compte rendu intégral
Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin
vice-président
Secrétaires :
Mme Michelle Demessine,
Mme Catherine Procaccia.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Publication du rapport d'une commission d'enquête
M. le président. J’informe le Sénat que, ce matin, a expiré le délai de six jours nets pendant lequel pouvait être formulée la demande de constitution du Sénat en comité secret sur la publication du rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les modalités du montage juridique et financier et l’environnement du contrat retenu in fine pour la mise en œuvre de l’écotaxe poids lourds, créée le 27 novembre 2013, à l’initiative du groupe socialiste et apparentés, en application de l’article 6 bis du règlement.
En conséquence, ce rapport a été publié ce matin, sous le n° 543.
3
Candidatures à une commission mixte paritaire
M. le président. M. le président du Sénat a reçu de M. le Premier ministre la demande de constitution d’une commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à la politique de développement et de solidarité internationale.
J’informe le Sénat que la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à la désignation des candidats qu’elle présente à cette commission mixte paritaire.
Cette liste a été publiée et la nomination des membres de cette commission mixte paritaire aura lieu conformément à l’article 12 du règlement.
4
Candidature à un organisme extraparlementaire
M. le président. M. le Premier ministre a demandé au Sénat de bien vouloir procéder à la désignation d’un sénateur appelé à siéger au sein du Comité national de l’eau.
La commission du développement durable, des infrastructures, de l’équipement et de l’aménagement du territoire propose la candidature de M. Thierry Repentin pour siéger au sein de cet organisme extraparlementaire.
Cette candidature a été publiée et sera ratifiée, conformément à l’article 9 du règlement, s’il n’y a pas d’opposition à l’expiration du délai d’une heure.
5
Engagement de la procédure accélérée pour l'examen d'un projet de loi
M. le président. En application de l’article 45, alinéa 2, de la Constitution, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée pour l’examen du projet de loi de règlement du budget et d’approbation des comptes de l’année 2013, déposé ce jour sur le bureau de l’Assemblée nationale.
6
Modification de l'ordre du jour
M. le président. Par lettre en date du 27 mai 2014 et à la suite de la modification de l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, le Gouvernement a demandé le retrait de l’ordre du jour de la séance du jeudi 5 juin de la proposition de loi relative aux pouvoirs de l’inspection du travail.
En conséquence, l’ordre du jour de la séance du jeudi 5 juin s’établit ainsi :
À 9 heures 30 :
-Conclusions de la commission mixte paritaire sur le projet de loi relatif à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises ;
-Suite éventuelle de la deuxième lecture du projet de loi relatif à l’économie sociale et solidaire.
À 15 heures :
-Questions d’actualité au Gouvernement.
À 16 heures 15 et le soir :
-Suite éventuelle de l’ordre du jour du matin.
Acte est donné de cette communication.
7
Prescription de l'action publique des agressions sexuelles
Adoption d'une proposition de loi
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe UDI-UC, de la proposition de loi modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles, présentée par Mme Muguette Dini et plusieurs de ses collègues (proposition n° 368, résultat des travaux de la commission n° 550, rapport n° 549).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme Muguette Dini, auteur de la proposition de loi.
Mme Muguette Dini, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, chers collègues, tout d’abord, je tiens à remercier M. le président de la commission des lois et M. le rapporteur d’avoir permis que ce texte arrive en séance dans sa version initiale.
Pour mieux vous faire comprendre, chers collègues, le sens de ma proposition de loi, je vais vous lire le témoignage de deux victimes, et je vous demande toute votre attention.
Le premier témoignage est celui d’Ariane, haut fonctionnaire dans un ministère et présente cet après-midi dans les tribunes. Ce qu’elle raconte des événements survenus dans sa petite enfance est si violent que je n’ai pas souhaité vous en donner lecture. Il faut seulement savoir que ces événements sont confirmés par des mentions dans son carnet de santé et des précisions apportées par sa mère.
Je tiens, en revanche, à lui donner la parole concernant son père : « Il m’a violée entre huit et onze ans et demi. Ça s’est arrêté parce qu’à partir de ce moment-là, j’aurais pu me retrouver enceinte. À dix ans, j’ai fait une tentative de suicide par électrocution. J’ai amnésié tous ces viols et ma tentative de suicide. Je ne m’en suis souvenu qu’à... quarante-deux ans, dans la nuit du 13 au 14 novembre 2012. Trente longues années où je n’ai pas vécu mais où j’ai survécu, dissociée et saccagée, à toutes les tortures que j’avais subies. »
Le deuxième témoignage est celui d’Olivier, cinquante-deux ans, pilote d’affaires et instructeur, qui se souvient : « Pensionnaire dans un établissement religieux, j’ai subi à dix ans des violences sexuelles graves, assorties de tortures, de la part d’un surveillant laïc. Quand j’ai quitté cet établissement pour entrer au collège, j’ai décidé que, plus jamais, je ne me laisserais faire. Je me suis procuré une carabine démontable, toujours à portée de main, y compris à l’école. J’ai enfoui tout cela, n’en ai jamais parlé à mes parents. Ces souvenirs sont remontés à la surface quarante ans plus tard, en retrouvant des camarades sur les réseaux sociaux. Je me rends compte maintenant des effets délétères de ces agressions : colères extrêmes, surréaction face à des événements anodins, perte de confiance en moi, désir d’autodestruction. » Olivier est aussi dans les tribunes, avec d’autres victimes, hommes et femmes.
Il existe même une association de joueurs de rugby, « Colosse aux pieds d’argile », dont tous les membres ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance.
Depuis le dépôt de notre proposition de loi, Chantal Jouanno et moi-même avons reçu de multiples témoignages, par lettre ou par mail, y compris d’une personne travaillant ici, au Sénat, toutes victimes trop âgées pour être entendues par la police ou la gendarmerie. Toutes espèrent que ce texte sera voté.
Il ne s’agit donc pas de cas exceptionnels ; il s’agit en vérité d’un véritable fléau, très répandu, dont beaucoup d’entre nous commencent à peine à prendre conscience.
Les chiffres sont parlants : on estime qu’une femme sur quatre, soit 25 %, et un homme sur six, soit 17 %, ont été victimes de violences sexuelles, et ce principalement durant l’enfance.
Les chiffres officiels communiqués par les services de police et de gendarmerie font état, en 2012, de 10 300 violences sexuelles – viols, agressions sexuelles, harcèlement sexuel – sur majeurs et de près de 16 000 violences sexuelles sur mineurs. Mais c’est la partie émergée de l’iceberg ! Car les chiffres officiels de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice font état, sur une population de dix-huit à soixante-quinze ans, en moyenne, chaque année, de 280 000 violences sexuelles hors ménage, de 850 000 violences physiques ou sexuelles intraménage, de 190 000 viols ou tentatives de viol ; ce qui fait, hors violences intraménage, 470 000 agressions sexuelles, à comparer aux 650 homicides commis par an. Dans cette enquête, il faut le souligner, les mineurs ne sont pas interrogés !
Par ailleurs, dans l’étude de Nathalie Bajos et de Michel Bozon, 16 % des femmes et 5 % des hommes rapportent des agressions sexuelles dans leur vie, alors que les mineurs, là encore, n’ont pas été interrogés.
Enfin, la seule étude française réalisée auprès des jeunes en utilisant une méthodologie scientifique l’a été en 2007 dans le monde du sport, après les révélations des viols de joueuses de tennis. Cette étude montre qu’un sportif interrogé sur trois a été victime de violences sexuelles, dans une proportion à peu près équivalente pour les garçons et pour les filles.
Les chiffres de la violence sexuelle qui sont en possession du ministère de l’éducation nationale, pour l’instant confidentiels mais dont nous avons pu avoir connaissance, montrent l’étendue des dégâts dans les établissements scolaires, autre facette de la violence sexuelle, liée, entre autres, à la pornographie, très présente sur les terminaux de nos enfants.
Il est intéressant de noter que, début mai, le Vatican a fourni des chiffres : 3 420 situations taxées de « crédibles », parce que fondées sur des accusations elles-mêmes jugées crédibles, ont été examinées au cours des dix dernières années, portant sur des actes commis entre 1950 et 1980. Quand on parle de 3 420 situations « crédibles », cela signifie 3 420 prédateurs dont on ignore, bien sûr, le nombre de victimes. Et si ce chiffre paraît faible, c’est que, là encore, il ne représente que la partie émergée de l’iceberg.
Tous ces chiffres ne concernent pas spécifiquement les mineurs, alors que la majorité des agressions sexuelles sont perpétrées sur des enfants, qui sont les premiers à souffrir d’amnésie post-traumatiques. Je le dis pour la troisième fois, c’est la partie émergée de l’iceberg !
Tous les jours, dans notre pays, ce sont des dizaines de milliers d’enfants qui subissent des agressions sexuelles, ce qui inclut les agressions répétées dont la plupart de ces enfants sont victimes.
Pourquoi ces victimes ne parlent-elles pas alors qu’elles pourraient dénoncer les faits quand ils se produisent, ou encore pendant les dix ou vingt années qui suivent leur majorité – selon la gravité des actes –, c'est-à-dire avant d’atteindre l’âge de vingt-huit ans ou de trente-huit ans ? C’est là que nous constatons notre ignorance sur les effets produits par ces violences. Comment des violences aussi graves ont-elles pu être occultées ou sciemment connues mais non dites par les victimes pendant aussi longtemps ?
Pour comprendre, nous avons besoin des spécialistes et j’emprunterai mes explications au docteur Violaine Guérin, gynécologue et endocrinologue, qui a rencontré dans sa pratique de multiples situations aboutissant à des symptômes très fréquents et très comparables. Je la cite :
« Il est extrêmement complexe pour une personne non familière avec le sujet des violences sexuelles de comprendre comment des violences aussi graves peuvent être occultées par les victimes. À cela, une multitude de raisons possibles, dont les plus fréquentes sont les suivantes.
« Un viol est un événement extrêmement violent, au cours duquel perdre connaissance n’est pas rare.
« La mémorisation d’un événement traumatique, quel qu’il soit, peut être déficiente, car le cerveau n’a pas le temps d’"imprimer" l’événement, à l’exemple d’une personne renversée par une voiture qui n’a pas mémorisé le traumatisme et a aussi oublié ce qu’elle faisait les minutes précédentes.
« Un viol est, de plus en plus souvent, réalisé chez des personnes alcoolisées ou droguées, qui n’ont plus le souvenir de ce qui s’est passé, mais peut aussi être effacé de la mémoire chez un enfant que l’on endort à l’éther ou par des médicaments.
« Un viol peut être "refoulé" au sens du déni ;
« Le plus souvent un viol n’est pas conscientisé comme tel, en particulier chez l’enfant, qui a tendance à faire confiance à l’adulte et a pour seul cadre de référence sa famille. » Il n’est donc pas en mesure de définir ce qu’on lui fait.
Les conséquences sont effrayantes, dit le docteur Guy Ferré, de Montpellier, médecin généraliste, médecin humanitaire en Afghanistan et au Nigéria, spécialiste des violences sexuelles : pathologies psychiques, repli, honte, culpabilité, anxiété, dépression, suicide, pathologies de la vie sexuelle, pathologies somatiques nombreuses et encore mal connues, relations humaines a minima ou distordues, secrets de famille, récurrences transgénérationnelles, passages à l’acte en tant qu’agresseur.
On comprend mieux qu’il faille du temps et quelquefois beaucoup de temps pour que les victimes parlent !
Pourquoi est-il indispensable que cette verbalisation se fasse auprès des pouvoirs publics en portant plainte contre son agresseur ? Pour quatre raisons aussi essentielles les unes que les autres : la victime a besoin d’être reconnue comme telle ; la victime a besoin d’être aidée pour aller mieux, psychologiquement et physiquement, et en conséquence, compte tenu du nombre de victimes, pour que notre société aille mieux aussi ; la victime veut empêcher son prédateur de faire d’autres victimes ; l’auteur doit être identifié, sanctionné et/ou soigné.
Nous n’avons pas le droit de faire semblant de ne rien savoir en ne prenant pas en compte les dénonciations des faits plus de vingt ans après la majorité.
L’objectif de cette proposition de loi est de donner aux victimes le temps de conscientiser leur traumatisme, le courage de le révéler et la maturité pour assumer les conséquences de cette révélation.
L’association « Stop aux violences sexuelles » milite pour la mise en place d’une meilleure évaluation des agressions sexuelles, un plan de prévention et de soins aux victimes et aux agresseurs.
Elle milite ainsi pour une obligation de soins aux auteurs, soutenue par des protocoles pertinents, avec pour objectif la diminution à terme du nombre des infractions, grâce tant aux soins prodigués aux victimes, dont un certain nombre deviennent auteurs, qu’à ceux prodigués aux auteurs, qui sont souvent d’anciennes victimes.
Mais, en attendant que tout cela se mette en place – et je n’ai aucun doute sur la réalisation de ce projet –, il est nécessaire de donner la parole à ceux et à celles qui souffrent et de les écouter : les victimes.
Voilà pourquoi il m’a semblé nécessaire de déposer cette proposition de loi qui a pour objet d’établir un strict parallélisme entre le régime de prescription des crimes et agressions sexuelles et le régime de prescription appliqué aux abus de bien sociaux et aux abus de confiance, puisque ces infractions ont en commun un mécanisme de dissimulation.
La particularité des abus de biens sociaux réside dans le fait qu’ils sont, par essence, des infractions clandestines, de sorte que la Cour de cassation, en consacrant leur caractère souterrain, a imposé une jurisprudence qui fait courir le délai de prescription de trois ans à partir de la date de la révélation de l’abus, et non de la date où celui-ci a été commis.
Cette clandestinité se retrouve aussi dans les violences sexuelles qui, en raison de leur nature, du traumatisme qu’elles entraînent et de la situation de vulnérabilité particulière dans laquelle elles placent les victimes, peuvent faire l’objet d’une prise de conscience ou d’une révélation tardive.
Un report du point de départ du délai de prescription au jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique, c’est-à-dire au jour du dépôt de plainte, consacrerait, au regard des règles de prescription, une égalité de traitement, gage de sécurité juridique, entre toutes les infractions souterraines, commises tant contre les biens qu’à l’encontre des personnes.
Ces derniers temps, il m’a été dit que cette formulation « le jour où l’infraction apparaît à la victime dans les conditions permettant l’exercice de l’action publique », reprise de la jurisprudence sur les abus de biens sociaux, pouvait prêter à confusion. J’ai donc déposé un amendement qui vise à préciser très clairement que les délais de prescription doivent courir à partir du moment où la victime a porté plainte.
Avant de conclure, je veux compléter le témoignage d’Ariane, la première personne que j’ai évoquée :
« J’ai déposé plainte contre mon père en septembre 2013. J’avais quarante-trois ans, soit cinq ans trop tard pour être dans les délais de prescription.
« C’est trop tard ! disent-ils. Mais mon corps vient juste de s’en souvenir.
« C’est prescrit ! disent-ils. Mais, dans mon corps, ce n’est pas prescrit.
« Alors, aujourd’hui, je demande justice au législateur de mon pays, pour la petite fille que j’ai été ».
À ce témoignage, j’ajouterai celui de Cécile, qui a fait la une des journaux, et qui est elle aussi dans les tribunes.
Violée à l’âge de cinq ans par un cousin de trente-huit ans, le souvenir lui en est revenu avec une grande précision lors d’une séance d’hypnose, trop tard pour porter plainte puisqu’elle avait plus de trente-huit ans.
Elle a déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme pour que sa plainte soit prise en compte malgré le délai de prescription. Cette plainte a peu de chance d’aboutir.
Elle explique sa révolte :
« Lorsque les souvenirs des viols sont remontés à ma mémoire, je les ai revécus dans ma chair avec une violence inouïe, comme si je revivais ce crime une seconde fois.
« Les scènes de faits ont explosé à ma conscience avec des détails si précis que j’avais l’impression d’avoir une caméra à la main.
« C’est parce que la résurgence de ces souvenirs est d’une telle violence que le besoin de réparation judiciaire est criant, et ce quel que soit le nombre des années écoulées.
« Pour les victimes d’amnésie traumatique, la prescription, ce droit à l’oubli, ça ne peut pas exister. »
Toutes les victimes le crient : ne nous abandonnez pas ! Laissez-nous le temps de parler ! Entendez-nous ! Aidez-nous ! Aidez-nous à empêcher notre prédateur de nuire encore !
On objecte fréquemment qu’il sera bien difficile, si tardivement, d’apporter la preuve des violences sexuelles. À cette objection, je ferai deux réponses.
Est-il plus facile d’établir la preuve quand la victime porte plainte à trente-sept ans et onze mois que lorsqu’elle a trente-huit ans et trois jours ?
Il ne faut pas oublier que beaucoup d’auteurs sont des prédateurs, qui auront fait et qui font encore d’autres victimes qu’on pourra retrouver.
Par ailleurs, si la qualité des expertises médicales judiciaires s’améliore, le problème des preuves ne se posera plus ou plus guère. Le groupe de médecins et le groupe juridique de l’association « Stop aux violences sexuelles » travaillent activement à établir un dossier type d’expertise.
On me dit aussi que, si le parcours judiciaire n’aboutit pas, la victime sera encore plus traumatisée. Les professionnels de la réparation et les victimes elles-mêmes rétorquent que l’échec de la procédure judiciaire est moins douloureux que l’impossibilité d’y avoir recours.
Il ne faut pas négliger non plus la douleur et la culpabilité des victimes qui n’auront pas su ou pas pu protéger d’autres enfants, ou d’autres adultes, des méfaits de l’auteur de leur traumatisme.
Mes chers collègues, ne laissez pas ces appels sans réponse !
Je connais les arguments qui plaident en faveur d’« un droit de la prescription moderne et cohérent », selon le titre du rapport de MM. Hyest, Portelli et Yung publié en 2007. Je note toutefois que, selon la recommandation n° 5 de ce rapport, il faut « consacrer dans la loi la jurisprudence de la Cour de cassation tendant, pour les infractions occultes ou dissimulées, à repousser le point de départ du délai de prescription au jour où l’infraction est révélée, et étendre cette solution à d’autres infractions occultes ou dissimulées dans d’autres domaines du droit pénal et, en particulier, la matière criminelle ».
Je vous demande, chers collègues, de ne pas attendre d’avoir établi la liste des autres infractions qui sont évoquées dans cette recommandation et d’aligner dès aujourd’hui le départ du délai de prescription des violences sexuelles sur celui qui s’applique en matière d’abus de biens sociaux.
Ne laissez pas les victimes plus longtemps dans le désespoir ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, du RDSE, du groupe écologiste et du groupe socialiste. – M. Pierre Martin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Philippe Kaltenbach, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, la présente proposition de loi, déposée par Mmes Dini et Jouanno, tend à modifier le délai de prescription de l’action publique pour les agressions sexuelles.
Nos deux collègues partent du constat que ces délais de prescription applicables aux violences sexuelles sont inadaptés, et l’on ne peut qu’être touché par la force des arguments employés par Mme Dini dans sa belle démonstration. Elles nous proposent donc de replacer la victime au centre du dispositif et de ne faire courir le délai de prescription des viols et des agressions sexuelles aggravées qu’à compter du moment où la victime est en mesure de révéler l’infraction.
En cela, le dispositif présenté s’inspire du régime jurisprudentiel applicable aux infractions occultes ou dissimulées, pour lesquelles le délai de prescription commence à courir « au jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ».
Cette proposition de loi, si elle concerne l’ensemble des victimes d’agressions sexuelles ou de viols, s’adresse prioritairement – nous l’avons vu à travers les divers témoignages qui ont été rapportés – à celles qui ont subi ces faits lorsqu’elles étaient enfants.
Le choc émotionnel subi, tout particulièrement lorsque les faits ont été commis dans la durée par un parent ou une personne ayant autorité sur l’enfant, est en effet de nature à provoquer un traumatisme profond, pouvant aller jusqu’à la plus parfaite amnésie : c’est ce qu’on appelle l’amnésie post-traumatique.
Si le mécanisme de cette amnésie est encore largement méconnu, son constat clinique est aujourd’hui très bien documenté, ainsi que des professeurs et des médecins me l’ont confirmé lors des auditions que j’ai menées.
Eu égard à ce phénomène d’amnésie, les délais de prescription applicables aux infractions sexuelles commises sur des mineurs peuvent effectivement apparaître comme inadaptés, dès lors que les faits commis resurgissent brutalement dans la mémoire de la victime de nombreuses années après.
Même si je n’oublie pas que cette proposition de loi vise les délais de prescription et non les peines, je veux rappeler que le droit pénal français réprime lourdement les violences sexuelles : l’auteur d’un viol encourt quinze années de réclusion criminelle, et même vingt années si les faits sont commis avec circonstances aggravantes. Les autres agressions sexuelles sont, en principe, punies de cinq ans d’emprisonnement, ces peines pouvant être portées à dix ans notamment lorsque la victime est un mineur de quinze ans.
Les statistiques du casier judiciaire attestent la sévérité des peines prononcées à l’encontre des auteurs reconnus coupables de viols et d’agressions sexuelles. Cela étant, comme l’a souligné Mme Dini, les affaires déférées devant la justice ne sont que la partie émergée de l’iceberg : peut-être moins de 10 % de l’ensemble des viols et agressions sexuelles commis chaque année.
Le nombre moyen des condamnations inscrites au casier judiciaire est de 7 000 à 8 000 par an. Or l’enquête conjointe menée par l’INSEE et l’Observatoire national de la délinquance en 2012 auprès de personnes âgées de dix-huit à soixante-quinze ans a révélé que 400 000 personnes avaient été victimes de violences sexuelles en 2010 ou en 2011, soit 200 000 par an.
J’en viens aux actuels délais de prescription.
Afin de tenir compte des difficultés particulières rencontrées par les mineurs pour dénoncer des faits de viol ou d’abus sexuels, le législateur a progressivement allongé le délai de prescription applicable à certains crimes et délits commis sur des mineurs.
Depuis l’adoption de la loi du 10 juillet 1989, qui a disposé que les délais couraient à partir de la majorité de la victime, six modifications sont intervenues, dont la dernière remonte à 2004. C’est ainsi que le délai de prescription de l’action publique en matière de viol a été porté à vingt ans après la majorité de la victime, soit jusqu’à l’âge de trente-huit ans. Les autres agressions sexuelles et atteintes sexuelles contre des mineurs ont vu le délai de prescription de l’action publique porté à dix ans après la majorité.
La question qui se pose aujourd’hui est simple, et Mme Dini l’a très bien posée : dix ans après l’adoption de la loi de 2004, ces délais de prescription sont-ils adaptés, suffisants ? C’est à cette question que nous devons trouver la meilleure réponse possible.
Aux viols et agressions sexuelles commis sur des majeurs s’appliquent les délais de droit commun en matière de prescription : respectivement dix ans ou trois ans après les faits.
En revanche, la loi de 2004 a introduit une spécificité pour les actes commis à l’encontre des mineurs, de manière à permettre à un enfant victime d’un viol de révéler les faits et de porter plainte lorsque sa maturité et son détachement du lien familial – ces violences sont souvent intrafamiliales – le lui permettent.
De fait, l’emprise exercée par l’auteur de l’infraction, le sentiment de culpabilité dont souffre la victime, parfois – malheureusement – la complicité de l’entourage et le dénigrement systématique de la parole de l’enfant sont autant d’obstacles à la parole de la victime.
De façon plus générale, le sentiment de honte et d’humiliation qui concerne toutes les victimes de violences sexuelles constitue un obstacle majeur à la dénonciation des faits et explique en partie la faiblesse du taux de plainte.
De tels obstacles doivent toutefois être distingués, à mon sens, du phénomène d’amnésie traumatique, déjà évoqué précédemment, et dont souffrent certaines victimes à la suite d’un choc émotionnel profond.
Cet état de fait, qui est établi sur le plan médical, conduit la personne soumise à un stress extrême à occulter, pendant une période variable, le souvenir des faits subis. La mémoire est, en quelque sorte, stockée dans le corps de la victime, qui présente alors un risque plus important de développer certaines pathologies. Ce n’est que plusieurs années après l’infraction, à l’occasion d’une prise en charge psychothérapeutique adaptée, que la victime peut prendre conscience des violences subies, de façon souvent brutale et très douloureuse.
Lors de son audition, le professeur Jehel, psychiatre et ancien responsable de l’unité de psychotraumatologie de l’hôpital Tenon, a tenu à attirer mon attention sur le fait que cette « conscientisation » des faits vécus dans l’enfance pouvait intervenir tardivement, fréquemment aux alentours de quarante ans, soit à l’expiration du délai de prescription tel qu’il est prévu actuellement.
C’est face à cette problématique que nous nous trouvons aujourd’hui. Nous partageons avec les auteurs de la proposition de loi le même constat. Qu’en est-il des solutions suggérées ?
Le présent texte soumis à la Haute Assemblée soulève des difficultés juridiques.
Muguette Dini et Chantal Jouanno nous proposent de modifier le délai de prescription des viols et agressions sexuelles aggravées et de prévoir qu’il ne commence « à courir qu’à partir du jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions lui permettant d’exercer l’action publique. » Ce faisant, elles suggèrent d’instaurer un parallèle entre le régime de prescription applicable aux viols et agressions sexuelles et celui qui concerne les infractions occultes ou dissimulées, résultant de la jurisprudence de la Cour de cassation. Or cette proposition présente de grandes fragilités sur le plan juridique.
Tout d’abord, une telle assimilation est inadaptée, dans la mesure où le droit de prescription en matière pénale, progressivement établi par la Cour de cassation, est ciblé sur certaines infractions économiques et financières, par exemple l’abus de biens sociaux, au cours desquelles leur auteur dissimule ses agissements. La victime ne pouvant pas être au courant de l’escroquerie, le délai de trois ans ne court qu’à partir du moment où les faits lui sont révélés. À cet égard, la jurisprudence de la Cour de cassation est extrêmement fine : si des éléments permettant de démontrer l’infraction figurent dans des livres de comptes, le délai court seulement à partir de la publication de ces derniers.
Tout le travail mené par la Cour de cassation a été, je le répète, ciblé précisément sur ces infractions économiques et financières. À ce jour, cette juridiction a refusé d’étendre le bénéfice de ce droit de prescription à de nouvelles branches du droit pénal, notamment, dans un arrêt récent du 18 décembre dernier portant sur la confirmation par la cour d’appel d’une ordonnance du juge d’instruction refusant, pour cause de prescription, d’informer une plainte avec constitution de partie civile du chef de viols sur mineur de quinze ans par personne ayant autorité.
J’ajoute que, comme l’a développé l’avocat général dans ses conclusions, la chambre criminelle n’a recours à cette notion que dans des affaires où l’auteur a dissimulé des faits pour en assurer la clandestinité. Or, lorsqu’il s’agit d’un viol, la situation est évidemment différente.
En cas d’amnésie, les faits sont ignorés en raison d’un processus psychique propre à la victime. C’est là que résident toute la nuance et la difficulté.
En outre, comme l’a souligné le doyen de la chambre criminelle lors de son audition par la commission, cette jurisprudence repose toujours sur des éléments objectifs, comme la date de publication des comptes d’une entreprise, alors que le souvenir d’événements traumatisants à la suite d’une amnésie dissociative repose nécessairement sur des éléments subjectifs, liés au psychisme de la victime. De surcroît, des délais précis protégeraient, d’une certaine façon, les victimes, qui connaissent le point de départ de ceux-ci.
Si toute la procédure dépend d’un élément qui n’est pas objectif, les actions engagées seront grandement fragilisées. Les victimes risquent même d’être perdantes par rapport à la situation actuelle, qui est claire et précise : elles peuvent déposer plainte dans un délai de vingt ans à compter de leur majorité, soit jusqu’à ce qu’elles soient âgées de trente-huit ans.
Imaginons que, à la suite d’un dépôt de plainte dans ce délai, la partie adverse démontre l’absence d’amnésie traumatique et prouve que les faits ont été révélés avant le délai de prescription de dix ans. On lâcherait alors la proie pour l’ombre en créant des conditions favorisant la confusion. Demain, les victimes seraient lésées : elles ne pourraient plus porter plainte, car elles devraient apporter la preuve de leur amnésie traumatique et de la fin de cette amnésie dans le délai prévu.
Dans ces conditions, on comprend la forte réticence des magistrats à prendre en considération des éléments subjectifs.
Outre les fragilités que je viens de soulever, la présente proposition de loi comporte de sérieux risques d’inconstitutionnalité.
En effet, un risque existe au regard du principe de légalité des délits et des peines. Celui-ci impose au législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire.
De ce point de vue, en faisant dépendre le champ des poursuites de l’évolution du psychisme de la victime, qui relève de facteurs personnels, le dispositif privilégié dans le présent texte introduirait une incertitude sur le point de départ du délai de prescription, qui pourrait ensuite être valablement contesté devant le Conseil constitutionnel. Les accusés recourraient à la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité, et l’on devine ce qu’il adviendrait s’ils étaient suivis par le Conseil constitutionnel…
Il existe aussi un risque important au regard du principe d’égalité, qui commande au législateur de traiter les auteurs d’une même infraction dans des conditions similaires. Or la présente proposition de loi faisant reposer le point de départ du délai de prescription sur l’évolution du psychisme de la victime, son adoption en l’état aboutirait, dans certains cas, à une imprescriptibilité, de facto, des faits commis, tandis que dans d’autres, le délai de prescription serait beaucoup plus court en raison d’une conscientisation précoce par la victime des faits subis. Par conséquent, les traitements seraient différenciés en fonction de la situation des victimes.
Quoi qu’il en soit, le constat est partagé sur la délicate question dont nous traitons ce jour, mais la solution juridique n’est pas satisfaisante. D’ailleurs, Mme Dini l’a bien compris, puisqu’elle a déposé un amendement sur son propre texte visant à fixer le point de départ du délai de prescription au jour du dépôt de plainte par la victime.
Dans ce cas, on aboutirait, de fait, à l’imprescriptibilité des viols. Or en France, comme presque partout, seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Un seul pays a déclaré récemment le crime de viol imprescriptible : la Suisse. Des débats de la commission, il ressort clairement qu’aucun de ses membres ne souhaite aller jusqu’à cette imprescriptibilité, qui placerait le viol au même niveau que le crime contre l’humanité ; ils veulent conserver une échelle en matière de prescription et faire en sorte que les crimes contre l’humanité, imprescriptibles, soient vraiment à part.
En raison de toutes ces faiblesses juridiques, la commission a émis, mercredi dernier, un avis défavorable sur la présente proposition de loi telle qu’elle est rédigée. J’ai proposé des amendements tendant à allonger le délai de prescription ; ils ont recueilli ce matin l’avis favorable de la commission.
Je souhaite également insister sur le fait que la commission des lois du Sénat, cela a été rappelé, s’est prononcée de manière constante pour une révision d’ensemble des délais de prescription. Un rapport rendu en 2007 à la suite des travaux de la mission d’information conduite par Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung a appelé à veiller à la cohérence du droit de la prescription, en évitant des réformes partielles et en privilégiant une refonte d’ensemble du dispositif.
Cette mission a aussi considéré que toute modification devrait préserver le lien entre la gravité de l’infraction et la durée du délai de prescription. Comme je l’ai indiqué, la commission des lois s’est prononcée de façon constante contre toute extension du régime d’imprescriptibilité, limité aujourd’hui aux seuls crimes contre l’humanité.
Cependant, à l’heure actuelle, l’existence de délais fortement dérogatoires au droit commun pour ce qui concerne les viols et agressions commis sur les mineurs témoigne déjà de la sévérité du législateur dans des cas particuliers.
Afin de tenir compte du constat partagé par tous dans cet hémicycle et d’aller dans le sens des auteurs de la proposition de loi tout en restant dans un cadre juridique défini, je vous présenterai, mes chers collègues, deux amendements – ils ont recueilli l’avis favorable de la commission des lois ce matin – tendant à porter le délai de prescription du viol de vingt ans à trente ans après la majorité de la victime, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle soit âgée de quarante-huit ans. En effet, l’écoute des victimes et des médecins démontre que ce délai supplémentaire ne sera pas de trop pour permettre à une personne, après une amnésie post-traumatique, d’engager des poursuites destinées à empêcher le prédateur d’agir de nouveau et à se reconstruire elle-même.
Une telle évolution aurait l’avantage d’être cohérente avec le régime de prescription spécial applicable à certaines infractions, puisqu’un délai de trente ans est prévu en droit français pour les crimes terroristes ou liés au trafic de stupéfiants. Elle permettrait de mieux répondre aux difficultés rencontrées par les victimes ayant subi une amnésie traumatique puisque souvent les traumatismes se révèlent au-delà de l’âge de quarante ans.
Certes, nous nous heurterons encore à un effet de seuil, mais c’est toujours le cas avec les délais. Néanmoins, en permettant aux victimes de porter plainte jusqu’à l’âge non pas de trente-huit ans mais de quarante-huit ans, nous toucherons un nombre beaucoup plus important de personnes. Un tel progrès devrait répondre en grande partie aux attentes des auteurs du présent texte.
Je formulerai ces propositions en accord avec Mme Dini. Je ne les ai pas soumises la semaine dernière à la commission pour permettre l’examen en séance publique de la proposition de loi dans la forme où l’avait présentée notre collègue. Selon moi, le débat devait avoir lieu intégralement, les propositions devaient être mises sur la table et le constat partagé, afin, ensuite, de trouver la meilleure solution juridique, adaptée, correspondant aux attentes des victimes, aux possibilités de la justice, tout en respectant la Constitution.
En conclusion, la commission est défavorable à la proposition de loi telle qu’elle est actuellement rédigée, mais si ces amendements sont adoptés, elle soutiendra le texte ainsi amendé. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste.)