas l'exprimer en termes impropres, tels que ceux d'amitié ou d'inimitié à l'égard des Etats-Unis. Chacun doit comprendre que les attitudes face à cette situation ne peuvent atteindre la hauteur requise par l'enjeu que si elles excluent toute expression sentimentale ou idéologique. Le problème s'enracine dans les ressorts les plus cachés de l'humanité.
Le théâtre même des opérations ne peut qu'arrêter notre attention. Ainsi qu'on peut le lire dans l'Encyclopaedia Universalis : l'Iraq « appartient culturellement à l'univers sémitique araméen (...) Berceau du monothéisme, de la méditation sumérienne, qui fut à la source des deux Testaments et de l'islam, l'Iraq est un condensé sociologique et spirituel de haute valeur symbolisé par l'alpha du Déluge et l'oméga de la Révélation. Là furent conçues les spéculations algébrico-astronomiques de la pensée ; là fut codifiée à partir d'Hammourabi la loi des cités ; là furent définies les saisons, délimités dans le zodiaque les espaces du ciel, fondés l'agriculture, la monarchie, les rites commerciaux, découvertes les équations sur lesquelles allaient s'édifier, à partir de la voûte, l'architecture monumentale de l'Egypte et de la Grèce. Dès le IIIe millénaire avant notre ère, Our, capitale d'Abraham, entourée d'un essaim de communes agricoles, avait atteint la gloire. La splendide Babylone en hérita ».
Quiconque essaie de déchiffrer l'histoire de l'humanité à un plus haut degré que celui où se jouent les seuls intérêts commerciaux ne peut se satisfaire des analyses sommaires qui ne verraient ici que de médiocres affrontements d'intérêts pétroliers. Avant de frapper le peuple de ce territoire et de tourner une page décisive de la marche de l'humanité vers sa rencontre ultime, le recueillement s'impose.
L'action que vous avez menée jusqu'à présent m'autorise à vous accorder a priori ma confiance pour tout ce que vous jugerez nécessaire de décider dans les jours à venir, monsieur le ministre. Vous pouvez ainsi comprendre que, pour des raisons profondes, j'approuve mes amis avec votre déclaration. J'y distingue une cohérence conforme à trois exigences essentielles : celle d'une véritable éthique de la paix ; celle de la construction d'une pensée politique, juridique et diplomatique pour l'Europe et le monde ; enfin, celle de la fidélité à une histoire de l'humanité qui se refuse à faire de l'homme la mesure de toute chose. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
Mme Nicole Borvo. Monsieur le ministre, nous remercions le Gouvernement de ce débat. Nous le demandions avec insistance. Nous sommes, vous le savez - les sénatrices et les sénateurs communistes, comme nos amis républicains et citoyens -, catégoriquement opposés à la guerre en Iraq, et notre engagement depuis des mois pour empêcher la guerre avant quelle ne commence ne s'est pas démenti.
Nous disons catégoriquement non à la guerre, d'abord parce que personne ne peut ignorer que les conséquences en seraient terribles, en premier lieu pour le peuple iraquien. La guerre du Golfe, à laquelle nous étions seuls opposés, a tué entre 170 000 et 250 000 personnes.
Le peuple iraquien subissait une dictature féroce : les opposants étaient emprisonnés, torturés et fusillés, les Kurdes massacrés et les populations chiites réprimées. Il la subit toujours !
Le peuple iraquien est victime, depuis dix ans, d'un embargo qui affame les plus pauvres et rend la vie extrêmement difficile à vingt millions de personnes. Un rapport confidentiel de l'ONU du 10 décembre 2002, fondé sur des estimations de l'Organisation mondiale de la santé, l'OMS, prévoit qu'il y aurait entre cent mille et quatre cent mille victimes et quelque neuf cent mille réfugiés en cas de guerre.
Les conséquences en seraient terribles sur l'ensemble du Moyen-Orient. Alors que le soutien délibéré et quasiment sans limite des Etats-Unis à la politique du Premier ministre d'Israël, Ariel Sharon, nourrit des incompréhensions profondes et des ressentiments très vifs parmi les peuples du monde arabo-musulman, une guerre en Iraq serait vécue par beaucoup comme une guerre contre les peuples arabes. On ne construira pas un monde de paix, un monde de réconciliation entre les peuples en faisant la guerre.
Les peuples européens ont toutes les raisons de s'en inquiéter. Ils ont choisi de construire une politique d'association étroite avec les pays de la Méditerranée et du Moyen-Orient, une politique qui exige la paix.
La politique américaine, en creusant une fracture profonde avec les peuples de ces pays, met en cause l'existence future même du partenariat euro-méditerranéen. La stratégie américaine jette sur cette région du monde de véritables bombes à retardement politiques et sociales, développant pour l'avenir une instabilité lourde de tous les dangers pour les pays et pour les peuples.
Si l'on ne perd pas de vue ce qui fait le terreau du terrorisme - les frustations, les humiliations passées et présentes des peuples -, alors, avec la guerre, les risques d'un développement des intégrismes et d'un accroissement du terrorisme sont évidents.
Monsieur le ministre, les justifications d'une guerre à l'Iraq ont fait long feu ! Les liens avec l'organisation terroriste Al-Qaida ? Nul n'a pu en apporter la preuve. Le régime iraquien ? Les Etats-Unis l'ont soutenu, lui ont fourni armes et technologies contre l'Iran, comme ils soutiennent bien d'autres dictatures, et n'ont jamais écouté, jusqu'à présent, la voix des démocrates iraquiens. Les armes de destruction massive ? Personne ne croit que l'Iraq représente une menace, et le processus d'inspection n'a toujours pas apporté une quelconque preuve du contraire.
En réalité, la légitimité de la guerre américaine « préventive » n'est pas crédible et, parce qu'elle n'est pas crédible, elle est largement contestée par les peuples, les opinions publiques du monde entier.
La mobilisation préventive à la guerre qui monte partout est absolument inédite. Comme une lame de fond, c'est une riposte mondialisée aux injonctions de la superpuissance mondiale. Car c'est bien de cela qu'il s'agit.
Ainsi, ce sont quinze millions de personnes dans des pays aussi divers que la France, la Grande-Bretagne, l'Italie, l'Espagne, le Japon, l'Australie, et même les Etats-Unis, qui ont défilé et trois millions de manifestants dans la seule ville de Rome. Cette opposition massive à la guerre constitue une véritable tournant, surtout quand on voit la diversité des courants qui se sont côtoyés dans les rues.
Le pape lui-même est intervenu pour dénoncer les risques de déstabilisation du Moyen-Orient et d'aggravation des tensions déjà présentes. Il appelle les fidèles à une journée de jeûne et de prière pour la paix, le 5 mars prochain.
Nul ne confond Georges W. Bush et le peuple américain. Même les Etats-Unis ont connu de nombreux rassemblements le 15 février. Des conseils municipaux de plus de cent villes, et pas des moindres, comme l'a rappelé mon collègue Claude Estier - Baltimore, Detroit, Los Angeles, Seattle, Chicago, Philadelphie - viennent d'adopter des résolutions invitant le président Bush à laisser l'Iraq tranquille pour s'occuper plutôt de la situation économique aux Etats-Unis. Une marche « virtuelle » a débuté hier à Washington et doit se poursuivre aujourd'hui. A l'appel du groupe « Agir maintenant pour stopper la guerre et le racisme », un rassemblement convergera vers la Maison Blanche le 15 mars prochain. Et ce ne sont là que des exemples.
Des maires de capitales européennes ont également fait des démarches en faveur de la paix. Hier, le Conseil de Paris a décidé d'afficher, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, l'expression des artistes et des Parisiens pour la paix.
Des personnalités américaines du monde de la politique et du spectacle se mobilisent. Les déclarations du réalisateur Michael Moore, lors de la cérémonie des Césars, samedi dernier, ont ému participants et téléspectateurs : à l'opposé des invectives de la propagande américaine, il a remercié la France de savoir dire non à la guerre !
On assiste à une véritable mondialisation de la prise de conscience que la guerre n'est pas la solution, et qu'il ne saurait y avoir d'issue en dehors de la paix.
C'est cette idée qu'avancent, outre la France, des pays comme la Russie, le Japon, la Chine ou l'Allemagne.
De même, après cinquante-deux Etats africains, les cent seize pays du Mouvement des non-alignés, qui, je le rappelle, représentent plus de la moitié de la population mondiale, ont adopté la même tonalité.
Ces mêmes citoyens du monde ont, à juste titre, éprouvé une grande compassion pour le peuple américain au lendemain des événements atroces du 11 septembre 2001, des événements qu'ils ne veulent en aucun cas voir se reproduire. Ils avaient alors marqué leur profonde solidarité à l'égard du peuple américain.
Cependant, ils perçoivent et comprennent que ce n'est pas la guerre contre l'Iraq qui permettra de combattre le terrorisme. Ce n'est d'ailleurs pas son but. Les raisons profondes du gouvernement Bush leur apparaissent crûment, et la légitimité sur laquelle il tente de fonder son intervention explose : il s'agit bien, aux yeux de tous, de l'accès au deuxième plus grand champ pétrolifère du monde, d'intérêts géopolitiques, d'une volonté d'hégémonie dans cette région et sur le monde, un monde que ce gouvernement souhaite unipolaire.
Les citoyens du monde voient bien qu'en s'arrogeant le droit de décider seuls du sort des peuples les Etats-Unis se placent résolument en dehors du droit international et que la méthode américaine est, de surcroît, totalement illégale. Les Etats-Unis remettent en cause les principes de l'ONU et ceux des institutions internationales en général. Pourtant, les textes internationaux demeurent des fondements dans lesquels la communauté internationale doit continuer à se reconnaître, si elle veut être en mesure de bâtir un monde capable d'opposer à la barbarie non pas la vengeance, mais la justice.
Le gouvernement Bush lui-même et les médias américains poursuivent une bataille idéologique sordide tendant à faire croire que ceux qui contestent la guerre « américaine » font preuve d'anti-américanisme. Il suffit de regarder les résultats du récent sondage du Journal du Dimanche pour se convaincre du contraire : 70 % des personnes opposées à une intervention militaire en Iraq disent « aimer » les Américains. On ne saurait les soupçonner d'avoir par ailleurs une quelconque complaisance envers l'Iraq. Et l'on peut estimer que les autres opinions européennes sont proches de celle-là.
Monsieur le ministre, les pressions exercées par les Etats-Unis sur l'ONU, sur les pays d'Europe, sur la Turquie, montrent que nous atteignons un nouveau stade de tension.
L'ampleur et la gravité des enjeux sont de plus en plus mesurables. Il s'agit de préparer les conditions d'une maîtrise américaine des perspectives énergétiques mondiales, les conditions d'une véritable militarisation de l'économie. Il s'agit de signifier aux Européens qu'il n'y a pas d'alternative possible au leadership américain.
Va-t-on vers une gouvernance américaine mondiale ? Les peuples de par le monde, l'Europe elle-même, n'auraient plus le choix de leur politique, y compris en matière de défense. Ils devraient en toutes circonstances dépendre des Etats-Unis. La suprématie de la superpuissance américaine devrait être reconnue comme une réalité non contestable.
Ce monde unipolaire n'est pas le nôtre, il n'est pas celui des peuples. Je suis convaincue que les mobilisations, au-delà de la contestation de la guerre, expriment le refus de la logique de la force, le refus de l'hégémonie.
Les peuples européens se rejoignent, en dépit des conceptions différentes de leurs dirigeants, en dépit des visions différentes de la construction européenne, de son rôle et de son avenir. Si la France fait valoir une vision plus communautaire, plus interventionniste, plus « continentale », la Grande-Bretagne valide une Europe plus favorable au libre-échange, plus atlantique, sa position résolue en faveur du soutien aux Etats-Unis dans une guerre en Iraq est, à ce titre, significative. Elle trouve, hélas ! dans cette position, des alliés dans les pouvoirs en place en Espagne et en Italie. Mais que valent ces positions face à celles de leurs populations ?
D'ailleurs, les Quinze ont dû se retrouver pour adopter une laborieuse position commune qui, si elle n'exclut pas l'usage de la force, est obligée de tenir compte du puissant mouvement de l'opinion.
Les gouvernements italien et espagnol n'ont pas non plus osé présenter à leur Parlement des motions de soutien à la politique américaine et ont dû reprendre l'esprit de la position commune des Quinze. Quant au gouvernement britannique, il doit compter avec des dizaines de députés, travaillistes et libéraux démocrates, opposés à la politique de Tony Blair.
Monsieur le ministre, la question fondamentale est de savoir si la France et les Européens sauront définir ensemble les politiques susceptibles de contribuer à des solutions durables et justes aux problèmes du monde d'aujourd'hui pour construire une véritable communauté politique solidaire.
Aujourd'hui, l'alternative est claire. Soit l'option atlantique conduira l'Europe à être inexistante, soit les Quinze sauront construire une vraie réponse aux attentes politiques et sociales qui s'expriment en Europe même et, dans l'urgence, en Méditerranée, au Moyen-Orient, en Afrique et ailleurs. Cette urgence est d'autant plus pressante que des logiques de guerre et des budgets militaires colossaux aggravent les crises économiques et les difficultés.
Les Européens sauront-ils répondre concrètement aux exigences du développement dans toutes ses dimensions, à celles de la sécurité et de la démocratie, avec des politiques et des moyens adaptés ? Au contraire, auront-ils comme priorité les politiques de force et les choix sécuritaires, qui ne traitent jamais les causes profondes des crises et de leur extension ?
En réalité, nous sommes dans un moment de vérité pour la France et l'Europe. Comme je le disais, on voit à quels obstacles immédiats serait confrontée la politique de partenariat euro-méditerranéen des Quinze si, du fait de la guerre, la région méditerranéenne était davantage déstabilisée.
La crédibilité de ce partenariat nécessite de la part des Quinze une vraie capacité d'initiative dans la résolution des conflits, en particulier celui du Proche-Orient, dans le respect des résolutions de l'ONU, dans la garantie de la sécurité pour tous, dans la justice pour le peuple palestinien, qui a droit à un Etat souverain. Tant que ce conflit ne sera pas en voie d'être résolu, le Moyen-Orient restera la zone d'instabilité et de violences qu'il est depuis trop longtemps, hélas !
Il y donc des choix fondamentaux à effectuer pour notre pays et pour les Européens, des choix sans lesquels l'excessive et brutale pression américaine à l'alignement mettrait en cause l'avenir même du projet européen.
La menace de guerre conduit à poser ainsi plus globalement des problèmes cruciaux, par exemple celui de la démilitarisation, de la dénucléarisation pour l'ensemble de la Méditerranée et du Moyen-Orient, celui aussi des institutions internationales, en particulier de l'ONU - une ONU revalorisée et démocratisée - pour mettre en cause la suprématie de la force dans les relations internationales et faire valoir des solutions politiques et une conception préventive et collective de la sécurité.
L'alternative à la guerre, c'est aussi une solution qui puisse contribuer à la réintégration, demain, d'un Iraq démocratique et pacifique au sein de la communauté internationale. La convocation d'une conférence internationale, sous l'égide de l'ONU, avec la participation des forces démocratiques iraquiennes et kurdes - qui doivent pouvoir compter sur notre solidarité - nous paraît être une proposition digne d'intérêt. La France pourrait être porteuse de cette idée.
Laisser faire l'unilatéralisme arrogant de l'administration américaine, c'est prendre le risque de mettre en péril toute l'architecture institutionnelle internationale issue de la Deuxième Guerre mondiale, en particulier l'Organisation des Nations unies elle-même.
Si les Etats-Unis imposent le choix de la guerre contre les peuples, ils imposeront leur suprématie sur tout.
Aujourd'hui, le sort de l'Iraq, les conséquences d'une guerre et l'avenir des relations internationales concernent l'ensemble de la collectivité mondiale.
C'est, jusqu'au bout, au sein des Nations unies que la recherche d'une solution multilatérale non militaire à la crise doit être poursuivie.
L'opposition de la France au projet de « résolution-couperet » des Etats-Unis, la proposition alternative qu'elle fait pour que les inspecteurs aillent au bout de leur mission, vont dans ce sens.
Mais, monsieur le ministre, si la France a joué un rôle positif jusqu'ici, c'est parce qu'elle a su résister.
Nous devons être conséquents avec nous-mêmes ; notre pays doit garder la crédibilité qu'il a acquise.
Mme Hélène Luc. Très bien !
Mme Nicole Borvo. Si une résolution légitimant une intervention américaine était adoptée, notre pays devrait utiliser son veto.
Une telle attitude serait à la hauteur de tous ceux qui, dans le monde, attendent de notre pays qu'il contribue à empêcher la guerre et qu'il travaille à une solution pacifique.
L'opinion publique mondiale, notamment celle qui a défilé dans les rues ce 15 février, nous regarde. La France s'honorerait de résister. Elle donnerait un élan à tous ces pays qui, aujourd'hui, impressionnés par l'hyperpuissance américaine, hésitent encore à lui tenir tête. On voit bien les pressions exercées, y compris sur la Chine et la Russie !
Nous vous demandons, monsieur le ministre, que notre pays n'apporte en aucune manière son soutien à une intervention en Iraq, que notre pays n'y soit en aucun cas engagé.
Nous demandons également au Gouvernement que le Parlement soit saisi à tout moment, en fonction de l'évolution de la situation. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Josselin de Rohan. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Josselin de Rohan. Dans votre remarquable intervention au Conseil de sécurité, le 14 février dernier, monsieur le ministre des affaires étrangères, vous avez dégagé avec clarté, justesse et conviction les lignes de force de la diplomatie française vis-à-vis de l'Iraq. Et permettez-moi de vous dire, sans flagornerie aucune, que nous avons été fiers d'être Français en écoutant votre propos. (Vifs applaudissements sur les mêmes travées.)
L'action menée, dès l'origine, par le Président de la République et par le Gouvernement recueille notre totale adhésion parce qu'elle repose sur des principes fermes, compréhensibles et simples.
La France veut le désarmement intégral de l'Iraq, parce que le régime iraquien représente une menace et qu'il dispose encore d'armes de destruction. Elle pense que cet objectif peut être atteint sans recours à la guerre, grâce à des contrôles systématiques et étendus, effectués à la diligence et sous l'égide des Nations unies.
Si, malgré les invitations répétées qui lui ont été faites, Saddam Hussein se dérobait aux exigences des Nations unies, une action collective pourrait être entreprise à l'instigation des Nations unies pour obtenir par la force le désarmement définitif de l'Iraq. Encore faudrait-il que cette action fût décidée par les Nations unies !
Nous n'avons jamais écarté cette hypothèse, mais elle nous paraît être l'ultime recours, quand toutes les autres procédures auront échoué. (Très bien ! sur les travées de l'UMP.)
La France n'est pas seule dans ses efforts pour obtenir le désarmement de l'Iraq par des voies pacifiques. La résolution 1441 doit le jour à l'énergie et à la ténacité dont a fait preuve notre diplomatie pour obtenir cette décision, qui a recueilli le plus large consensus. La Russie, la Chine, l'Allemagne, un grand nombre de pays africains et asiatiques partagent notre souci de voir les pressions exercées sur l'Iraq s'inscrire non dans une perspective d'action unilatérale, mais au contraire dans celle de la sécurité collective. En outre, il est difficile de tenir pour négligeables les réactions des opinions publiques hostiles à la guerre qui se sont manifestées un peu partout dans le monde. Pour nous, l'exigence de sécurité collective mondiale, dont les Nations unies sont les garantes, n'est ni un mythe ni une chimère, mais un principe fondamental sur lequel repose l'ordre international que les grands conflits du xxe siècle ont rendu nécessaire, indispensable même.
Faut-il rappeler tout ce que cette construction doit aux Etats-Unis d'Amérique ?
Cette conception est apparue pour la première fois dans les quatorze points énoncés en 1918 par le président Wilson et qui ont donné naissance à la SDN. Elle a été reprise pendant la guerre par le président Roosevelt et a conduit à l'instauration des Nations unies. C'est au nom même de la sécurité collective que le président Eisenhower, qui qualifiait cette sécurité collective de « progrès majeur et décisif pour la paix », a condamné l'intervention des Français et des Britanniques à Suez, en 1956. Ne l'oublions pas !
M. Emmanuel Hamel. Excellent rappel, très nécessaire !
M. Josselin de Rohan. En se faisant le défenseur du rôle et de la responsabilité centrale de l'ONU dans le maintien de la paix et le désarmement, notre pays se situe dans la continuité de ces principes. Il marque son souci de préserver la crédibilité de l'Organisation des Nations unies, qui serait certainement gravement déstabilisée si l'intervention militaire était conduite en Iraq sans qu'elle l'ait autorisée au préalable.
Le désarmement de l'Iraq doit être une cause partagée, et non l'objectif ou l'affaire de quelques-uns.
Il faut donner sa chance à la paix, même si elle exige des délais, même si elle implique de longues et complexes procédures, même si elle ne permet de progresser que par étapes.
Au demeurant - vous l'avez souligné dans votre intervention, monsieur le ministre -, nous avons obtenu, petit à petit, des résultats très significatifs et, pour peu que l'on donne du temps au temps, nous en obtiendrons sans doute davantage.
A-t-on vraiment mesuré les conséquences d'une guerre, non seulement pour le malheureux peuple iraquien, victime depuis tant d'années d'une tyrannie qui l'opprime, mais encore pour le Proche-Orient, pour le fonctionnement de nos alliances ou pour l'unité de l'Europe ?
La première armée du monde peut éliminer sans risque Saddam Hussein et son régime, mais qu'adviendra-t-il de l'Iraq par la suite ?
Un protectorat militaire américain peut-il garantir le pays contre le risque de dislocation et de guerres civiles ? Croit-on qu'un régime parrainé par l'étranger passera pour légitime aux yeux des Iraquiens, ou bien qu'il constituera, pour les pays voisins, une vitrine démocratique ? On peut en douter.
Quel effet pareille intervention aura-t-elle sur le conflit entre Palestiniens et Israéliens, principale source d'instabilité au Proche-Orient ? N'encouragera-t-elle pas, au contraire, chacune des parties à se murer dans son intransigeance ou dans sa haine ?
L'Amérique et le monde occidental ne s'exposent-ils pas à la rancoeur et à la vindicte durables de l'opinion musulmane ? Ne fourniront-ils pas un aliment précieux aux terroristes de toute obédience et aux nouveaux petits Ben Laden, comme le disait le Président de la République ?
Nous nous interrogeons aussi sur d'autres points. La prolifération nucléaire devient une réalité chaque jour plus évidente. L'Inde, le Pakistan, la Corée du Nord disposent de l'arme nucléaire, et demain, peut-être, l'Iran et d'autres pays asiatiques. Usera-t-on à leur encontre des mêmes procédés qu'à l'égard de l'Iraq ? Dans ce cas, nous n'avons pas fini d'être impliqués dans une succession de conflits.
Pouvons-nous accepter un univers unipolaire où une grande puissance dicte sa volonté au reste du monde, ou sommes-nous partisans d'un système multipolaire dans lequel l'Europe doit jouer un rôle éminent ?
Cette question, les pays de l'Union européenne doivent se la poser, car il leur appartient de savoir si l'Europe veut se doter des moyens et des instruments d'exister par elle-même ou si elle doit se contenter de s'aligner en toutes circonstances sur les Etats-Unis.
Voulons-nous être des partenaires ou des subordonnés ? Poser le problème en ces termes n'est pas faire offense à nos alliés américains. Quels qu'aient pu être certains propos indignes ou blessants utilisés par quelques irresponsables outre-Atlantique, nous ne pouvons pas oublier que nous partageons des valeurs communes avec les Etats-Unis ni toutes les épreuves que nous avons traversées ensemble. M. André Dulait a rappelé l'existence de ces cimetières où reposent tant de jeunes hommes venus mourir pour notre liberté !
La France et les Etats-Unis se retrouveront toujours sur l'essentiel. Que nous puissions avoir des points de vue divergents ne peut que nous inciter à la discussion et non à la confrontation ; discuter n'est pas s'affronter.
Monsieur le ministre, vous avez souligné à plusieurs reprises l'importance que revêtait le calendrier pour les inspections. Nous pensons que ce calendrier, qui fixe les étapes et les modalités de l'inspection conduite par MM. Blix et El Baradei, doit être respecté. Les rapports périodiques des inspecteurs doivent nous permettre de savoir si des progrès ont été réalisés dans le contrôle des sites iraquiens ou si, au contraire, des obstacles sont apparus.
Le mémorandum que vous avez déposé, en prévoyant des moyens supplémentaires et des délais allongés accordés aux inspecteurs, doit nous permettre d'appréhender plus clairement la réalité, et en particulier les conditions dans lesquelles ont été définitivement éliminées les armes de destruction, car il importe d'obtenir des preuves irréfutables de leur neutralisation.
Nous ne doutons pas que les inspecteurs des Nations unies, qui ont conduit leur mission avec sérieux et objectivité, ne fassent très vite apparaître un possible refus de coopération de la part des Iraquiens. Ces derniers ont été dûment avertis des conséquences de leur obstruction. La communauté internationale pourrait être amenée à contraindre l'Iraq au respect de ses engagments par la force.
Nous sommes tous conscients des lourdes responsabilités que le Président de la République et le Gouvernement doivent assumer, ainsi que des choix difficiles auxquels ils sont confrontés. Tout ce qu'ils ont entrepris jusqu'à présent avec intelligence, persévérance et ardeur nous confirme dans l'idée qu'ils sauront agir au mieux des intérêts de notre pays.
Vous aurez à coeur, nous le savons, de rassembler autour de la France tous ceux qui croient à la nécessité d'une sécurité collective et d'un ordre international, tous ceux qui partagent notre conviction que tout doit être mis en oeuvre pour éviter une guerre, mais qui pensent que le désarmement total de l'Iraq est un impératif irrécusable.
La France est pacifique. Elle n'est pas pacifiste. Elle a su faire face avec courage et détermination aux épreuves qui ont jalonné sa longue histoire. En Bosnie, au Kosovo, en Côte d'Ivoire, elle défend les idéaux de liberté, d'humanité et de justice. (Murmures sur les travées du groupe socialiste.)
Nul ne saurait dès lors l'accuser de se dérober à son devoir, ou même de protéger un tyran. Elle ne fuirait pas davantage ses responsabilités si les circonstances l'exigeaient. Mais nul ne saurait l'engager contre sa volonté dans un conflit incertain qui ébranlerait durablement la paix et la stabilité mondiales.
Dans ces moments délicats, nous assurons le Président de la République et le Gouvernement de notre confiance, de notre solidarité et de notre soutien sans faille, mais aussi de notre fierté pour l'action qui a été menée au nom de la France. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Michel Mercier. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste.)
M. Michel Mercier. Monsieur le président, mesdames, messieurs les membres du Gouvernement, mes chers collègues, la crise iraquienne nécessitait que la représentation nationale puisse débattre des nombreuses questions qu'elle pose. Aussi, je voudrais remercier le Premier ministre et le Gouvernement d'avoir voulu que ce débat ait lieu aujourd'hui devant les deux chambres du Parlement.
La crise iraquienne pose en effet de graves questions pour la communauté internationale et pour notre pays. En premier lieu, elle pose la question de l'imminence de la guerre ou de la poursuite de la recherche de la paix. La crise iraquienne amène également la communauté internationale à s'interroger sur son organisation et sur l'efficacité de son action. Enfin, la crise iraquienne pose la question du rôle de notre pays et de celui de l'Europe dans la construction d'un monde pacifié.
Cette crise s'inscrit dans le contexte de l'« après-guerre froide », expression qui traduit combien il reste difficile de qualifier l'ère qui s'est ouverte après la chute du mur de Berlin. Avec la fin de la guerre froide, c'est en effet une organisation stable du monde, fondée sur l'équilibre de la terreur, qui a disparu.
Cette stabilité du monde d'hier, même si elle reposait sur la « névrose nucléaire », a d'abord laissé place à un espoir que l'on a cru identifier en entendant Francis Fukuyama décrire « la fin de l'Histoire ». Le monde de l'après-guerre froide n'est pourtant pas celui du triomphe de la raison hégélienne. Il n'est pas un monde fini, où le rationnel aurait rejoint le réel. C'est pour cela que le monde de l'après-guerre froide reste avant tout un monde en construction.
Pour certains, la tragédie du 11 septembre a « déchiré les illusions de la première après-guerre froide », au premier rang desquelles l'aspiration à un Etat de droit international, adaptation moderne de l'utopie kantienne. Je ne partage pas cette vision. Les auteurs de cette tragédie, en frappant les Etats-Unis au coeur, visaient également les aspirations d'un monde de l'après-guerre froide en construction. Mais il appartient à tous les acteurs de ce monde de ne pas plier sous le poids des incertitudes. Plus que jamais, il nous appartient de manifester la force de nos convictions. C'est par notre détermination que la construction de cet Etat de droit international, que vous appeliez tout à l'heure, monsieur le ministre, de vos voeux, restera possible.
C'est dans ce contexte d'incertitude provoqué par la tragédie du 11 septembre qu'intervient la crise actuelle. Face à cette incertitude, il nous faut rappeler notre attachement à un certain nombre de principes qui doivent guider l'action de l'ensemble des acteurs de la communauté internationale : la recherche d'un monde en paix, la prééminence du droit et l'organisation d'une sécurité collective.
Le monde de la guerre froide n'ignorait pas la guerre. Mais l'équilibre des dissuasions a artificiellement empêché les affrontements directs entre les deux blocs. Cet équilibre tendu a failli être rompu à plusieurs reprises, comme lors du blocus de Berlin ou de la crise de Cuba. Néanmoins, l'équilibre de la terreur, en tenant à distance les deux blocs, a laissé croire à beaucoup que la paix était assurée tant qu'ils ne s'affrontaient pas directement.
Avec la fin de la guerre froide, l'illusion s'est évanouie. La paix qu'un temps l'Occident a considérée comme un dividende de sa victoire n'est apparue que comme un objet de conquête permanente. Le monde de l'après-guerre froide n'est pas un monde sans menaces : les Etats voyous constituent un nouvel axe du monde, le terrorisme a fait la preuve de sa capacité à atteindre tout point de la planète. La recherche d'un monde en paix doit être l'objectif d'un engagement commun de la communauté internationale.
Cette recherche d'un monde en paix ne peut s'appuyer que sur la prééminence du droit. C'est cela qui lui donne sa force. Le développement des tribunaux pénaux internationaux marque, de ce point de vue, un progrès notable. Comme l'a rappelé le Président de la République, jeudi dernier, lors de la rencontre des chefs d'Etat d'Afrique et de France : « Il est fini le temps de l'impuissance, le temps où l'on justifiait la force. Doit venir maintenant le temps où l'on fortifie la justice. »
La prééminence du droit doit aussi organiser les relations internationales. Aussi le système des Nations unies doit-il être le socle de l'organisation du monde de l'après-guerre froide. Les Nations unies avaient été une des victimes de la guerre froide qui avait privé l'Organisation de toute influence décisive dans la régulation des relations entre les membres de la communauté internationale. Cette situation a pris fin avec la chute du mur de Berlin. Mais c'est une situation fragile qui dépend de la volonté des Etats, au premier rang desquels les plus puissants.
Nous n'obtiendrons durablement la paix dans le monde de l'après-guerre froide qu'en fixant notre action dans ce cadre. Aussi, je souhaite aujourd'hui mettre en avant trois principes qui doivent inspirer la politique du Gouvernement dans la gestion de la crise iraquienne : premièrement, la solidarité avec les Etats-Unis ; deuxièmement, la détermination à situer l'action de la communauté internationale dans le cadre des Nations unies ; enfin, troisièmement, la nécessité de renforcer la construction de l'Europe en tant que puissance.
Le 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont été touchés au coeur. Pour la première fois de son histoire, le peuple américain a été touché au coeur de son territoire. La tragédie du 11 septembre, en atteignant les Etats-Unis, a blessé l'ensemble de la communauté internationale.
La France connaît le terrorisme, elle en a aussi subi l'injustice des frappes, au coeur de sa capitale, il y a quelques années, et contre ses ressortissants en mission à l'étranger voilà quelques semaines encore. C'est pourquoi les Français ont ressenti, sans doute de manière plus aiguë encore que d'autres partenaires des Etats-Unis la douleur du peuple américain.
Aussi la France a-t-elle répondu, dès le lendemain du 11 septembre, à l'appel des Etats-Unis pour lutter contre le terrorisme, en particulier contre le réseau Al-Qaida. La France a, par exemple, immédiatement appuyé le dispositif européen de lutte antiterroriste mis en place quelques jours après les attentats du 11 septembre. Dans cette lutte contre le terrorisme, la France doit rester aux côtés des Etats-Unis, avec détermination et conviction.
Mais si Saddam Hussein a été le seul dirigeant arabe à ne pas condamner les attaques du 11 septembre, qu'il a considérées comme les conséquences de la politique américaine, cela ne permet pas de conclure que ces attaques ont une origine iraquienne.
Le 29 janvier 2002, le président Bush a désigné l'Iraq, aux côtés de l'Iran et de la Corée du Nord, comme faisant partie de la liste des pays composant l'« axe du mal ». Sans utiliser cette expression, la France peut partager avec les Etats-Unis une opposition ferme et constante au régime de Saddam Hussein.
Ce régime repose sur un écrasement de la population iraquienne. Ce n'est pas l'embargo décidé en 1990 qui affame le peuple iraquien, c'est la politique menée par le dictateur de Bagdad. Aujourd'hui, le régime de Saddam Hussein ne repose plus que sur la terreur de son clan, qui détient toutes les clés du pouvoir à Bagdad, et sur la misère de son peuple, dont le quotidien est consacré à la recherche des moyens de sa survie. Et si l'Iraq est l'héritier de la haute civilisation qu'a évoquée M. Bernard Seillier, il est bien évident que l'actuel régime iraquien ne peut s'en prévaloir.
La France a rappelé son hostilité à ce régime. Elle partage avec les Etats-Unis son opposition au régime de Saddam Hussein. Il ne faudrait pas que la position française, courageuse, soit perçue par certains de nos partenaires comme une altération de notre hostilité à l'égard d'un régime iraquien tyrannique.
Notre opposition à ce régime nous amène à chercher à le désarmer. C'est un objectif commun à la France et aux Etats-Unis. Il s'agit non pas de remodeler la carte politique de la région mais d'empêcher ce régime de constituer une menace. Nous sommes clairement dans le même camp que les Etats-Unis. Nous sommes des alliés partageant le même but, seule la stratégie diffère.
Une alliance se fonde avant tout sur le fait que, ses membres partageant les mêmes objectifs et la même stratégie de long terme, elle ne peut pas être remise en cause par l'existence d'une discussion entre ses membres, ni même par une divergence dans l'appréciation des moyens à utiliser pour parvenir à ces objectifs communs.
La France est critiquée aux Etats-Unis. Certains lobbys n'hésitent pas à appeler au boycott des produits français. Ces réactions sont excessives au regard de la longue amitié qui unit les deux pays. Elles sont disproportionnées et ne traduisent pas le fait que la France et les Etats-Unis restent plus que jamais des alliés poursuivant un même but. (M. Emmanuel Hamel applaudit.)
L'Alliance atlantique doit être une organisation capable de s'ouvrir à la discussion entre ses membres. A long terme, elle perdrait son efficacité si elle refusait le débat en son sein et imposait de manière récurrente la voie choisie par le plus puissant de ses membres.
C'est pourquoi nous ne croyons pas que la gestion de la crise iraquienne doive entraîner une crise du lien trans-atlantique. Ce serait faire un trop beau cadeau à Saddam Hussein. Les discussions entre les partisans de la poursuite des inspections en Iraq et ceux d'une intervention militaire rapide ne doivent pas permettre aux ennemis de la relation transatlantique de laisser penser qu'une « vieille Europe » remettrait en cause une relation qui a garanti la sécurité de ses membres depuis sa création et, largement, la paix et la liberté du monde.
Solidaire des Etats-Unis, la France partage donc l'objectif de désarmement de l'Iraq. Cet objectif est celui de la communauté internationale tout entière. Il est défini par la résolution 687 du Conseil de sécurité, votée le 3 avril 1991, qui fixe les termes du cessez-le-feu en obligeant l'Iraq à éliminer toutes ses armes de destruction massive. Une commission spéciale des Nations unies chargée du désarmement, l'UNSCOM - United Nations Special Commission -, a alors été créée. En octobre 1998, Bagdad a décidé de rompre totalement la coopération avec l'UNSCOM, prétextant n'avoir plus aucun espoir que les Nations unies recommandent une levée de l'embargo. Ce refus total de coopération n'était pas acceptable. Il constituait alors une violation flagrante et définitive des obligations iraquiennes nées des résolutions du Conseil de sécurité.
La situation que nous connaissons aujourd'hui est différente. Le président Bush, le 12 septembre 2002, à l'occasion de la 57e session de l'Assemblée générale des Nations unies, a mis l'Iraq en demeure de « retirer ou détruire immédiatement et sans condition toutes ses armes de destruction massive ». Cinq jours plus tard, l'Iraq acceptait le retour inconditionnel des experts des Nations unies, qui ont repris leur tâche le 25 novembre dernier.
Entre-temps, le 8 novembre 2002, le Conseil de sécurité a voté à l'unanimité la résolution 1441, qui instaure un régime d'inspection renforcé en Iraq. Ce nouveau régime prévaut toujours. Il a pour but de « compléter et vérifier le processus de désarmement établi par la résolution 687 et les résolutions ultérieures du Conseil ».
Nous sommes donc toujours dans la voie instaurée par la résolution 1441, qui reste valable. Le rapport des inspecteurs devant le Conseil de sécurité, le 14 février dernier, a démontré l'utilité de ce processus. Une grande majorité des membres du Conseil de sécurité partage la conviction exprimée par la France, la Russie et l'Allemagne le 10 février dernier, selon laquelle il est possible de « donner toutes les chances au désarmement de l'Iraq dans la paix ». Cette position est partagée par la quasi-unanimité des membres de l'Assemblée générale des Nations unies, ainsi que par les chefs d'Etat africains rassemblés à Paris la semaine dernière et par les pays non alignés rassemblés cette semaine en Malaisie.
Le processus entamé par la résolution 1441 reste un cadre efficace pour parvenir au désarmement de l'Iraq, comme l'illustre le mémorandum français, cosigné par la Russie et l'Allemagne et soutenu par la Chine, qui a été déposé ce lundi au Conseil de sécurité. Le calendrier prévu dans cette proposition montre que les inspections peuvent être efficacement poursuivies. Toutes les potentialités offertes par le système renforcé d'inspections intrusives établi par la résolution 1441 n'ont pas encore pu être exploitées ; en outre, la coopération iraquienne s'est améliorée. Nous partageons votre conviction, monsieur le ministre : « Nous sommes toujours dans le temps des inspections. »
Celles-ci doivent être renforcées et leur calendrier précisé. En revanche, il ne pourrait être envisagé de les poursuivre indéfiniment. La résolution 1441 a offert à l'Iraq une dernière chance de parachever son désarmement pacifiquement. Il ne peut y en avoir d'autres. Pour la France, comme pour les pays qui partagent ses positions, l'usage de la force est un recours ultime, certes, mais un recours possible. Nous ne défendons pas un pacifisme aveugle, mais nous souhaitons donner toutes ses chances à un règlement pacifique de cette crise.
Le régime de Saddam Hussein doit démontrer sa coopération. Il est évident que la destruction rapide des missiles iraquiens Al-Samoud 2 constituerait un signe tangible de la coopération iraquienne. Le rapport globalement positif des inspecteurs, le 14 février dernier, a convaincu la majorité des membres du Conseil de sécurité que les inspections restaient la bonne voie pour désarmer l'Iraq. Une absence flagrante de coopération de l'Iraq, tel un refus d'envisager la destruction de ces missiles, serait de nature à changer l'état d'esprit de cette majorité. Les jours qui viennent seront donc décisifs.
Mais, dans tous les cas de figure, le cadre des décisions de la communauté internationale doit rester le Conseil de sécurité des Nations unies. Il ne serait pas tolérable qu'une décision unilatérale, quelle qu'elle soit, soit prise en dehors de ce cadre. Les Nations unies sont le lieu où se bâtit l'équilibre du monde et le Conseil de sécurité doit conserver son rôle de meneur de jeu de l'action de la communauté internationale.
La France a choisi de placer sa politique dans ce cadre, et cela ne doit pas changer. Elle a effectué un travail de conviction auprès de ses partenaires. Grâce à ce travail, elle a, en l'état actuel des inspections, réussi à maintenir parmi les membres du Conseil de sécurité une majorité en faveur d'une solution pacifique. Si le déroulement futur des inspections laissait apparaître qu'une telle solution est devenue inenvisageable, alors la France ne devrait pas hésiter à prendre ses responsabilités.
Enfin, la crise iraquienne met au premier plan l'efficacité du travail qui peut être mené dans le cadre des Nations unies. Cette expérience doit nous amener à favoriser davantage à l'avenir l'implication des Nations unies dans la gestion des crises internationales. Aussi, il serait imprudent qu'un des pays disposant au Conseil de sécurité d'un droit de veto - quel que soit ce pays - déstabilise le fonctionnement et la crédibilité du système des Nations unies en utilisant un outil dont l'archaïsme mériterait d'être relevé plus de douze ans après la fin de la guerre froide.
La gestion de la crise iraquienne doit se faire à l'échelon des Nations unies, et dans le cadre de cette organisation. C'est la condition même de la poursuite de la construction d'un monde pacifié pour l'après-guerre froide.
L'autre condition réside bien entendu dans l'existence, à l'échelle mondiale, d'une pluralité de voix de portées voisines. Or, dans la gestion de la crise iraquienne, l'Europe, quand elle ne manifeste pas ses divisions, est résolument absente.
Certes, les ministres des affaires étrangères ont réussi une première fois, le 27 janvier dernier, à faire parler l'Europe d'une voix pour approuver le principe de la poursuite des inspections, mais sans se prononcer ni sur leur durée ni sur la nécessité d'une deuxième résolution pour l'emploi de la force. Les chefs d'Etat et de gouvernement, réunis par la présidence grecque, ne sont pas parvenus à un résultat beaucoup plus satisfaisant.
Parallèlement, l'Europe a affiché ses divisions, notamment par la publication, le 30 janvier, d'un premier communiqué signé par huit dirigeants européens, puis, le 5 février, d'un deuxième communiqué signé par dix dirigeants d'anciens pays de l'Est.
Ces communiqués ont permis à certains de souligner une division entre une « vieille » et une « nouvelle » Europe, et l'Europe affiche encore davantage ses divisions à chaque réunion du Conseil de sécurité. Elle semble se partager entre une Europe continentale, rhénale, carolingienne, centrée sur le couple franco-allemand, et une Europe insulaire, péninsulaire et orientale.
Non pas que l'Europe n'existe que lorsqu'elle est rassemblée autour des positions exprimées par le couple franco-allemand ! Mais, pour que l'Europe existe, deux conditions doivent être réunies : la France et l'Allemagne doivent être d'accord sur de vrais objectifs communs, et cet accord doit être être acceptable pour la grande majorité des autres Européens.
Autrement dit, l'Europe existe d'abord quand elle est convaincante. C'est sans doute avant tout parce qu'ils restent convaincus que leur sécurité dépend des Etats-Unis que dix anciens pays communistes, dont l'aspiration est de rejoindre l'OTAN, ont semblé si rapidement déserter l'Europe pour soutenir le protecteur américain.
Mais, pour être convaincante, l'Europe doit pouvoir exprimer une position commune, défendue avec conviction et reposant sur une analyse commune des situations de crise. Les débats qui avaient conduit à établir une politique extérieure et de sécurité commune, puis à la réformer, restent d'actualité.
L'Europe ne peut continuer à se satisfaire d'une attitude qui la place dans une situation permanente d'échec.
Les instances dirigeantes de la Convention sur l'avenir de l'Europe ont repoussé à plus tard les travaux sur cette question. Ce fut une sage décision, car il aurait été imprudent de chercher à réformer l'Europe alors que les Européens manifestaient leurs divisions. En revanche, il serait irresponsable de reporter trop loin la réforme de nos méthodes alors que, chaque jour, elles font la preuve de leur inefficacité.
Tirer les leçons de la crise iraquienne exige, monsieur le ministre, que le Gouvernement soit audacieux dans la réforme des institutions européennes et sans doute qu'il aille plus loin que la position qu'il a exprimée au travers de la contribution franco-allemande. A l'heure où le Gouvernement affiche son courage aux Nations unies, il doit également manifester son ambition pour la construction européenne.
Nous faisons face à un grand risque : que les seules victimes de la crise ne soient pas Saddam Hussein, le totalitarisme et les terrorismes qu'il nous faut combattre, mais aussi l'ONU et l'Union européenne. La crise trouve, évidemment, ses causes chez Saddam Hussein, dans les totalitarismes et dans le terrorisme, mais aussi dans une insuffisance de l'ONU et de l'Union européenne.
Nous souhaitons que la France relance la construction de l'Union européenne pour que l'Europe soit enfin une puissance réelle. Nous souhaitons que la France se mette, avec ambition, avec humilité, sans arrogance ni pessimisme, au service de cette ambition.
Pour conclure, monsieur le ministre, je veux vous confier mon espoir. Je forme le voeu que la France réussisse. Dans la gestion de la crise iraquienne, elle a choisi une voie difficile, étroite, mais juste. Aussi soutenons-nous avec conviction la position du Gouvernement. Nous espérons la réussite de son entreprise, car nous pensons comme vous, monsieur le ministre, que le désarmement pacifique de l'Iraq est possible. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et de l'UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Aymeri de Montesquiou.
M. Aymeri de Montesquiou. Monsieur le président, monsieur le ministre des affaires étrangères, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, tous ici, nous voulons être les artisans de paix : quelques-uns considèrent qu'une guerre pourrait préparer la paix, la plupart estiment que tout doit être tenté avant la pire des solutions. Mais, quel que soit le cheminement de notre pensée, notre objectif à tous est la paix.
Ce débat est inhabituel. A cette tribune, nous proposons, nous confrontons des opinions, des philosophies, parfois même des idéologies différentes, voire antagonistes. Aujourd'hui, ces prises de parole se rejoignent sur l'essentiel : elles soulignent la gravité de la situation et traduisent l'inquiétude des Français et de leurs représentants.
Contrairement à la tradition, ce débat ne sera pas suivi d'un vote. Aujourd'hui, cela me semble approprié : ne prenons pas le risque d'être influencés par des préoccupations de politique intérieure.
La France, dans ces circonstances exceptionnelles, joue un rôle majeur dans le débat mondial. Elle ne peut participer à ce nouveau « grand jeu » à cartes ouvertes. Il est évident que voter aujourd'hui sur l'utilisation ou non du droit de veto lui ôterait toute marge de manoeuvre et tout moyen de s'en tenir au laconisme indispensable aux négociations de ce niveau.
La toile de fond de ce débat reflète les prises de position des Etats-Unis et de la France, qui apparaissent comme les chefs de file de thèses opposées.
Les Etats-Unis et la France doivent beaucoup l'un à l'autre, mais, aujourd'hui, leurs analyses sont tout à fait dissemblables. Parfois, il faut savoir prononcer des paroles qui peuvent fâcher même et surtout ses amis. Les vrais amis savent que ces propos ne sont pas tenus intuitu personae et que l'amitié se jauge à la capacité d'exprimer des idées divergentes.
Il est difficile d'être péremptoire tant le sujet, déjà complexe, l'est plus encore du fait des non-dits sur les causes et de la difficulté d'évaluer les conséquences.
Mettons-en pratique le précepte du général de Gaulle : « Allons vers cet Orient compliqué avec des idées simples. » Tentons d'analyser objectivement et sereinement les causes et les conséquences d'un conflit jugé par beaucoup comme inéluctable.
Je l'ai dit dans mon avant-propos, notre objectif à tous est la paix durable. Dans ce combat, la volonté du Président de la République a été déterminante. C'était l'expression d'une réflexion et non pas seulement un mouvement spontané, car, en l'occurrence, la logique de paix est plus ardue que la logique de guerre. Décider la guerre, c'est une forme de renoncement, c'est refuser le combat pour la paix.
Nous avons été qualifiés de « vieille Europe » par ceux qui ignorent que l'expérience est aussi la contrepartie de l'âge. Notre expérience du malheur nous a souvent été imposée par les conflits. Après des siècles d'affrontements, nous savons désormais que les seules guerres justes sont les guerres de résistance et que l'injustice extrême pour les peuples s'appelle la guerre. (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste et de l'UMP.)
Tentons de comprendre les causes malgré les non-dits. La vieille Europe a de la mémoire, le monde arabe et le monde musulman aussi.
Si sa personne est certes indéfendable, Saddam Hussein fut considéré un temps comme l'expression de la modernité arabe laïque, utilisant son pétrole comme bouclier et comme levier contre l'obscurantisme. Il a donné des infrastructures à son pays et formé les cadres universitaires nécessaires au développement de celui-ci. Il fut utile aux Occidentaux, indispensable aux Arabes dans le conflit opposant Riyad à Téhéran : on oubliait alors son statut de dictateur. Les uns lui ont vendu des armes, les autres les ont financées.
Aujourd'hui, Saddam Hussein n'est pas un homme différent et certains qui veulent aujourd'hui la guerre posaient obligeamment à ses côtés.
M. Claude Estier. Ça oui !
M. Aymeri de Montesquiou. L'affirmation américaine selon laquelle l'Iraq serait une menace pour les Etats-Unis est une contrevérité qui exaspère le monde musulman, car chacun connaît l'état de délabrement de ce pays.
Nous aurions préféré que le secrétaire d'Etat américain, Colin Powell, argumentât sa politique militaire avec des éléments plus probants. Quel tribunal - et les Nations unies en étaient un ce 5 février 2003 - accepterait un enregistrement anonyme et des photos de bâtiments comme des preuves déterminantes et irréfutables pour déclencher une guerre ? Comment le Premier ministre britannique a-t-il pu brandir comme argument décisif une thèse estudiantine vieille de plus de dix ans ?
Notre quête de vérité doit être la recherche de la réalité. Il y a de forts indices que subsistent des stocks d'anthrax, qu'existent des tubes pouvant servir à la fabrication du plutonium ; il y a surtout l'absence de rapport sur l'élimination des armes de destruction massive.
Les missiles sol-sol Al-Samoud 2 ont une portée de 180 kilomètres qui outrepasse de 30 kilomètres celle qui est autorisée par les Nations unies. A ce titre, ils doivent effectivement être détruits, et la France est tout à fait ferme sur cette question. Rappelons d'ailleurs que l'infraction a été découverte par un militaire français.
Aujourd'hui, l'inquiétude mondiale ne peut être apaisée que par la quête de la vérité. C'est le choix de la France, qui, dans le strict respect du droit international, demande plus d'inspecteurs et une surveillance aérienne accrue.
Monsieur le ministre des affaires étrangères, vous avez déclaré que « nous étions résolument dans le temps des inspections ». Répétons à l'envi que celles qui se sont déroulées de 1991 à 1998 ont permis d'éliminer plus d'armes de destruction massive que les opérations armées de la guerre du Golfe. Pour un même résultat, comparons les coûts !
Comparons surtout le nombre de victimes, soldats ou populations civiles.
Refusons la précipitation. Autant la présence de 200 000 soldats américains et britanniques dans le Golfe est un élément déterminant du fait qu'elle constitue une pression physique très forte, autant il serait irresponsable, étant donné les conséquences probables, de lancer l'offensive sans que les inspections aient marqué la limite de leur efficacité.
Dans un contexte aussi tendu, on ne peut refuser d'accorder du temps supplémentaire au Conseil de sécurité.
Le mémorandum présenté par la France, l'Allemagne et la Russie, qui prévoit la mise en place d'un calendrier serré de cent vingt jours pour contraindre Saddam Hussein au désarmement pacifique, est une proposition sage.
En revanche, rien ne peut justifier les propos du président Bush déclarant qu'il n'attendrait pas deux mois supplémentaires. Que sont deux mois si l'on peut contraindre Saddam Hussein à désarmer pacifiquement ?
On ne peut comprendre que le président américain annonce que l'éventuel veto français sera outrepassé : ce serait dénier toute autorité, et donc toute responsabilité à l'ONU.
Notre malaise est réel. Que sont quelques semaines au regard du drame de la guerre ? L'impression dominante est que rien ne pourra convaincre les Etats-Unis d'opter pour une autre solution que l'affrontement armé et son cortège de victimes.
La nouvelle doctrine stratégique des Etats-Unis, définie depuis le 20 septembre dernier, est une stratégie de prévention plutôt qu'une stratégie de réaction. En l'espèce, elle ne prévient pas le conflit, elle le planifie. Pour les Américains, le principe est arrêté ; reste à fixer les dernières modalités : l'agenda et la nature du conflit.
Bien sûr, les forces de la coalition américaine, avec ou sans mandat des Nations unies, gagneront cette guerre, mais dans quelles conditions ? Ce ne sera pas une redite de la guerre de 1991. Saddam Hussein n'a ni la capacité ni la volonté stratégique d'organiser un affrontement dans le désert iraquien. Il a choisi son terrain : les villes.
Même si l'on peut sérieusement estimer que l'armée de Saddam Hussein ne se battra guère - en tous cas pas jusqu'au bout -, les tenants du régime et une partie de la garde républicaine seront assez nombreux pour transformer les villes, et surtout Bagdad, en piège pour les assaillants.
Alors, faudra-t-il des bombardements massifs ? Les premières victimes seront les civils, civils qui, dans leur très grande majorité, haïssent Saddam Hussein. On atteindrait le comble de l'absurde et de l'injustice !
Faudra-t-il se résoudre à des semaines de guerre dans les faubourgs, puis dans le coeur de Bagdad, au risque que le retour des body bags ne fasse basculer l'opinion publique américaine ?
L'opinion mondiale a pu juger que cette guerre n'était justifiée que par quelques indices et des commencements de preuves. Les conséquences d'un conflit l'inquiètent considérablement, car ces conséquences semblent disproportionnées par rapport aux causes. Enumérons certaines d'entre elles sans, hélas !, que la liste soit exhaustive.
Conséquences sur la population iraquienne, d'abord. L'économie de l'Iraq est exsangue, son armée délabrée, sans capacité offensive. Ce sont donc avant tous les Iraquiens que Saddam Hussein peut mettre en danger.
De mes entretiens récents, je retire le sentiment que les présidents kurdes Barzani et Talabani, ainsi que le leader chiite, le cheikh Bakr el Hakim, veulent se débarrasser de Saddam Hussein et du régime mais redoutent les terribles conséquences de la guerre sur les populations qu'ils représentent.
Ils ont toujours en mémoire l'effroyable gazage du village kurde d'Alhabja, qui fit près de 5 000 morts, les 180 000 disparus consécutifs à la guerre du Golfe et les 4 000 villages rasés. Ils se souviennent des chiites torturés et massacrés dans la région de Bassrah.
La guerre contre l'Iraq, c'est le risque de milliers de victimes civiles alors que sans doute plus de 80 % de la population veut se débarrasser de Saddam Hussein.
Conséquences sur l'intégrité territoriale de l'Iraq, ensuite, car on peut craindre un dépeçage de cet Etat.
Ce dépeçage serait le prolongement de la politique d'un « Grand Israël » défendue par Ariel Sharon, politique qui entraînerait l'expulsion des Palestiniens vers la Jordanie, pays dont la population est déjà à 80 % palestinienne et qui recevrait une partie du territoire de l'Iraq en contrepartie de cette carte forcée.
Ce dépeçage pourrait se faire aussi à l'avantage des Turcs en compensation de leur participation au conflit. Il trouverait sa justification dans l'histoire : les Turcs ont toujours considéré que le Vilayet, c'est-à-dire la région de Mossoul et de Kirkouk, était une terre turque. Sous le prétexte de prévenir des troubles et de canaliser des flux de réfugiés, la Turquie pourrait créer une zone tampon dans le Kurdistan iraquien.
Les Kurdes s'y refusent et ils s'y opposeront. Ils n'auraient aucun mal à trouver les appuis et les armes nécessaires à la résistance auprès des pays musulmans voisins et, sans doute, dans la plupart des pays musulmans, lesquels ont à l'esprit les accords militaires entre la Turquie et Israël.
La France pourrait donc utilement proposer à l'ONU le respect des frontières de l'Iraq au motif que le dépeçage déstabilisera la région.
Plus largement, la guerre contre l'Iraq aurait des conséquences dans le monde musulman à l'échelle mondiale. Le terme de « croisade » avait été utilisé - malencontreusement ou à dessein, qui le sait ? - par George W. Bush à l'issue des attentats du 11 septembre : la réaction des populations, du Maroc jusqu'à l'Indonésie, fait redouter une flambée de violence et de terrorisme quelque part, qui légitimerait a posteriori l'attaque américaine. Peut-on prendre le risque d'un embrasement de l'Islam ? En Europe, aux Etats-Unis, dix millions de citoyens non directement concernés par la guerre ont manifesté. Peut-on croire qu'un milliard de musulmans resteront inertes ? Une large majorité des conflits se déroulent à la périphérie ou au coeur du monde musulman : n'en ajoutons pas un autre !
Les conséquences économiques peuvent certes paraître dérisoires au regard des victimes civiles. Les chiffres sont bien évidemment sujets à caution, mais on considère que la menace de guerre puis la guerre feront perdre à la région entre 500 milliards et 700 milliards de dollars d'investissements.
La guerre apparaissant à beaucoup comme inéluctable, la question de l'après-conflit et de la reconstruction politique et économique de l'Iraq est ouverte.
Il faudra écouter l'opposition iraquienne à Saddam Hussein : les Iraquiens doivent pouvoir choisir leur régime et exclure la mise en place d'un gouvernement militaire. L'organisation fédérale semble adaptée à l'hétérogénéité des populations de l'Iraq, pays créé de toutes pièces en 1921. Ce mode d'organisation a été choisi par l'opposition iraquienne unanime, réunie à Londres cet hiver.
Le pétrole est la richesse économique à partir de laquelle le pays pourra être reconstruit. Si les Américains n'ont effectivement aucune vue sur le pétrole iraquien, ils devront convenir qu'il reviendra aux Nations unies, et à elles seules, d'organiser la reconstruction de l'Iraq, en particulier pour ce qui concerne la gestion de ses richesses. Je rappelle qu'elles ont déjà acquis une expérience avérée dans le cadre du programme onusien « pétrole contre nourriture ».
La gestion de la crise iraquienne sera riche d'enseignements pour les crises à venir. Elle pourrait faire jurisprudence. Prenons donc le temps de la mener au mieux. Outre son importance propre due au précédent de 1991, à l'existence de richesses énergétiques, à la dimension religieuse qu'elle comporte, cette crise aura valeur d'exemple.
La France doit continuer à la « dépassionner », à résister à la tentation d'un conflit entre le « grand Satan » et l'« axe du mal » qui nous renverrait des siècles en arrière. Nous devons nous appuyer sur les données objectives avancées par Hans Blix, chef des inspecteurs de l'ONU en Iraq, qui a su conserver sa sérénité malgré l'enjeu.
La France prend le risque politique et militaire de rester étrangère à la planification des opérations sur le terrain. Prenons le risque d'être marginalisés ! Ce risque, nous pouvons l'assumer, car nous sommes convaincus de l'impérieuse nécessité de continuer à nous battre pour la paix. Si la guerre se fait sans l'ONU, la France se sera rendue indispensable à la paix et elle ne sera pas isolée : cent quatorze pays non alignés ne veulent pas de cette guerre ; cinquante-deux pays africains ne veulent pas de cette guerre ; l'Union des pays arabes ne veut pas de cette guerre ; l'Iran qui, agressé par Saddam Hussein, compta 1,5 million de victimes et subit entre 150 milliards et 600 milliards de dollars de destructions, ne veut pas de cette guerre. Ces catégories se recoupent, bien sûr, mais la volonté exprimée reste évidente. Plus près de nous, la majorité des populations de la « vieille Europe » ne veut pas de cette guerre.
Avec pragmatisme, continuons à exercer la pression du droit. Le calendrier resserre son étau sur le dictateur : dans quarante-huit heures, l'Iraq devra commencer à détruire ses missiles Al-Samoud 2.
Les siècles précédents ont vu les grandes puissances s'arroger des droits sur d'autres pays, se partager le monde par la force. La décolonisation a permis à ces Etats de retrouver leur voix. Les grands ensembles régionaux se mettent désormais en place sur le fondement de la libre volonté des Etats.
Aujourd'hui, les règles du droit international sont seules garantes de la sécurité collective. Elles viennent réguler les rapports entre Etats. Ne soyons pas angéliques : la « raison du plus fort » ne pourra jamais être écartée, mais elle doit être bridée le plus possible.
Le monde doit changer de comportement, après avoir changé de siècle. Les Nations unies ne sont plus une l'enceinte où deux rivaux se neutralisaient par le biais du droit de veto. Il faut que le xxie siècle soit le siècle d'un monde multipolaire dans lequel les nations travailleront à un meilleur équilibre. Si tel ne devait pas être le cas, l'écart de richesses continuerait de se creuser entre les nations. Le terrorisme, qui est avant tout la guerre des pauvres, aurait alors de beaux jours devant lui.
Monsieur le ministre des affaires étrangères, vous avez raison : multiplions les inspections, renforçons la surveillance, donnons toutes les chances à la paix. Si l'Iraq ne se plie pas aux exigences de la communauté internationale, si l'on découvre que des armes de destruction massive constituent une menace, alors nous nous résignerons à la guerre.
Les peshmerga, Kurdes iraquiens dont le nom signifie littéralement « les hommes allant au-devant de la mort », nous ont montré la voie. Victimes de Saddam Hussein, malgré le nombre de leurs morts, malgré leurs maisons détruites, malgré leur ressentiment, ils ont, finalement, opté pour la paix, car la guerre, ils ne la connaissent que trop bien. Choisissons d'abord la paix ! (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d'abord de vous remercier de la qualité et de la rigueur de ce débat, qui a fait ressortir notre volonté commune de faire face à la crise et de répondre aux interrogations de nos concitoyens. Il est essentiel, pour le Gouvernement, de poursuivre ainsi le dialogue avec la représentation nationale à un moment crucial de la vie internationale.
Je regrouperai mes réponses à vos questions en exprimant une triple conviction, qui fonde la position de la France : l'enjeu de la crise iraquienne dépasse l'Iraq, et porte sur l'ordre international pour les prochaines années ; notre objectif peut être atteint par les inspections ; enfin, les derniers développements renforcent notre détermination.
Première conviction, la crise iraquienne, au-delà de l'Iraq, définira l'ordre international du monde pour les années à venir. Quels en sont les éléments ?
C'est, tout d'abord, une très grave crise de prolifération. La communauté internationale a un objectif affirmé : désarmer l'Iraq. Le problème que nous avons à traiter est lié à la possession probable d'armes prohibées de destruction massive. La prolifération est un enjeu majeur dans le monde d'aujourd'hui. D'autres crises se présenteront, auxquelles les Nations unies devront faire face. Je pense ici, en premier lieu, à la Corée du Nord.
La crise iraquienne aura donc, pour l'avenir, valeur d'exemple : si nous parvenons à un règlement pacifique par le biais des inspections, la communauté internationale dans son ensemble aura trouvé un outil crédible pour faire face aux autres crises de prolifération. Comme l'a souligné très justement M. de Montesquiou, « la gestion de la crise iraquienne pourra faire jurisprudence ».
Cet objectif ne doit pas être confondu avec la lutte contre le terrorisme, qui constitue la grande menace dans le monde d'aujourd'hui. Si des éléments liés à Al-Qaida sont présents sur le territoire iraquien, nous ne disposons d'aucune information permettant d'étayer la thèse de liens entre le régime de Bagdad et ce réseau terroriste. Vous le savez, la France condamne le terrorisme avec la plus grande fermeté et nous sommes mobilisés, avec tous nos partenaires, pour faire face à ce fléau. Notre engagement en ce sens m'a conduit à convoquer, le 20 janvier dernier à New York, une réunion ministérielle du Conseil de sécurité sur le terrorisme, alors que nous exercions la présidence de ce conseil. Cependant, ne nous trompons pas de combat s'agissant de la crise iraquienne.
De même, l'on ne peut évidemment que souhaiter un Iraq démocratique et respectueux des droits de l'homme. Toutefois, un changement de régime à Bagdad ou un remodelage du Proche-Orient et du Moyen-Orient ne figurent pas parmi les objectifs des résolutions du Conseil de sécurité, qui n'en consacrent qu'un seul : le désarmement de l'Iraq. Ce constat n'atténue pas notre absence totale de complaisance pour le régime de Saddam Hussein.
A l'occasion de la crise iraquienne, nous avons aussi fait le choix de la responsabilité collective. Celui-ci constitue aujourd'hui une exigence morale et politique.
Cette exigence est d'abord morale, parce que les démocraties doivent respecter, dans l'action internationale, les principes sur lesquels elles reposent.
Elle est ensuite politique, parce que seule la collégialité des décisions assure la légitimité nécessaire à une action cohérente et efficace.
La crise iraquienne est enfin un test de l'unité internationale, qui est le meilleur gage de la légitimité et de l'efficacité de notre action.
En ce qui concerne, d'une part, la légitimité, nous avons fait prévaloir, avec l'adoption de la résolution 1441, une démarche en deux temps, qui préserve le rôle central du Conseil de sécurité à chaque étape et exclut tout unilatéralisme. Le Président de la République a été le premier à énoncer cet objectif. Comme l'a dit M. Mercier, le Conseil de sécurité doit rester le « meneur de jeu ».
En ce qui concerne, d'autre part, l'efficacité, nous n'avons eu de cesse de rechercher, à chaque étape, les moyens les plus efficaces pour atteindre notre objectif commun : le désarmement de l'Iraq. Nous avons progressé dans cette voie, et nous pouvons aller encore plus loin.
Oui, monsieur de Rohan, vous avez raison : en résolvant la crise iraquienne par un désarmement pacifique, nous pouvons élaborer un modèle pour résoudre d'autres crises.
Il existe deux types d'inspections : celles qui sont pratiquées dans des Etats qui, telle l'Afrique du Sud, souhaitent résolument coopérer avec la communauté internationale - elles peuvent prendre du temps, par exemple plus de deux ans dans le cas précité, mais elles réussissent, car le pays inspecté souhaite leur succès - ; celles qui se déroulent dans des pays à régime autoritaire, soumis à une dictature, comme en Iraq aujourd'hui ou comme demain, peut-être, en Corée du Nord.
Inspecter au pays de Nelson Mandela, comme ce fut le cas hier, ce n'est évidemment pas la même chose qu'inspecter au pays de Saddam Hussein. Cependant, nous le savions quand nous rédigions et votions la résolution 1441. Il faut donc aujourd'hui de la détermination, de la conviction, de la patience.
Quand il s'agit d'inspecter dans un pays soumis à un régime autoritaire, deux attitudes sont possibles.
D'un côté, certains estiment que, par définition, ce second type d'inspection ne peut réussir car l'on a affaire à un dictateur. La seule solution serait alors une intervention armée.
De l'autre côté, nous estimons qu'il est possible et même essentiel de créer un système d'inspection qui fonctionne quel que soit le régime en place. Sinon, nous serions pris dans un engrenage guerrier et belliciste tout à fait dangereux. Telle est bien la logique choisie, avec la résolution 1441, par le Conseil de sécurité, à l'unanimité.
Or cette résolution produit des résultats, comme l'ont montré les différents rapports des inspecteurs.
Ces résultats sont obtenus, dans le domaine balistique, par le recueil d'informations qui ont conduit au recensement des missiles, par la vérification de ces missiles et par l'ordre donné de les détruire. C'est là la chaîne fondamentale du travail des inspecteurs : information, vérification, élimination.
Dans le domaine nucléaire, M. El Baradei estime qu'il est près d'aboutir et que, dans quelques mois, il aura la garantie qu'il n'existe pas, en Iraq, de programme nucléaire dangereux.
Dans les domaines biologique et chimique, il est nécessaire d'obtenir encore des informations, en particulier en ce qui concerne l'anthrax et le Vx, et de définir des calendriers de destruction, dès lors qu'il y aurait confirmation de l'existence d'armes de destruction massive.
Enfin, nous devons avoir les mêmes exigences et suivre les mêmes principes pour traiter, au-delà du cas iraquien, toutes les crises qui menacent la paix et la sécurité internationales, du Proche-Orient à la Corée du Nord. C'est la condition qui fera que notre action sera acceptée et respectée.
En effet, dans quel monde voulons-nous vivre ? Comment voulons-nous relever les nombreux défis internationaux qui se présentent à nous, tels que le terrorisme, la prolifération, les crises internationales, les crises régionales, le fondamentalisme ?
On le voit bien, le choix est entre un monde unipolaire, où tout reposerait dans les mains d'une seule puissance, et un monde multipolaire organisé en plusieurs pôles de stabilité, où l'Europe, - cela a été souligné par tous les intervenants -, aurait bien sûr une vocation particulière à s'affirmer. Le monde doit marcher sur deux jambes, et l'Europe a la responsabilité essentielle d'exister et de développer une vision propre.
Il y a, derrière cette aspiration à un monde multipolaire, une formidable demande, une formidable attente de la part des peuples et des gouvernements. Le monde veut vivre dans la diversité, dans le respect des identités et des spécificités.
Dans ce contexte, il convient de résister à plusieurs tentations.
La première tentation, c'est l'indifférence, qui consisterait à ne pas nous sentir concernés par ce qui se passe aux portes de notre pays.
La deuxième tentation, c'est la peur. Elle est actuellement à l'oeuvre et l'on mesure bien les dangers qu'elle fait courir. A la suite du traumatisme qu'ont subi le 11 septembre 2001 nos amis américains est apparue la tentation soit de se replier, soit de considérer que la sécurité de son propre pays se joue en tous les points de la planète.
Il faut aussi résister à la troisième tentation, celle de l'emploi de la force quand il ne s'agit pas d'un dernier recours. En effet, comme nous l'avons dit régulièrement au cours des derniers mois, la force seule est vaine si elle ne s'appuie pas sur les principes du droit.
En tout état de cause, quelles que soient les différences qui s'expriment entre les Etats-Unis et la France, vous aurez bien entendu tous compris, mesdames, messieurs les sénateurs, que l'amitié entre ces deux pays n'est pas remise en question. Il ne faut pas céder à la passion, il faut garder lucidité et sang-froid, tant nous avons besoin de rechercher ensemble les meilleures solutions pour résoudre les crises actuelles.
Deuxième conviction, nous pouvons atteindre notre objectif par un régime d'inspection fort.
Comme l'a dit M. de Montesquiou, « refusons la précipitation ». Le temps est encore aux inspections.
Avec l'adoption de la résolution 1441, le Conseil de sécurité a fait le choix unanime des inspections. Ce choix a d'ailleurs été largement approuvé par la communauté internationale. Nul ne souhaite que les inspections se prolongent indéfiniment, comme l'a très justement souligné M. Dulait, mais la résolution 1441 n'établit pas un compte à rebours avant la guerre. Elle définit un calendrier propre aux inspections : toutes les trois semaines environ, on l'oublie trop souvent, les inspecteurs sont amenés à présenter leurs rapports devant le Conseil de sécurité, et c'est là un élément central de l'organisation du temps.
Le 14 février, le Conseil de sécurité a constaté que les inspections donnaient des résultats dans les domaines nucléaire, balistique, chimique et biologique. Des zones d'ombre demeurent, et nous continuons à faire pression sur Bagdad pour obtenir davantage.
Ces progrès nous confortent dans la conviction que la voie des inspections peut être efficace. Il faut, par conséquent, donner aux inspecteurs les moyens et le temps nécessaires à la réussite de leur mission et oeuvrer rapidement dans le sens du renforcement des capacités opérationnelles de la commission de contrôle des Nations unies et de l'Agence internationale de l'énergie atomique. C'est le sens des deux mémorandums successifs que nous avons présentés, pour permettre aux inspecteurs d'agir de façon efficace et selon un échéancier clair pour tout le monde.
Comme le Président de la République l'a rappelé, la guerre ne peut donc être qu'un dernier recours.
M. de Montesquiou et M. Estier se sont inquiétés des conséquences d'une guerre : elles seraient en effet considérables.
Une intervention militaire en Iraq aurait des conséquences humanitaires graves pour la population iraquienne, déjà affaiblie par plus de douze années d'embargo. Au-delà, on peut s'interroger sur ce que serait l'avenir immédiat de l'Iraq en termes politiques : les équilibres religieux et ethniques y sont instables, et les conséquences internes d'un conflit sont difficiles à prévoir.
Cette incertitude propre à l'Iraq n'est que l'un des aspects de la problématique à l'échelle du Moyen-Orient : les divisions, dans cette région de fractures, sont déjà nombreuses, et les frustrations se sont accumulées. Il existe donc une vulnérabilité particulière du Proche-Orient et du Moyen-Orient. Le sentiment que, année après année, le processus de paix israélo-palestinien ne progresse pas constitue un facteur de fragilité supplémentaire.
Plus largement, cette guerre pourrait accréditer l'idée d'un choc des cultures. C'est la préoccupation que M. Seillier a exprimée. L'opinion publique arabe et musulmane réagirait négativement. Une guerre de cette nature risquerait de donner une forte impulsion au terrorisme.
Enfin, nous ne pouvons pas ignorer les conséquences économiques d'un conflit - que certains d'entre vous ont évoquées -, en termes globaux et régionaux.
Troisième conviction, les derniers développements renforcent notre détermination.
La France reste aujourd'hui pleinement mobilisée pour que les inspections réussissent.
Avec quinze inspecteurs actuellement, la France est l'un des premiers contributeurs à la Commission de contrôle des Nations unies et à l'équipe de l'Agence internationale de l'énergie atomique. Nous restons bien sûr disponibles pour faire plus en fonction des besoins des inspecteurs. Nous avons proposé au certain nombre de mesures pouvant aller dans ce sens.
J'ai présenté au Conseil de sécurité, le 5 février, plusieurs propositions : doublement, voie triplement des effectifs des inspecteurs ; renforcement des moyens de surveillance aérienne de la Commission de contrôle et de l'AIEA ; surveillance permanente, le cas échéant, de certains sites, ou constitution d'équipes mobiles de façon à nous assurer qu'il n'y a pas, après le passage des inspecteurs, une reconstitution d'activités illicites.
Ces propositions ont déjà fait l'objet d'un commencement d'application, notamment avec le déploiement d'avions français Mirage IV pour la reconnaissance aérienne.
La France est allée plus loin, en présentant lundi avec l'Allemagne et la Russie un second mémorandum de propositions tendant à accélérer le travail des inspecteurs et à définir des tâches prioritaires de désarmement, ainsi qu'un échéancier rigoureux et réaliste pour l'accomplissement de ces tâches. Ces propositions ont également reçu le soutien de la Chine.
Les différences d'analyse conduisent sans doute à des tensions. Mais la crise iraquienne ne remet pas en question la solidité de nos alliances.
Vous évoquiez, messieurs Mercier, de Rohan et Dulait, notre relation avec les Etats-Unis : c'est une longue amitié, un partenariat ancien et confiant. Nous nous disons les choses franchement, même si cela peut se traduire par des divergences. Le Président de la République est en contact régulier avec M. Bush, Mme Alliot-Marie avec le secrétaire à la défense, moi-même avec M. Colin Powell et nous avons toujours fait preuve, vis-à-vis des Etats-Unis, de franchise et de transparence. Traiter la question de l'Iraq, ce n'est pas mettre en jeu les relations franco-américaines, c'est rechercher, de façon exigeante, une solution à la mesure des enjeux du monde.
S'agissant de l'Alliance atlantique, la France a réaffirmé son soutien à la Turquie et, plus largement, son respect du traité de l'Atlantique nord. Nous restons pleinement engagés au sein de l'alliance. La France est le premier contributeur de troupes aux opérations de l'OTAN, avec près de 5 000 hommes engagés sur le terrain.
Enfin, concernant l'Europe, question évoquée par MM. Estier et Mercier, nous nous accordons avec les pays européens sur l'essentiel, sur les principes. Notre objectif commun, c'est le désarmement de l'Iraq ; nous avons collectivement approuvé la résolution 1441, nous soutenons les inspections, nous nous sommes tous prononcés pour que la guerre ne soit que le dernier recours et nous avons réaffirmé, le 17 février à Bruxelles, lors d'un sommet extraordinaire, le rôle du Conseil de sécurité dans la mise en oeuvre de la résolution 1441.
Au-delà, nous avons, il est vrai, des appréciations différentes de la situation. Il est donc important que nous approfondissions notre concertation : c'est à ce prix que l'Union européenne pourra être plus forte.
M. de Rohan l'a dit : « la France n'est pas seule » et notre position recueille un large soutien.
Au Conseil de sécurité, nos trois grands partenaires que sont l'Allemagne, la Russie et la Chine, avec lesquels nous agissons en étroite concertation, ont des vues très largement convergentes.
Nos prises de positions communes en témoignent, qu'il s'agisse de la déclaration tripartite adoptée lors de la visite à Paris du Président Poutine ou du mémorandum du 24 février, tous deux appuyés par Pékin. Le Président de la République et moi-même sommes en contact quotidien avec nos homologues de ces pays afin de poursuivre ce travail commun.
Mais la position française recueille un large soutien bien au-delà du Conseil. Des organisations régionales se sont prononcées en faveur de la poursuite des inspections : l'Union africaine puis le sommet France-Afrique, la Ligue des Etats arabes et le Mouvement des non-alignés. La session qui a amené les pays représentés à l'Assemblée générale des Nations unies à présenter leur position devant le Conseil de sécurité l'a confirmé.
En Europe même, la position française recueille le soutien de nombreux gouvernements et d'une écrasante majorité des opinions publiques, comme l'ont souligné Mme Borvo et M. Dulait.
A l'occasion de cette crise - je veux revenir et insister sur ce point, que Mme Borvo a évoqué - il faut effectivement tirer les leçons, pour l'Europe, de cette situation. Je veux, pour ma part, y voir une nécessité supplémentaire, peut-être une chance, d'approfondir le questionnement entre les Quinze, entre les Vingt-cinq, avec franchise, en mettant les choses sur la table. Il faut le faire au sein des instances de l'Union européenne ; il faut le faire aussi au sein de la Convention qui doit définir notre projet d'avenir commun.
Pour nous, le temps d'une deuxième résolution n'est donc pas venu.
Nous avons refusé, depuis le début, toute automaticité dans le recours à la force. La résolution 1441, qui a validé l'approche en deux temps prônée par M. le Président de la République, prévoit l'adoption d'une seconde résolution, mais seulement si le Conseil devait constater que les inspections sont dans l'impasse. Toute décision devrait alors être prise explicitement sur la base d'un rapport motivé des inspecteurs et nous assumerions pleinement, dans ce cas de figure, nos responsabilités. Mais tel n'est pas le cas aujourd'hui, et rien ne justifie l'interruption d'un processus qui commence à donner des résultats.
C'est pourquoi la France s'oppose - nous l'avons dit clairement - au projet de résolution déposé lundi par le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l'Espagne. Car, pour répondre sans détour aux interrogations MM. de Rohan et Dulait, ce projet ouvre clairement la voie à une intervention militaire.
Vous me permettrez cependant de ne pas préjuger, aujourd'hui, notre décision sur le recours à notre droit de veto, que Mme Borvo et M. Estier ont évoqué : à chaque étape du processus, la France, vous le comprendrez, souhaite conserver son entière liberté d'appréciation. Mais je redis que, pour nous, la clef de voûte de la résolution 1441, ce sont bien les inspecteurs, qui, sur le terrain sont à la fois l'oeil et la main du Conseil de sécurité. Il leur appartient de faire rapport régulièrement. Nous avons donc des rendez-vous réguliers au Conseil de sécurité, et le prochain aura vraisemblablement lieu le 7 mars. Et c'est bien dans ce cadre que nous prendrons nos responsabilités à chaque étape, comme l'a dit M. le Président de la République. C'est pour cette raison que nous avons refusé toute idée d'automaticité du recours à la force. Sur des décisions aussi graves, il n'y a pas de pilotage automatique possible.
Notre détermination est tout aussi grande à l'égard de Bagdad. Le succès des inspections suppose une coopération pleine et entière de l'Iraq. La France n'a cessé de l'exiger. Nous sommes intervenus et continuons d'intervenir à haut niveau à Bagdad en ce sens.
L'Iraq doit notamment procéder, à compter du 1er mars prochain, conformément à l'exigence posée par M. Blix, à la destruction de ses missiles Al-Samoud. S'il n'accédait pas à cette demande, il appartiendrait aux inspecteurs d'établir un rapport et au Conseil de sécurité de l'examiner. La France se déterminera dans ce contexte. Mais il s'agit, bien sûr, d'un étape importante.
Enfin, soyez assurés que notre réseau diplomatique et consulaire, en liaison avec nos principaux partenaires, reste très vigilant s'agissant de la sécurité et de la protection de nos compatriotes en Iraq et dans les pays voisins.
Monsieur le président, mesdames messieurs les sénateurs, notre débat a une nouvelle fois montré l'unité de la nation dans l'appréciation de la crise et dans la réponse que notre pays lui apporte. Je vous en remercie et je salue cette unité, qui donne tout son poids à notre volonté et à notre ambition commune. Soyez assurés que le Gouvernement, sous la conduite du Président de la République, poursuivra avec force et détermination l'oeuvre de la France au service de la paix. (Applaudissements prolongés sur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. le président. Monsieur le ministre, le Sénat unanime vous remercie de votre intervention et des réponses précises que vous avez apportées aux intervenants.
Le débat est clos.
Acte est donné de la déclaration du Gouvernement, qui sera imprimée sour le numéro 194 et distribuée et, par ailleurs, mise en ligne sur le site Internet du Sénat.
Mes chers collègues, avant d'aborder le point suivant de l'ordre du jour, nous allons interrompre nos travaux quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-sept heures trente, est reprise à dix-sept heures quarante, sous la présidence de M. Serge Vinçon.)