compte rendu intégral
PRÉSIDENCE DE M. Christian Poncelet
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PROCÈS-VERBAL
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n'y a pas d'observation ?...
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d'usage.
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MISSION D'INFORMATION
M. le président. L'ordre du jour appelle l'examen de la demande présentée par la commission des affaires culturelles, tendant à obtenir du Sénat l'autorisation de désigner une mission d'information, en Russie, pour étudier, outre la politique culturelle, l'organisation de la recherche et du système universitaire.
Il a été donné connaissance de cette demande au Sénat au cours de sa séance du 16 juin 2004.
Je vais consulter le Sénat sur cette demande.
Il n'y a pas d'opposition ?...
En conséquence, la commission des affaires culturelles est autorisée, en application de l'article 21 du règlement, à désigner cette mission d'information.
3
Charte de l'environnement
Discussion d'un projet de loi constitutionnelle
M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi constitutionnelle (n° 329, 2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, relatif à la Charte de l'environnement. [Rapport n° 352 (2003-2004) et avis n° 353 (2003-2004).]
Mes chers collègues, le débat que nous allons engager aujourd'hui me paraît essentiel à double titre.
D'abord, parce qu'il s'agit de réviser la Constitution.
Ensuite, parce que c'est la première fois que l'impératif de protection de l'environnement sera inscrit dans notre Constitution.
Sans anticiper sur le débat, je me bornerai à marquer que l'environnement est au premier rang des préoccupations des élus locaux. Nous, sénateurs, nous le savons bien. N'ai-je pas dit, un jour, que les sénateurs étaient les premiers écologistes de France ? Nous l'avons récemment démontré lors du débat sur les éoliennes, que nous avons sauvées. (M. le ministre de l'écologie et du développement durable fait un signe d'approbation.)
Dans la discussion générale, la parole est à M. le garde des sceaux.
M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, vous engagez en effet, aujourd'hui, le débat consacré à la charte constitutionnelle de l'environnement, qui a été votée en première lecture, le 1er juin, par l'Assemblée nationale.
Le texte qui vous est soumis revêt une grande valeur symbolique et historique. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 a affirmé l'exercice des libertés ; le Préambule de la Constitution de 1946 a garanti des droits sociaux. L'ambition de la charte de l'environnement de 2004 est d'ouvrir une troisième génération des droits de l'homme, le droit à l'environnement, en défendant les valeurs de responsabilité de chacun à l'égard de l'environnement, et de solidarité avec les autres peuples et les générations futures.
Comme l'a rappelé le Président de la République, lors du sommet mondial sur le développement durable à Johannesburg, le 2 septembre 2002, ce texte répond à plusieurs défis.
Le premier, et le plus important, est de permettre au politique d'apporter des réponses à la gravité et à la globalité des menaces qui pèsent sur notre environnement.
Cette prise de conscience des risques écologiques a été rendue possible, malheureusement, par quelques grandes catastrophes, ponctuelles mais graves, comme l'assèchement de la mer d'Aral, l'accident de Tchernobyl ou les multiples marées noires, de l'Amoco Cadiz en 1978 à l'accident du Prestige en 2002, mais aussi par l'apparition de problèmes plus globaux, comme la contamination des nappes phréatiques, l'effet de serre ou le réchauffement de la planète qu'il implique.
Elle s'est traduite par une forte demande sociale, souvent relayée par des associations, à laquelle le pouvoir politique ne saurait rester sourd.
Le deuxième défi est en quelque sorte historique. Cela fait plus de trente ans que le pouvoir politique s'est efforcé, pour répondre à l'attente des citoyens, de construire un droit de l'environnement et de lui donner une portée toujours plus grande.
Le résultat est un droit à la fois très innovant, mais aussi très technique, parce que sectoriel. C'est une « prolifération juridique », puisque trente grandes lois sur l'environnement ont été adoptées de 1975 à 2003.
Certes, la loi Barnier, du 2 février 1995, a inscrit les principes fondamentaux du droit de l'environnement destinés à inspirer l'action publique, notamment celle du législateur. Sa portée est restée toutefois limitée, compte tenu de sa place dans la hiérarchie des normes.
La « constitutionnalisation » est nécessaire, car elle seule permettra d'introduire plus de cohérence dans les politiques de l'environnement mises en oeuvre. Elle seule permettra que les principes affirmés ne soient pas remis en cause au gré des lois successives.
Enfin, le troisième défi est d'ordre international.
Sur le plan juridique tout d'abord, l'absence de références à l'environnement dans la Constitution française est d'autant moins concevable que se développent un droit international et un droit communautaire qui peuvent s'imposer au législateur et qui sont parfois d'applicabilité directe.
Les conférences de Stockholm en 1972, puis de Rio vingt ans plus tard et, enfin, de Johannesburg en 2002, ont joué un rôle fondamental d'impulsion pour le droit international de l'environnement. Elles ont favorisé la diffusion de certains principes dont s'inspirent les dispositions les plus récentes de ce droit.
Pour le droit international, c'est le cas, par exemple, de la convention d'Aarhus sur l'accès à l'information et la participation du public, conclue en 1998 et entrée en vigueur en France en 2002, et qui s'impose au législateur.
C'est surtout le cas du droit communautaire, qui, non seulement prime sur la loi ordinaire, mais est aussi régi par le principe de l'effet direct.
Ce n'est qu'en 1986 que l'Acte unique européen a fait entrer l'environnement dans les traités fondateurs. Depuis, les traités de Maastricht en 1992 et d'Amsterdam en 1999 ont très largement développé le contenu de la politique communautaire d'environnement. L'article 6 du traité instituant la Communauté européenne pose le principe d'intégration de l'environnement dans les politiques communautaires et, surtout, l'article 174 de ce même traité consacre ce droit communautaire de l'environnement et fait référence au principe de précaution, sans toutefois le définir.
Enfin, sur la base de ces traités et des directives, la jurisprudence communautaire a fait oeuvre prétorienne, puisqu'elle a consacré le principe de précaution comme un principe général du droit communautaire, par deux arrêts du tribunal de première instance des Communautés européennes, rendus en novembre 2002 et en octobre 2003.
Puisque le droit communautaire ne s'impose pas à la Constitution, l'inscription du droit de l'environnement dans la Constitution présente, dès lors, un intérêt majeur.
Il existe une autre légitimation de la « constitutionnalisation » du droit à l'environnement : elle est d'ordre politique. La France, qui défend une politique active et ambitieuse en matière d'environnement sur la scène diplomatique, dont témoigne notamment l'engagement du Chef de l'Etat au sommet de Johannesburg, ne saurait faire preuve de frilosité en droit interne. Je rappelle, en outre, que nombre d'Etats disposent d'une référence à la protection de l'environnement dans leur Constitution. C'est le cas de onze de nos partenaires européens. La France est donc en retard dans ce domaine.
C'est pour répondre à ces trois défis que le Président de la République a déclaré, le 3 mai 2001 à Orléans, puis le 18 mars 2002 à Avranches, qu'il souhaitait que le droit de l'environnement soit inscrit dans une charte adossée à la Constitution, aux côtés des droits de l'homme et des droits économiques et sociaux.
Je voudrais vous rappeler brièvement, mesdames, messieurs les sénateurs, les grandes orientations du texte qui vous est soumis et commenter les apports de l'Assemblée nationale.
La charte de l'environnement, qui a fait l'objet d'une élaboration originale, se caractérise par un engagement en faveur d'une « écologie humaniste » et par la proclamation conjointe de droits et de devoirs.
En premier lieu, je voudrais rappeler que ce texte a fait l'objet d'un processus de maturation original et démocratique, bien avant l'ouverture de la procédure parlementaire. En effet, c'est à une commission constituée le 26 juin 2002, sous la présidence de M. Coppens, paléontologue et professeur au Collège de France, qu'a été confiée la mission d'élaborer un projet de charte, en éclairant ses enjeux.
Cette commission, composée de dix-huit membres représentant tous les secteurs concernés par la problématique de l'environnement, à savoir des élus, des experts scientifiques et juridiques, des représentants des partenaires sociaux, des associations et des entreprises, a procédé à de nombreuses consultations afin de remettre un texte qui puisse servir de base au travail pour le Gouvernement et pour le Parlement.
Par ailleurs, vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, les contributions recueillies à l'occasion du questionnaire adressé à plus de 55 000 acteurs régionaux et les quatorze assises territoriales ont permis de prendre en compte les avis de la société civile et d'alimenter les réflexions de la commission.
C'est sur la base de ce texte, remis au Président de la République, que mes services, en liaison avec le ministère de l'écologie et du développement durable, ont élaboré un projet de révision constitutionnelle, arbitré par le Chef de l'Etat, et qui a été adopté en Conseil des ministres en juin 2003.
Ce texte est donc le fruit d'un débat démocratique, transparent, tel que le promeut la convention d'Aarhus et tel que le proclame l'article 7 de la charte elle-même.
Ce débat s'est bien évidemment poursuivi devant l'Assemblée nationale, dont les apports furent importants. J'y reviendrai ultérieurement.
En deuxième lieu, je souligne que le Gouvernement a fait le choix d'une « écologie humaniste » puisque, sur les sept considérants, six se réfèrent expressément à l'homme ou à l'humanité. Une « écologie humaniste » est une écologie qui scelle l'alliance de l'environnement, de la science et du progrès économique au service de l'homme. La charte ne saurait être un obstacle au progrès et à la recherche scientifiques et technologiques, mais elle doit leur offrir un cadre favorable en les inscrivant dans la durée.
La préservation de l'environnement est, en effet, qualifiée par le sixième considérant « d'intérêt fondamental de la nation », au même titre que le sont l'indépendance de la nation, sa sécurité, sa défense, sa diplomatie ou la sauvegarde de sa population en France et à l'étranger. Cela signifie nettement que le droit à l'environnement ne saurait être un droit absolu et qu'une conciliation devra être opérée entre la préservation de l'environnement et les autres intérêts fondamentaux de la nation.
En troisième lieu, je précise que la charte proclame conjointement des droits et des devoirs. Une fois modifié, le Préambule de la Constitution renverra aux droits et aux devoirs définis dans la charte de l'environnement. Ce choix, qui est une option fondatrice clairement affichée par le Chef de l'Etat, résulte de l'éthique de responsabilité dont il a voulu que la charte s'inspire.
Cette proclamation conjointe de droits et de devoirs existe déjà dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Le code de l'environnement dispose aussi qu'il est du devoir de chacun de veiller à la sauvegarde de l'environnement. Enfin, cette idée apparaît dans la convention de Rio de 1992 et dans la convention d'Aarhus de 1998.
La charte essaye, dans ses différents articles, de traduire cet équilibre entre droits et devoirs.
L'article 1er proclame le droit de chaque être humain à un environnement équilibré et respectueux de la santé humaine.
L'article 2 proclame le devoir de la préservation et de l'amélioration de l'environnement. Il impose que toute personne prenne part à cette préservation, ce qui signifie que, si chacun doit y contribuer, cette participation ne saurait être équivalente pour tous. C'est un devoir proportionné à la place, aux responsabilités et aux activités des personnes qui y sont tenues.
L'article 3 affirme un devoir de prévention, qui est fondamental du point de vue de la politique de l'environnement. Pour être efficace, la protection de l'environnement passe d'abord par la prévention. Ce devoir porte sur chaque personne, mais il est défini de manière réaliste, puisque celle-ci est tenue de prévenir les atteintes qu'elle est susceptible de porter à l'environnement.
L'article 4 pose un devoir de réparation. Son objectif, qui est plus large que celui du principe pollueur-payeur, est de permettre la réparation d'un dommage à l'environnement, conçu comme un patrimoine commun, alors même qu'aucune personne ne serait lésée, dans sa personne ou dans ses biens, par ce dommage. Il permet de prendre en compte des dégâts qui aujourd'hui ne le sont pas, notamment le « dommage écologique pur ». Il pose également le principe d'une contribution à la réparation : celle-ci peut être partielle ou totale. Il faut tenir compte des hypothèses où les dommages causés sont sans commune mesure avec les moyens du responsable. Il est alors nécessaire d'éviter l'absence de réparation par défaillance ou insolvabilité. Cet article donne une assise juridique plus large à l'indemnisation des victimes des pollutions tout en responsabilisant les pollueurs.
L'article 5 énonce le principe de précaution qui incombe aux autorités publiques et sur lequel je reviendrai.
L'article 6 intègre l'exigence de développement durable dans l'ensemble des politiques publiques. Son objet est de concilier les trois piliers du développement durable que sont la protection de l'environnement, le développement économique et le progrès social. Il ne s'agit pas de freiner le développement, il s'agit de l'inscrire dans la durée. Cet article va plus loin que l'actuel article L. 110-1 du code de l'environnement, qui limitait l'objectif du développement durable aux actions de protection de l'environnement.
L'article 7 proclame le droit des citoyens à l'information et à la participation à l'élaboration des décisions publiques en matière d'environnement. Le droit à l'accès aux informations relatives à l'environnement est caractérisé par de nombreuses sources internationales, notamment la convention d'Aarhus ainsi que par des directives communautaires. L'adoption d'une disposition constitutionnelle offre un socle à l'intervention du législateur. La portée de ce droit constitutionnel n'est toutefois pas absolue puisque le législateur pourra en fixer les limites qui pourront aller jusqu'à l'exception opposée à l'exercice de ce droit, notamment, et vous l'avez bien compris, lorsque sera en jeu la protection de secrets légitimes.
L'article 8 fixe un objectif aux politiques publiques en matière d'éducation et de formation. Il est la traduction du souhait exprimé par le Président de la République dans son discours d'Orléans du 3 mai 2001 : « Parce que l'écologie est au coeur de la citoyenneté, elle doit faire partie des programmes d'enseignement dès l'école primaire, pour apprendre à nos enfants les lois de la nature et les gestes qui la protègent. »
L'article 9 souligne que la recherche et l'innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l'environnement. Cette disposition prend en compte les attentes exprimées lors de la consultation nationale et est une réponse apportée aux chercheurs soucieux des risques de paralysie de leurs travaux. Elle se concilie en outre avec le principe constitutionnel d'indépendance et de liberté des enseignants-chercheurs.
Enfin, l'article 10 précise que la charte inspire l'action européenne et internationale de la France. Il signifie que la France s'impose de promouvoir, en Europe et dans le monde, une écologie humaniste, dans une logique d'intérêt commun à tous les peuples et de solidarité avec les générations futures. Il s'agit donc de l'énoncé d'un objectif d'action.
La crainte a parfois été exprimée qu'en renforçant le bloc de constitutionnalité, la charte ne réduise le pouvoir du législateur. Cette crainte, très largement infondée, devrait disparaître complètement du fait de l'adoption d'un amendement par l'Assemblée nationale.
En effet, à l'exception de l'article 5, qui consacre un principe constitutionnel d'applicabilité directe, les autres articles de la charte énoncent des objectifs de valeur constitutionnelle, dont la mise en oeuvre requiert l'intervention du législateur.
C'est le cas pour l'article 1er, qui institue un droit-créance, le droit à un environnement équilibré et favorable à la santé, exigeant une action positive de la part du législateur. L'effectivité de ce droit est subordonnée à l'intervention de la loi. C'est aussi le cas des exigences posées aux articles 2 à 4. De la même manière, les nouvelles dimensions des politiques publiques ouvertes par les articles 6 à 10 invitent le législateur à intervenir pour mettre en oeuvre les objectifs constitutionnels.
L'article 7 va encore plus loin, puisque le législateur devra définir les conditions et les limites du droit constitutionnel d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement.
La concision des termes inscrits dans la Constitution laissera au législateur une grande marge de manoeuvre pour préciser et définir les politiques qu'il entend mener en matière d'environnement.
Il appartiendra, certes, au Conseil constitutionnel d'exercer son contrôle sur les lois au regard de ces objectifs qui, intégrés au bloc de constitutionnalité, auront pleine valeur constitutionnelle. Ces objectifs, j'insiste sur ce point, seront conciliés avec d'autres règles constitutionnelles et ne pourront revêtir un caractère absolu.
La charte confortera l'action du législateur en lui assurant des normes supra-législatives durables et stables face à un droit communautaire en constante évolution.
La charte permettra de guider les décisions des juges. Le droit de l'environnement actuel est touffu, parfois imprécis et toujours complexe, parce qu'il est souvent caractérisé par une multitude de textes d'origine interne, communautaire ou internationale et par la jurisprudence parfois incertaine ou fluctuante.
Le principe de précaution en est un exemple frappant. Bien que ce principe ait été reconnu dans les textes internationaux et européens de portée contraignante, il n'a jamais fait l'objet d'une véritable définition.
Le juge communautaire en a fait un principe général du droit imposant aux autorités concernées de prendre dans le cadre précis de leurs compétences des mesures appropriées en vue de prévenir certains risques potentiels pour la santé publique, la sécurité et l'environnement, en faisant prévaloir les exigences liées à la protection de ces intérêts sur les intérêts économiques. Mais il ne l'a pas plus défini.
Quant au juge national, s'il est resté mesuré dans son application, il n'a à ce jour donné aucune véritable interprétation jurisprudentielle du principe de précaution tel qu'il est inscrit dans la loi Barnier du 2 février 1995.
Manifeste ou latent, ce principe se diffuse dans l'ensemble de l'ordre juridique national et européen sans avoir de véritable définition, en étant parfois appliqué dans des domaines qui relèvent de la prévention.
La charte de l'environnement va permettre de lever ce flou juridique en encadrant de manière claire le principe de précaution. On ne peut mesurer la portée de cet article qu'en le comparant au droit actuel, à l'égard duquel il présente un véritable progrès en matière de sécurité juridique.
L'article 5 énonce les conditions d'application du principe de précaution. Il prévoit trois conditions pour l'application du principe : il faut que la réalisation d'un dommage soit incertaine en l'état des connaissances scientifiques, que ce dommage soit causé à l'environnement et enfin qu'il soit à la fois grave et irréversible. J'insiste sur ces trois conditions : elles sont cumulatives et restrictives.
Elles impliquent que l'on ne saurait confondre le principe de précaution - qui ne pourra être mis en oeuvre qu'en cas d'incertitude scientifique - avec la prévention qui n'intervient qu'en cas de risque certain de dommage.
Le domaine de la prévention est étendu. Il fonde une stratégie globale de traitement des risques. En effet, le plus souvent, les risques sont avérés. Ce qui relève de l'incertain, c'est seulement le degré de probabilité du risque ou la date de sa réalisation. C'est le cas classique des risques naturels, avalanches, inondations ou des pollutions d'origine industrielle, dont on connaît le caractère dangereux.
Le domaine du principe de précaution, c'est celui du risque incertain. Le risque est possible mais les études scientifiques sont encore partagées sur l'existence même de ce risque.
Je vous rassure. On ne demandera pas aux autorités publiques, et notamment aux élus locaux, de trancher des débats scientifiques, mais simplement de constater l'existence de ces débats.
Les activités qui relèvent du principe de précaution, c'est par exemple la culture d'organismes génétiquement modifiés parce qu'il y a une incertitude scientifique en ce qui concerne leur impact sur le génome d'autres plantes et des espèces animales. C'est aussi l'utilisation de certains insecticides, parce qu'il n'existe pas au sein de la communauté scientifique de consensus sur l'impact de ces produits. C'est encore la question du réchauffement climatique et de l'effet de serre.
J'espère par ces quelques exemples vous avoir indiqué la distinction fondamentale entre la prévention et le principe de précaution.
Enfin, je voudrais insister sur un dernier point : la méconnaissance éventuelle du principe de précaution n'aura aucune incidence sur le plan pénal. Elle ne pourra, en effet, être considérée par les juridictions pénales comme un « manquement à l'obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement », éléments constitutifs des délits non intentionnels prévus par le code pénal.
En effet, la loi pénale est d'interprétation stricte. Le principe de légalité des délits et des peines impose des textes clairs, précis et interdit au juge de raisonner par extension, analogie ou induction. Il exclut donc la possibilité qu'un texte à valeur constitutionnelle serve de fondement à la caractérisation de cette faute qui ne peut résulter que de l'inobservation d'une loi ou d'un règlement.
La charte ne modifie donc pas le régime de responsabilité pénale des élus locaux issu de la loi « Fauchon ».
Je souhaite maintenant évoquer les apports de l'Assemblée nationale, qui revêtent à mes yeux une réelle importance.
Le premier point sur lequel je voudrais insister concerne l'extension de la compétence du législateur et l'amendement adopté qui viendra compléter, s'il était confirmé, l'article 34 de la Constitution.
L'Assemblée nationale a adopté un article additionnel après l'article 2 qui conforte et inscrit dans la Constitution le principe de l'intervention du législateur en matière d'environnement. Cet amendement ne remet pas en cause l'équilibre global du texte, mais il l'explicite et le précise.
Le Parlement avait déjà fait usage de son pouvoir législatif en matière d'environnement, comme en témoignent de nombreuses lois, mais la situation restait incertaine et confuse du fait du silence de l'article 34 de la Constitution.
Elle serait désormais clarifiée. L'ajout apporté à l'article 34 permet de renforcer la cohérence du dispositif juridique dans ce domaine qui est au coeur des préoccupations des citoyens et des pouvoirs publics.
C'était du reste l'une des propositions de la commission Coppens. Certains constitutionnalistes s'étaient également prononcés en ce sens.
En ce qui concerne les articles 1er, 2, 6, 8 et 9 de la charte, cet amendement ne fait que préciser explicitement qu'il appartiendra au législateur de déterminer les conditions de mise en oeuvre des objectifs à valeur constitutionnelle figurant dans ces articles. S'agissant des articles 3, 4 et 7, ils précisent l'étendue de la compétence du législateur : la loi devra fixer les principes fondamentaux s'agissant de la préservation de l'environnement.
Enfin, pour ce qui est de l'article 5 et du principe de précaution, ce nouvel article ne remet pas en cause son caractère d'applicabilité directe. Toutefois, il est désormais clair que, sans être un préalable nécessaire, l'intervention du législateur sera néanmoins possible.
Le deuxième apport de l'Assemblée nationale est l'amélioration de la rédaction de certains articles.
En ce qui concerne l'article 1er de la charte, les députés ont proposé de modifier le texte en retenant l'expression d'un « environnement respectueux de la santé ». Cette rédaction est plus adaptée et plus conforme au fait que cet article n'énonce pas un droit subjectif à caractère thérapeutique.
En effet, la précédente rédaction de l'article, qui énonçait que chacun a le droit de vivre dans un environnement « favorable à sa santé », pouvait sembler établir une protection de la santé de chaque individu, en dépit de ses particularités personnelles et de sa plus ou moins grande sensibilité à l'environnement, laquelle est extrêmement variable, si l'on songe aux allergies ou à l'asthme par exemple. L'objectif de l'article est de promouvoir un environnement plus sain et non de prétendre protéger chacun contre toute maladie.
L'Assemblée nationale a également modifié l'article 3 de la charte relatif au devoir de prévention en précisant que chaque personne devait prévenir les atteintes qu'elle était susceptible de porter à l'environnement ou « à défaut en limiter les conséquences ». Cette amélioration rédactionnelle permet d'accroître la cohérence de cette disposition.
S'agissant de l'article 5, les députés ont adopté trois amendements qui précisent les conditions d'application du principe de précaution.
Le premier amendement avait pour objet d'indiquer que l'intervention des autorités publiques ne pouvait s'effectuer que dans leurs domaines d'attributions. Cette précision, au demeurant implicite dans le texte initial, dès lors qu'une autorité publique ne peut naturellement intervenir que dans son champ de compétence, a paru toutefois nécessaire.
En effet, la notion d' « autorités publiques », qui reprend un terme utilisé notamment en droit communautaire, renvoie à des personnes publiques dotées d'un pouvoir normatif, soit législatif, soit réglementaire : c'est-à-dire l'Etat et ses services déconcentrés, les collectivités territoriales et leurs groupements ainsi que certaines autorités indépendantes dotées d'un pouvoir réglementaire.
Pour autant, il faut souligner que, compte tenu des conditions d'application du principe de précaution et notamment de la nature des risques pris en compte par la charte, les collectivités locales ne seront que très rarement appelées à mettre en oeuvre cet article 5.
Cependant, une confusion était entretenue par certains dans le débat public autour du principe de précaution. Elle laissait croire, par exemple en matière d'organismes génétiquement modifiés, les fameux OGM, que les élus locaux seraient conduits à appliquer des mesures de précaution, alors même que l'autorisation de dissémination des OGM relève non pas de leur compétence mais de celle de l'Etat.
Il est donc apparu utile et pédagogique de compléter le texte en ce sens, afin de bien préciser que chacun n'intervient que dans son domaine de compétence. Cet amendement apporte une clarification en termes de responsabilités des collectivités territoriales.
Le deuxième amendement relatif à cet article tend à limiter l'obligation de résultat découlant de cet article, en indiquant que les autorités publiques doivent adopter des mesures visant à « parer » à la réalisation d'un dommage et non plus à l'« éviter ».
Enfin, un troisième amendement de nature purement rédactionnelle a permis de rétablir une logique chronologique entre l'évaluation des risques et l'adoption de mesures provisoires.
S'agissant de l'article 6, la modification apportée au texte initial fut également de nature purement rédactionnelle.
En conclusion, le projet de révision constitutionnelle dont vous allez débattre, mesdames, messieurs les sénateurs, est un enjeu majeur et est, comme je l'ai déjà dit, un texte historique. Il renouvelle le pacte républicain et impose une logique de l'intérêt collectif face aux menaces qui pèsent sur notre environnement.
Il conforte aussi un droit de l'environnement fondé sur une éthique de la responsabilité conforme aux engagements pris par le chef de l'Etat sur la scène internationale. Surtout, il garantit les droits des générations futures. C'est bien à elles que nous devons penser en examinant ce texte fondamental pour notre avenir. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Patrice Gélard, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, le président Jacques Chirac s'exprimait ainsi à Johannesburg devant l'Assemblée plénière du sommet mondial sur le développement durable : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. »
Le problème de l'environnement qui a été ainsi soulevé lors de cette conférence est capital parce qu'il s'agit de l'avenir des générations futures, et nous avons le devoir historique de nous préoccuper de l'avenir de la planète. Sinon, celle-ci risquerait d'aller à la catastrophe et nous serions alors obligés de prendre des mesures qui pourraient être irréparables face à l'enjeu qui est aujourd'hui proposé.
Mes chers collègues, nous nous inquiétons toujours du fait que tant de jeunes ne se préoccupent plus de la chose publique. Mais ce qui les intéresse au premier chef, c'est justement l'avenir de la planète. En tant qu'élus nous avons le devoir d'assurer cet avenir et de prendre pour eux, comme d'ores et déjà pour nous, les mesures qui s'imposeront.
Aujourd'hui, nous nous posons la question de savoir pourquoi nous devons adopter un texte aussi solennel que la charte de l'environnement, que les futurs étudiants des facultés de droit étudieront au même titre que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et le préambule de la Constitution de 1946.
Pourquoi avoir prévu cette innovation, alors que certains préconisaient de recourir à une simple loi organique, voire à une loi ordinaire ?
L'une des raisons pour lesquelles nous sommes tenus d'inscrire dans notre Constitution les règles essentielles relatives à la protection de l'environnement, c'est que, contrairement à une idée répandue, nombre de Constitutions ont proclamé ce droit.
A l'heure actuelle, dans le monde, près de quatre-vingts Constitutions ont proclamé le droit à l'environnement sain, qu'il s'agisse des pays qui viennent de découvrir la démocratie, de la plupart des pays d'Afrique noire ou d'Amérique latine. Comme l'a rappelé tout à l'heure M. le garde des sceaux, au sein de l'Union européenne, la plupart de nos partenaires ont déjà inscrit ce droit dans leur constitution.
Toutefois, un ensemble normatif s'impose d'ores et déjà à nous en matière de droit de l'environnement.
En effet, nous sommes d'abord liés par toute une série de conventions internationales. La France est partie prenante à plus de 300 traités internationaux, qui reconnaissent le droit à l'environnement et même, pour certains d'entre eux, le principe de précaution, sur lequel je reviendrai ultérieurement.
Comme l'a également rappelé M. le garde des sceaux, nous sommes liés par l'ordre communautaire, notamment par l'article 174, paragraphe 2, du traité de Maastricht, qui nous impose à la fois le respect de l'environnement et le principe de précaution.
Dans l'ordre interne, une série de lois et de règlements en matière de droit de l'environnement s'impose à nous, qu'il s'agisse de la loi la plus ancienne, la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, ou de la loi du 12 février 1995, plus connue sous le nom de loi Barnier, et intégrée au code de l'environnement.
Toutefois, cet arsenal juridique, qu'il soit international, européen ou d'ordre interne, est insuffisant. En l'absence d'une reconnaissance constitutionnelle, il laisse une place excessive à l'interprétation jurisprudentielle et la part réservée au règlement au détriment de la loi est trop importante.
Intégré à la Constitution ce droit à l'environnement que tant de nos concitoyens réclament pourra être affermi et développé.
C'est le chef de l'Etat, lors de son discours d'Orléans du 3 mai 2001, puis confirmé par celui d'Avranches du 18 mars 2002, qui a pris l'initiative d'intégrer à la Constitution ces dispositions nouvelles, sous la forme d'une charte de l'environnement.
Le 26 juin 2002, la commission Coppens, du nom de son président, a été mise en place. Une consultation publique s'adressant à 55 000 partenaires a eu lieu avec près de 14 000 réponses et quatorze assises territoriales ont été tenues.
Enfin, avant que l'Assemblée nationale ne soit saisie du texte, le Conseil d'Etat et le Conseil économique et social ont donné leur avis sur la charte dont nous discutons aujourd'hui.
Je traiterai maintenant du contenu de cette charte et des aménagements apportés par l'Assemblée nationale, tout en m'efforçant de souligner les conséquences juridiques de cette charte.
L'article 1er tend à intégrer au préambule de la Constitution la charte de l'environnement de 2004.
Monsieur le garde des sceaux, cette charte sera-t-elle adoptée en 2004 ? Si elle l'est en 2005, faudra-t-il modifier la date ? Je me permets de vous poser cette question quelque peu humoristique.
L'article 2, qui énonce le contenu de cette charte, comporte un préambule et dix articles.
Le préambule compte sept considérants qui ont un caractère déclaratoire. En principe, ils n'ont donc pas de valeur normative.
Néanmoins, le Conseil constitutionnel a parfois été conduit, dans sa jurisprudence, à reconnaître une valeur constitutionnelle aux principes figurant dans un préambule. Si la loi est mal faite ou si elle ne tient pas suffisamment compte de ce qui est inscrit dans le préambule, on pourrait donc se référer aux considérants.
A cet égard, je tiens à rassurer ceux qui ont cru déceler dans les considérants une vision qui est certes empreinte d'écologie humaniste, mais qui est bien plus une vision darwinienne, en précisant que le préambule de la charte de l'environnement se conjuguera avec les autres textes existants, notamment avec la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Je me permets d'ailleurs de rappeler que nous n'avons pas modifié le préambule de la Constitution, s'agissant de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ...
M. Robert Badinter. Heureusement !
M. Patrice Gélard, rapporteur. ... placée sous l'égide de l'être suprême.
Par conséquent, nous devons allier une approche teilhardienne à une approche darwinienne, les deux n'étant pas incompatibles. Si l'on estime que l'environnement est important, il ne faut pas oublier les autres textes qui nous régissent.
Venons-en maintenant au contenu du texte et, d'abord, à l'article 2.
Les articles 1er et 2 posent le principe du droit à un environnement sain et, en contrepartie, le principe du devoir de préserver l'environnement. Ces deux articles sont indissociables.
S'agissant de l'article 1er, en vertu duquel « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé », aucune loi n'est prévue. Il a une valeur normative à condition que l'on ne le dissocie pas des articles suivants.
En effet, l'article 1er ne peut se réaliser que si les articles 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10 sont mis en oeuvre. De même, on ne peut concevoir l'article 2, selon lequel « toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement », qu'en fonction des articles suivants.
Les articles 3, 4 et 7, qui concernent le devoir de prévention, le devoir de réparation et la participation, ne pourront être mis en oeuvre qu'à condition que des lois soient adoptées.
La charte de l'environnement va renvoyer de nombreuses fois au législateur. Il faudra que les lois prévues par la charte soient élaborées et adoptées par le Parlement. Dans le cas contraire, nous risquerions d'aboutir à une situation comparable à celle que nous avons connue s'agissant de certaines dispositions du préambule de 1946.
Par exemple, le préambule de 1946 prévoit que « le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Or, le législateur n'est pas intervenu, sans doute pour ne faire de peine à personne, et les lois prévues n'ont pas vu le jour. La jurisprudence a dû le suppléer.
S'agissant de l'application du principe de prévention, de réparation et de participation, si le législateur n'intervient pas, la situation sera similaire. Les jurisprudences de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat devront suppléer les défaillances du législateur.
Qu'il me soit permis d'ouvrir une parenthèse à propos de la constitutionnalisation du droit de l'environnement.
Selon l'article 55 de la Constitution, les traités ont une force supérieure aux lois et aux règlements.
Toutefois, à partir du moment où une disposition est inscrite dans la Constitution, c'est cette dernière qui prévaut. Le caractère flou des définitions contenues dans certains traités, qui permet à la jurisprudence de compléter des lacunes, ne pourra pas en la matière, compte tenu de la constitutionnalisation de la charte de l'environnement, être pris en compte par la jurisprudence. C'est donc une garantie juridique qu'apporte la charte de l'environnement.
Les articles 6, 7, 8, 9 et 10 de l'article 2 sont des orientations et non pas des impératifs.
Ce sont des orientations à valeur constitutionnelle, mais qui ne s'imposent pas directement, comme le développement durable, qui doit guider notre action, mais n'a pas en soi une valeur juridique immédiate, le principe de l'éducation, le principe de la recherche en matière environnementale et, enfin, le principe de l'action internationale et européenne de la France.
Ces orientations n'ont pas une portée juridique immédiate, mais correspondent tout de même à des impératifs sous la forme d'objectifs constitutionnels que le législateur et le pouvoir exécutif devront respecter dans la pratique.
J'en viens à l'article 5, l'élément fondamental de ce projet de loi, qui a fait l'objet de vives discussions.
Je rappelle que la mise en oeuvre du principe de précaution est subordonnée à trois conditions cumulatives : un dommage incertain en l'état des connaissances scientifiques, un dommage grave et irréversible et, enfin, un dommage causé à l'environnement, car la charte de l'environnement n'est pas la charte de la santé ni une charte phytosanitaire ; elle s'impose uniquement dans le domaine environnemental.
Par ailleurs, aux termes de l'article 5, le déclenchement du principe de précaution incombe aux autorités publiques, à savoir les personnes morales publiques dotées d'un pouvoir normatif, dans leur domaine d'attribution.
La mise en oeuvre du principe de précaution se traduit par la mise en oeuvre des procédures d'évaluation des risques et l'adoption de mesures provisoires et proportionnées pour parer à la réalisation du dommage.
A partir de là, toute une série de questions peuvent se poser. Au cours des auditions auxquelles M. le rapporteur pour avis et moi avons procédé, j'ai relevé une dizaine d'objections formulées à l'égard du principe de précaution.
Première question : la constitutionnalisation du principe de précaution bouleverse-t-elle notre Etat de droit ?
Le principe de précaution se trouve déjà dans notre ordre juridique. Il est prévu par la loi Barnier de 1995.
Il fait donc déjà l'objet d'applications contentieuses, mais, dans la mesure où il n'est pas défini de manière suffisamment encadrée, la jurisprudence a été amenée à l'interpréter de manière parfois extensive : ainsi, la Cour de justice des Communautés européennes en a fait un principe général du droit communautaire, dans l'arrêt Solvay du 21 octobre 2003, et l'applique à la santé, à la sécurité et à l'environnement. Le Conseil d'Etat en a fait un principe directement invocable et juridiquement contraignant, tout en l'étendant aussi à la santé dans l'affaire Greenpeace du 1er octobre 2001.
La révision constitutionnelle prend en compte cet état de fait, mais permet, pour la première fois, de définir rigoureusement le principe de précaution en en limitant le champ d'application aux seuls risques environnementaux.
Deuxième question : le caractère d'application directe entraînerait-il un dessaisissement du Parlement ? Il nous a été dit que constitutionnaliser amènerait le législateur à être complètement désarmé.
Non ! Ce n'est pas parce qu'une disposition constitutionnelle peut produire des effets directs qu'elle exclut l'intervention du législateur. Au cas présent, l'intervention pourra, en outre, se fonder sur la nouvelle rédaction de l'article 34 de la Constitution, tel que modifié par l'amendement de l'Assemblée nationale, selon lequel la loi fixe les principes fondamentaux de la préservation de l'environnement.
D'ailleurs, l'article 5 devra indiscutablement être complété par des lois, notamment en ce qui concerne la façon dont seront mis en oeuvre les différents principes énoncés, c'est-à-dire les procédures d'évaluation des risques et l'adoption des mesures provisoires et proportionnées.
Troisième question : les décideurs publics seraient-ils dessaisis de leur pouvoir d'appréciation au profit du juge ordinaire ?
Là encore, si la jurisprudence a parfois entendu de manière extensive la notion de « précaution », elle s'est toujours montrée prudente en ce qui concerne les conditions du contrôle exercé sur l'administration.
S'agissant du contrôle de légalité, le juge contrôle que les procédures d'évaluation ont été engagées, mais il se borne à contrôler le fond des mesures prises et à vérifier s'il n'y a pas eu d'erreur manifeste d'appréciation.
S'agissant du contentieux de la responsabilité, l'éventuel dommage lié aux « mesures de précaution » prises par les autorités publiques n'engagerait leur responsabilité que sur la base de la faute lourde.
Pour le juge, le principe de précaution est une obligation à caractère procédural, en d'autres termes, une obligation de moyens et non de résultats.
Quatrième question : le principe de précaution aboutirait-il au principe d'abstention : « dans le doute, abstiens-toi ! » ?
Au contraire, le principe de précaution est une obligation d'agir, au moins à travers l'organisation de procédures d'information et d'évaluation. Sur le plan contentieux, l'abstention de l'administration peut même engager sa responsabilité sur le fondement de la faute simple.
Cinquième question : le principe de précaution pourrait-il entraver le dynamisme des entreprises et les handicaperait-il par rapport à leurs partenaires ?
La responsabilité du déclenchement du principe de précaution incombe aux seules autorités publiques, non aux personnes privées. En outre, si la mise en oeuvre du principe de précaution peut justifier de nouvelles obligations pour le secteur privé, ces dernières ne pourront être que provisoires et proportionnées, ce qui exclut des mesures d'interdiction définitives et absolues.
Par ailleurs, le principe de précaution est déjà appliqué à l'échelle communautaire, ainsi, d'ailleurs, que chez certains de nos partenaires commerciaux, comme les Etats-Unis, où il s'applique a posteriori, ce qui est encore pire, par la voie du contrôle juridictionnel, comme le souligne l'arrêt Tennessee Valley Authority de 1978, par lequel la Cour suprême a interrompu les travaux d'un barrage susceptible de provoquer la disparition d'une espèce de poissons protégée.
Sixième question : le principe de précaution affaiblirait-il la recherche scientifique ?
Le principe de précaution pourrait, au contraire, agir comme un aiguillon sur la recherche dans le cadre des procédures d'évaluation du risque.
La recherche serait ainsi relancée et connaîtrait un dynamisme nouveau, puisque l'application du principe de précaution ne conduit pas à s'abstenir d'agir, mais à mettre en place de nouveaux systèmes d'investigation.
Septième question : la seule perspective d'un « dommage incertain » peut-elle suffire à obliger à déclencher le principe de précaution ?
Jusqu'à présent, la jurisprudence communautaire, comme la jurisprudence du Conseil d'Etat, exige que le risque invoqué ne repose pas sur des considérations hypothétiques, mais soit vérifié au regard des données scientifiques les plus réalistes.
Huitième question : comment prendre des mesures adaptées alors que le dommage est incertain ?
La réponse est dans la charte : les mesures doivent être provisoires - c'est-à-dire révisables au fur et à mesure de l'amélioration de nos connaissances scientifiques - et proportionnées, c'est-à-dire qu'elles doivent prendre en compte le rapport coût-avantage en fonction de l'appréhension du risque à un moment déterminé.
En dernier ressort, ces mesures traduisent un choix politique, reflet du degré d'acceptation du risque par la société. Le principe de précaution implique un partage des responsabilités entre l'expert, le juge et le décideur : le premier apporte l'expertise et l'éclairage le plus réaliste possible, le deuxième veille au respect des procédures, le troisième doit trancher et son choix, sur le fond, ne pourrait recevoir qu'une sanction politique.
Neuvième question : le rapport coût-avantage ne serait-il plus pris en compte pour l'adoption des mesures liées au principe de précaution ?
Si, car la notion de « mesures proportionnées » implique nécessairement la prise en compte du rapport coût-avantage.
Dixième question : la responsabilité pénale des élus locaux pourrait-elle être mise en oeuvre sur la base du principe de précaution ?
M. le garde des sceaux y a répondu longuement tout à l'heure : il ne peut pas y avoir de mise en cause de la responsabilité pénale des élus locaux. Il faut rendre grâce à notre collègue M. Fauchon d'avoir, dans sa loi, fait en sorte que, justement, la responsabilité des élus locaux ne puisse pas, sur ce plan, être mise en jeu.
Que dire de plus ?
Nous aurions pu écrire différemment la charte, faire un préambule plus court, modifier des virgules, tel ou tel article, mais nous sommes dans le domaine constitutionnel, où nous devons laisser la place au législateur, où il ne s'agit pas d'entrer dans le détail, comme nous pouvons le faire, parfois, en ce qui concerne la loi.
Il s'agit de poser des principes durables pour l'avenir.
Bien sûr, nous aurions pu exercer notre pouvoir, qui est le même que celui des députés, c'est-à-dire corriger le travail qui venait de l'Assemblée nationale, le compléter, l'améliorer peut-être.
Je ne suis pas convaincu que ce travail eût été nécessaire. J'estime, au contraire, que le texte qui nous vient de l'Assemblée nationale est satisfaisant. Bien sûr, nous aurions pu l'améliorer, mais cela aurait retardé l'adoption...
M. Claude Estier. Avant le 14 juillet !
M. Patrice Gélard, rapporteur. ... d'un projet de loi qui est essentiel pour le présent et pour le futur.
Pour conclure, j'évoquerai un livre de René Barjavel que vous connaissez sans doute : Ravage. Je l'ai beaucoup aimé, pour plusieurs raisons, tout d'abord parce qu'il a été écrit l'année de ma naissance (Sourire), ensuite, parce que c'est un magnifique roman de science-fiction à la française.
Une société est désorganisée à la suite d'une catastrophe. Un homme parvient, avec quelques survivants, à créer une société patriarcale, dans laquelle il décide d'interdire tout progrès scientifique à venir. C'est le retour à l'âge des cavernes. Le vieux patriarche tue un jeune homme pour avoir inventé une sorte de voiture, avant de succomber lui-même d'une crise cardiaque.
Cette philosophie de Ravage ne me plaît pas du tout parce qu'elle conduit au retour à l'âge des cavernes, à la généralisation du principe de l'abstention et nie, en fin de compte, toute idée de développement et de progrès.
La charte de l'environnement favorise au contraire le progrès scientifique, la recherche et, en même temps, nous incite à prendre les mesures de précaution et de prévention qui s'imposent pour éviter que la planète ne devienne un désert.
C'est la raison pour laquelle la commission des lois vous propose d'adopter le texte de l'Assemblée nationale sans modifications. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
M. Claude Estier. A quoi sert le Sénat ?
M. Patrice Gélard, rapporteur. A examiner les textes !
(M. Guy Fischer remplace M. Christian Poncelet au fauteuil de la présidence.)