M. Jérôme Bascher. Cet amendement vise à faire apparaître sur les affiches électorales uniquement les candidats, et rien qu’eux ! Il s’agit d’éviter de faire du « racolage » en faisant figurer des personnalités nationales sur les affiches de candidats qui sont en général de parfaits inconnus. Les candidats doivent se présenter à une élection en leur nom propre, et nous n’avons besoin que d’eux.
On ajoute souvent des têtes d’affiche politiques à la propagande, mais cela pourrait être des chanteurs ! Cela peut aboutir à des situations absolument ubuesques… (Exclamations.)
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. Arnaud de Belenet, rapporteur. Faire figurer un autre visage que celui du candidat sur une affiche électorale est presque une tradition républicaine. On a pu observer le visage du président Mitterrand, celui du président Sarkozy et plus récemment celui du président Macron. Les auteurs de l’amendement sont peut-être sensibles à l’actualité récente… (Protestations sur des travées du groupe Les Républicains.)
Le critère du juge de l’élection, c’est bien de savoir si les électeurs ont été, ou non, induits en erreur.
M. Jérôme Bascher. Nous ne sommes pas des juges, nous faisons la loi !
M. Arnaud de Belenet, rapporteur. À titre personnel, j’estime que les électeurs ne sont pas induits en erreur. Surtout, à l’exception des trois couleurs bleu, blanc, rouge, les affiches sont le dernier espace de liberté totale : c’est là où les candidats peuvent s’exprimer de manière libre. Pourquoi cette exception ? Tout simplement pour qu’on ne confonde pas les affiches des candidats avec les affiches officielles.
Alors, pourquoi se priver de cette grande liberté que certains savent utiliser avec talent, dès lors que l’on sait que le juge intervient si les éléments figurant sur l’affiche induisent les électeurs en erreur ? Nul doute que chacun a pu voter pour son député et n’envisageait pas d’envoyer siéger à l’Assemblée nationale le Président de la République, fut-il François Mitterrand, Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron…
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Christophe Castaner, ministre. Je n’imagine pas que cet amendement soit lié à une élection récente. La force des députés élus, c’est qu’ils ont cinq ans pour se faire une notoriété.
Cela étant, le Gouvernement est défavorable à cet amendement, dont l’adoption entraînerait une hétérogénéité de situations. S’il était adopté, les circulaires pourraient toujours faire figurer les deux personnalités visées, alors que cette possibilité ne serait pas autorisée sur les affiches : ce ne serait pas cohérent.
Par ailleurs, la proposition me semble disproportionnée pour des affiches, des tracts, qui sont des outils de campagne.
M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi, pour explication de vote.
M. Roger Karoutchi. Monsieur le ministre, vous avez raison : on ne sait jamais ce qui peut arriver, et il faut toujours prévoir ce que sera l’avenir. Après tout, l’éternité du Sénat nous conduit à regarder cela avec décontraction… (Sourires.)
Je prendrai l’exemple d’une circonscription de Paris, que je ne citerai pas, dans laquelle, de mémoire, trois candidats avaient fait figurer sur leurs affiches la photographie d’une autre personnalité, la même pour les trois ! Un recours a été déposé par l’un d’eux, lequel estimait que lui seul avait le droit d’utiliser cette photographie. Le Conseil constitutionnel s’est dégagé de toute responsabilité en arguant que ce n’était pas à lui de décider quel candidat avait le droit d’employer la photographie du Président de la République.
Comme le juge de l’élection ne déniera jamais à un candidat le droit ou la légitimité de faire figurer le portrait du Président de la République, j’engage les candidats de toutes les formations politiques à ne pas hésiter à le faire si cela les arrange ! (Sourires.)
M. le président. Monsieur le ministre, mes chers collègues, je vous rappelle que les présentes proposition de loi et proposition de loi organique ont été inscrites par la conférence des présidents dans le cadre de l’ordre du jour réservé au groupe La République En Marche, c’est-à-dire pour une durée de quatre heures.
Ce laps de temps étant écoulé, je me vois dans l’obligation d’interrompre l’examen de ces textes. Il reviendra à la conférence des présidents d’inscrire la suite de leur discussion à l’ordre du jour d’une séance ultérieure.
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-huit heures cinquante, est reprise à dix-huit heures cinquante-cinq.)
7
Mise au point au sujet d’un vote
M. le président. La parole est à Mme Sophie Taillé-Polian, pour une mise au point au sujet d’un vote.
Mme Sophie Taillé-Polian. Monsieur le président, lors du scrutin public n° 79, j’ai été considérée comme m’étant abstenue sur l’amendement n° 117 rectifié, alors que je souhaitais voter pour cet amendement qui interdit la chasse à tir le mercredi.
M. le président. Acte vous est donné de cette mise au point, ma chère collègue. Elle sera publiée au Journal officiel et figurera dans l’analyse politique du scrutin.
8
Candidatures à une éventuelle commission mixte paritaire
M. le président. J’informe le Sénat que des candidatures ont été publiées pour siéger au sein de l’éventuelle commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi relative au droit de résiliation sans frais de contrats de complémentaire santé.
Ces candidatures seront ratifiées si la présidence n’a pas reçu d’opposition dans le délai d’une heure prévu par notre règlement.
9
Affectation des avoirs issus de la corruption transnationale
Adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe socialiste et républicain, de la proposition de loi relative à l’affectation des avoirs issus de la corruption transnationale, présentée par M. Jean-Pierre Sueur et plusieurs de ses collègues (proposition n° 109, texte de la commission n° 406, rapport n° 405).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Jean-Pierre Sueur, auteur de la proposition de loi.
M. Jean-Pierre Sueur, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, selon une estimation de la Banque mondiale, la corruption transnationale ferait perdre chaque année aux pays en développement entre 20 et 40 milliards de dollars, soit 20 % à 40 % du montant de l’aide annuelle au développement au plan mondial.
La loi du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale a élargi le champ des biens pouvant être saisis et confisqués, et créé l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, l’Agrasc, qui assure la gestion des biens saisis et procède ensuite à leur aliénation.
Comme vous le savez, mes chers collègues, la convention des Nations unies contre la corruption prévoit la restitution obligatoire et intégrale des avoirs illicites au profit de l’État étranger victime dans les cas de soustraction de fonds publics ou de blanchiment de fonds publics soustraits. Elle organise la restitution du produit de toute autre infraction qu’elle vise et précise que, dans ce cas, « l’État partie requis où se trouvent les avoirs illicites doit restituer les biens confisqués à l’État signataire requérant lorsque ce dernier fournit des preuves raisonnables de son droit de propriété antérieur ».
Or ces règles sont rarement appliquées. En effet, elles n’entrent en vigueur que lorsque les juridictions étrangères ont engagé et mené à leur terme les procédures judiciaires nécessaires aux fins de recouvrer les avoirs illicites se trouvant à l’étranger.
Par ailleurs, dans les cas de corruption transnationale et tout particulièrement lorsque les agissements illicites mettent en cause des agents publics de haut rang, parfois encore en exercice, il paraît souvent illusoire d’espérer que les États concernés rétrocèdent aux populations victimes le fruit de ces confiscations.
Ainsi, la confiscation des produits de la corruption transnationale se trouvant en France emporte le plus souvent le transfert de leur propriété à l’État français.
Quel est le but de la proposition de loi que j’ai l’honneur de vous présenter, mes chers collègues ? Tout simplement de restituer aux populations spoliées l’argent qui leur a été volé par la corruption internationale et par les agissements de toutes ces personnes, notables ou non, mais souvent déjà très riches, qui ont accaparé des biens, lesquels prennent la forme d’appartements à Paris ou sur la Côte d’Azur ou de sommes d’argent conservées dans certains établissements financiers, et ce au mépris des populations qui ont été volées.
Nous considérons que la situation en France est contraire à la pratique d’un nombre croissant d’États, qui accordent une place centrale aux populations victimes en matière de recouvrement d’avoirs illicites. Nous avons donc organisé au Sénat un colloque avec l’association Transparency International France qui a bien montré les progrès effectués dans de nombreux États. Il faut maintenant faire de même dans notre pays.
C’est pourquoi la proposition de loi met en place un fonds dédié, afin d’organiser l’affectation des avoirs recouvrés dans les affaires de corruption transnationale au profit des populations victimes. Notons un double objectif : garantir que les avoirs illicites recouvrés en France contribuent au développement des pays qui en ont été injustement privés et conforter les efforts de notre pays en matière de lutte contre la corruption transnationale dans tous les cas où l’absence de gouvernance ou l’état de défaillance des États d’origine rendent légalement impossible la mise en jeu des règles de partage ou de restitution.
Transparency International ainsi qu’un certain nombre d’ONG, dont je tiens à saluer tout particulièrement l’action, proposent que, dans le dispositif d’affectation, cinq grands principes soient respectés : la transparence – la procédure doit être conduite de manière publique ; la solidarité quant à l’affectation des fonds ; l’efficacité – il faut que l’argent revienne aux populations victimes ; l’intégrité – il ne doit pas y avoir de soupçon de corruption dans la procédure, car certains États feraient tout pour ne pas restituer les sommes aux populations victimes ; enfin, la responsabilité, qui doit être celle de l’État français dans la gestion du fonds et la restitution des biens.
Je terminerai mon propos en soulignant l’efficacité particulière de la justice française en la matière. Je pense notamment à un jugement du 27 octobre 2017, par lequel le tribunal correctionnel de Paris a condamné, en France, le vice-président de la Guinée équatoriale – je ne ferai pas de publicité personnelle pour cet individu en le nommant – pour des faits de corruption, notamment de blanchiment et de détournement d’argent public.
Ce tribunal rappelle dans sa décision que, pour la France, l’enjeu moral est de permettre la restitution de l’argent détourné aux citoyens qui en ont été privés. Il indique que « ces sommes blanchies, au lieu de financer des infrastructures et des services publics en Guinée équatoriale, étaient placées ou dépensées en France pour alimenter le train de vie particulièrement fastueux » du vice-président. Il précise également que la peine de confiscation ne peut être « envisagée sous le seul aspect de l’efficacité répressive, ne prenant pas en compte l’intérêt des victimes. »
En outre, il indique que, dans un contexte de corruption transnationale, il paraîtrait « moralement injustifié pour l’État prononçant la confiscation de bénéficier de celle-ci. » Enfin, si l’État dont le président a aussi gravement fauté bénéficiait de ces sommes, il y aurait également un problème.
C’est pourquoi le tribunal correctionnel de Paris affirme qu’il « paraît vraisemblable que le régime français des peines de confiscation devrait être amené à évoluer en vue de l’adoption d’un cadre adapté à la restitution des avoirs illicites. »
Je le sais, madame la secrétaire d’État, on peut avoir une discussion sur quelques aspects techniques – M. le rapporteur, que je salue, ne manquera pas de les évoquer –, et il y aura peut-être lieu d’amender le prochain projet de loi de finances. Néanmoins, je vous demande d’adopter ce texte aujourd’hui, mes chers collègues, car, vous le savez, cette question sera à l’ordre du jour du prochain G7.
M. Antoine Lefèvre, rapporteur de la commission des finances. En effet.
M. Jean-Pierre Sueur. Or il serait à l’honneur du Parlement français d’avoir exprimé, au travers de l’adoption de ce texte, son attachement à une lutte résolue contre la corruption. Cette pratique revient au pillage des pays pauvres, porte atteinte aux droits des populations concernées et représente le scandale et le comportement honteux des personnes qui s’enrichissent sur le dos d’êtres humains, qui sont souvent dans la situation la plus critique et la plus misérable.
Je n’ignore pas la nécessité de modifications techniques, dont nous acceptons tout à fait le principe, mais il y a là un acte à poser, important tant à l’échelle de notre pays que par rapport à la parole de la France dans le monde. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Antoine Lefèvre, rapporteur de la commission des finances. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des finances, monsieur Jean-Pierre Sueur, auteur de la présente proposition de loi, mes chers collègues, aujourd’hui, lorsque la justice prononce la confiscation d’un bien, le produit de celle-ci revient au budget général de l’État, après une éventuelle indemnisation des parties civiles.
Cette affectation à l’État français est moralement difficile à admettre lorsque les biens confisqués sont issus de la corruption dont profitent certains personnages de haut rang au détriment de leur population, qui figure souvent parmi les plus pauvres de la planète. Cette situation, moralement injustifiable, a conduit le tribunal correctionnel de Paris à faire, en 2017, un appel du pied à destination du législateur, dans une affaire concernant la Guinée équatoriale ; Jean-Pierre Sueur vient d’en parler.
La proposition de loi de notre collègue que nous examinons aujourd’hui s’inscrit dans ce contexte ; il s’agit de proposer un cadre juridique permettant de rendre aux populations victimes de la corruption les confiscations prononcées par les juridictions françaises dans les affaires dites des biens mal acquis. Cette proposition de loi vise à répondre, certes imparfaitement, à cette attente.
Toutefois, la commission des finances a relevé un certain de nombre de difficultés posées par ce texte, sur le plan juridique et opérationnel.
Ainsi, l’article 1er de la proposition de loi prévoit d’affecter les sommes concernées à « l’amélioration des conditions de vie des populations et au renforcement de l’État de droit ainsi qu’à la lutte contre la corruption » dans le pays victime. On se heurte ici à la principale difficulté, d’ordre pratique : à qui doit-on effectivement affecter ces sommes ? À l’État, au risque d’alimenter de nouveau les circuits de corruption ? En outre, quid des États faillis ? Comment associer les acteurs locaux et contrôler l’utilisation des fonds ? Enfin, comment articuler de tels programmes avec notre action diplomatique ?
Ces questions ne sont pas théoriques, comme le montre le cas récent de la saisie de biens appartenant à l’oncle de Bachar el-Assad : si des confiscations étaient prononcées par la justice française dans cette affaire, comment s’assurerait-on de l’affectation de leur produit à la population syrienne ?
Au regard de l’expérience de la Suisse, particulièrement engagée, compte tenu de son activité bancaire, sur ce sujet, il semble qu’il faille faire preuve de souplesse et de pragmatisme en l’espèce. Il pourrait être envisagé de s’appuyer sur l’Agence française de développement, compétente en matière d’aide au développement. Toutefois, il conviendrait de s’assurer que les crédits reviennent bien aux pays victimes sans être noyés dans ceux de l’Agence et, surtout, qu’il s’agit bien de crédits s’ajoutant à ceux qui sont engagés par la France au titre de l’aide publique au développement.
Cela dit, en raison notamment des prescriptions de la loi organique relative aux lois de finances, la commission des finances n’a pas été en mesure de proposer des modalités satisfaisantes d’affectation aux populations victimes par le biais de l’Agence française de développement.
J’indique, sans m’y attarder, les autres problèmes identifiés.
D’abord, le champ des confiscations concernées mériterait d’être précisé ; en particulier, la référence à la notion de « personnes étrangères politiquement exposées » devrait sans doute être revue.
Ensuite, il conviendrait de déterminer le rôle joué par l’Agrasc dans cette procédure ; si l’Agence est capable d’identifier les confiscations devant être reversées aux populations victimes, elle n’est pas nécessairement l’institution la mieux à même de décider des modalités d’affectation à ces dernières, car elle n’a pas de compétences propres en matière d’aide au développement.
Enfin, la commission des finances a émis des doutes sur la mécanique budgétaire retenue.
Le prochain G7 sera organisé cet été à Biarritz, sous présidence française, et il traitera, entre autres, des moyens de lutter contre la corruption. Dans ce contexte, malgré les problèmes posés par le texte qui nous est soumis, il nous semble important d’envoyer un signal politique fort, indiquant que notre pays est prêt à s’engager à restituer aux populations victimes le produit des confiscations résultant de la corruption.
Madame la secrétaire d’État, nous avons besoin de vous pour traduire ce principe dans le droit. Nous vous invitons donc à saisir l’occasion de la discussion de cette proposition de loi pour que le Gouvernement s’engage, dès aujourd’hui, à s’emparer du sujet, afin que nous soyons en mesure de proposer un dispositif pleinement satisfaisant lors de l’examen du prochain projet de loi de finances. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, monsieur Jean-Pierre Sueur, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis vraiment très heureuse d’être parmi vous aujourd’hui pour évoquer ce sujet particulièrement important, à la frontière du droit, de l’éthique et de la diplomatie : l’affectation des avoirs issus de la corruption transnationale – ces fameux biens dits « mal acquis » – et saisis par une juridiction française.
En matière de lutte contre la corruption, la France a mis en place un environnement juridique, judiciaire et administratif qui permet de conduire une politique efficace de prévention, de détection et de répression. Pour lutter contre ce phénomène criminel à dimension transnationale, elle est également dotée, depuis 2010, d’une législation et de structures interministérielles dédiées à identifier, à saisir, à confisquer et à recouvrer des avoirs illicites, en particulier issus de la corruption. L’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, l’Agrasc, est précisément chargée de l’exécution des décisions de saisie et de confiscation, ainsi que de la gestion et de la vente des avoirs criminels confisqués.
La France a par ailleurs créé tous les outils et mécanismes destinés à promouvoir, à développer et à appuyer la coopération internationale en matière de lutte contre la corruption – c’est également un engagement fort de notre présidence du G7, vous l’avez rappelé –, ce qui constitue un volet clé pour récupérer, effectivement et rapidement, les fonds détournés ou soustraits illégalement du patrimoine d’un État. Cette politique nationale offensive s’inscrit donc pleinement dans les engagements internationaux de la France que Jean-Yves Le Drian, Jean-Baptiste Lemoyne et moi-même soutenons avec beaucoup d’intérêt.
Néanmoins, nous devons le reconnaître, cette politique est inachevée pour ce qui concerne la restitution intégrale, aux États et aux populations, des biens dont ceux-ci ont été spoliés par des dirigeants ou des agents publics corrompus. L’état du droit ne permet pas la restitution de ces biens, sauf dans le cas d’un acte de souveraineté, qui prendrait la forme d’un accord politique entre la France et un pays tiers – accord difficile, reconnaissons-le, quand il s’agit des situations que vous avez décrites.
Par conséquent, lorsqu’une décision de confiscation a été prononcée par une juridiction française, l’Agrasc n’a pas d’autre possibilité juridique que de transférer les fonds correspondants au budget général de l’État. Le droit français prévoit également une règle de partage à cinquante-cinquante, sauf accord contraire, lorsque la France est sollicitée pour exécuter une décision prise par une juridiction étrangère.
Je vous l’accorde, nous ne pouvons pas, sur un plan tant éthique que politique, nous contenter de cet état du droit, car celui-ci revient à pénaliser une deuxième fois les habitants des pays dont sont issus les avoirs confisqués. Les populations spoliées, victimes de la corruption qui s’est d’abord faite à leur détriment, ne peuvent ensuite récupérer les sommes et les biens détournés par les dirigeants peu scrupuleux. Cette situation, je le répète, ne nous satisfait pas ; ces biens appartiennent à des populations auxquelles ils doivent être rendus. Votre travail est donc bienvenu, monsieur le Sueur, et nous le saluons.
De surcroît, les règles internationales en la matière évoluent. La convention des Nations unies contre la corruption, ratifiée par la France en 2005, prévoit la restitution obligatoire et intégrale des avoirs illicites au profit de l’État étranger. Cela dit, ses stipulations ne s’appliquent que très rarement, lorsque les juridictions nationales de l’État spolié ont mené à terme les procédures judiciaires nécessaires pour recouvrer les avoirs illicites ; en effet, dans la plupart des cas, les juridictions de l’État d’origine n’engagent pas ce type de demande, par crainte de représailles ou parce qu’elles ne le souhaitent pas pour toute autre raison.
Plusieurs organisations de la société civile de premier rang, comme Transparency International, ont d’ailleurs souligné l’importance de la question du retour des biens mal acquis, en invitant les États à modifier leur législation. Certains de nos partenaires européens travaillent sur ce sujet, et, en tant que secrétaire d’État chargée des affaires européennes, qui suit par ailleurs de près la situation des pays européens non membres de l’Union européenne, je suis frappée de la diversité des situations.
J’ai ainsi appris que l’Allemagne avait mis en place, en 2017, un dispositif de restitution sans jugement préalable ; l’Italie permet de transférer des biens confisqués directement aux victimes ; la loi suisse prévoit des restitutions sur le fondement de projets de développement. Bref, il n’y a pas, en Europe, de modèle unique, et nous devons définir les règles permettant d’être le plus efficace, compte tenu de l’environnement budgétaire et normatif qui nous est propre.
C’est dans ce contexte que nous examinons votre proposition de loi, cher Jean-Pierre Sueur. Je tiens à saluer de nouveau la très grande qualité de votre travail et les échanges que nous avons eus sur ce sujet délicat. La volonté du groupe socialiste et républicain du Sénat, qui correspond à celle de la commission des finances, correspond aussi à la volonté du Gouvernement. Nous sommes pleinement décidés à compléter le dispositif français dans ce domaine, le plus rapidement et le plus efficacement possible.
Le dépôt et l’examen de cette proposition de loi remplissent en ce sens pleinement leur office ; en interpellant l’ensemble des ministères concernés par cette difficile question, ce texte nous prépare d’ores et déjà à y apporter une solution. Notre ambition partagée doit être de restituer aux populations victimes les avoirs issus de la corruption, selon un mécanisme exigeant, précis, opérationnel et permettant d’articuler différentes compétences, à commencer par celles de l’Agrasc, qui gère les avoirs saisis et confisqués et qui doit pouvoir identifier, sans ambiguïté juridique, l’ensemble des dossiers et des biens concernés. Cela suppose de définir un champ d’application rigoureux, concernant la nature tant des infractions que des personnes visées.
Il faut également articuler ce mécanisme avec les services de l’État dépositaires d’une compétence et d’une expertise reconnues en matière d’aide au développement, susceptibles de pouvoir organiser des programmes, souples, échelonnés et adaptés à chaque cas d’espèce, de rapatriement des fonds, dans le cadre d’une coopération étroite avec le ministère des affaires étrangères et la société civile. Cela suppose de définir des principes – vous en avez déterminé cinq, monsieur Sueur – qui permettent d’atteindre les objectifs politiques, humanitaires, sociaux et économiques que nous aurons.
À cet égard, la présente proposition de loi crée un fonds destiné à recueillir les recettes provenant des confiscations prononcées en matière de corruption transnationale. C’est une piste de travail intéressante, mais, cela a été rappelé par M. le rapporteur de la commission des finances, nous avons des réserves, car les difficultés techniques sont nombreuses.
La première difficulté tient à la question cruciale de la répartition des compétences que j’évoquais à l’instant. Si un fonds devait être créé et alimenté par l’Agrasc, il resterait encore à en définir le positionnement et le cadre de gestion, compte tenu de sa finalité singulière. Ce fonds n’aurait en effet rien de comparable avec les fonds de concours déjà gérés par l’Agrasc, qui sont tous orientés vers le financement de politiques publiques nationales visant à renforcer la lutte contre la délinquance et la criminalité.
Deuxième difficulté, d’ordre juridique, votre proposition de loi ne s’intéresse qu’aux délits de blanchiment et de recel. Or l’inclusion des délits sous-jacents de corruption, de détournement de fonds publics et d’abus de confiance pourrait être plus opérante. De la même manière, la notion de « personnes étrangères politiquement exposées » n’existe pas en droit pénal ; elle reste donc assez vague, et nous pouvons nous demander si elle permettra d’identifier réellement les personnes que nous souhaitons viser.
Troisième difficulté – cela a été soulevé en commission –, les aspects relatifs au droit budgétaire et financier posent également problème, puisque la décision de créer un fonds au sein du budget général de l’État et de lui affecter des recettes relève du domaine exclusif de la loi de finances et non de celui d’une loi ordinaire.
Enfin, il serait nécessaire d’expertiser davantage le montage juridique. Le financement d’actions de développement par le biais de l’affectation de recettes provenant de confiscations, comme le prévoit la proposition de loi, serait tributaire de l’avancée, par construction irrégulière, des dossiers judiciaires. Or le mécanisme d’abondement de fonds de concours par l’Agrasc étant déjà particulièrement complexe, il nous semble préférable d’envisager des options plus simples et plus lisibles ; nos services travaillent sur cette piste. Cela peut par exemple passer par des crédits budgétaires, au sein du budget général, qui feraient correspondre aux saisies en matière de corruption des dépenses équivalentes de développement.
Que propose donc aujourd’hui le Gouvernement pour que le Parlement adopte un mécanisme de restitution efficace, transparent et adapté à chaque cas d’espèce ?
D’abord, Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, lancera dans quelques jours une mission parlementaire sur le sujet précis, spécifique, du retour des biens mal acquis. Cette mission aura pour objet de proposer un mécanisme global traitant l’ensemble des difficultés juridiques, budgétaires et de gestion que j’ai rappelées et respectant les principes posés par la convention des Nations unies contre la corruption. Elle devra en particulier étudier chacune des pistes budgétaires qui sont aujourd’hui sur la table. Elle sera bien sûr utilement éclairée par les dispositifs mis en œuvre par d’autres États. L’exemple suisse a été maintes fois mentionné au cours des travaux de commission, et nous nous intéressons à la manière de le transposer, le plus simplement possible, dans le droit français.
Ce travail d’expertise complémentaire s’inscrira dans un calendrier très resserré, et le rapport de la mission sera remis au garde des sceaux au mois de juillet prochain. Il pourra s’appuyer utilement sur les travaux menés par la Haute Assemblée. Cette démarche permettra d’adopter les dispositions législatives correspondantes à la fin de l’année 2019 au plus tard, au travers du projet de loi de finances pour 2020. Je prends devant vous cet engagement formel et solennel ; ce dispositif sera intégré à ce moment-là.
Le Gouvernement vous remercie, cher Jean-Pierre Sueur, mesdames, messieurs les sénateurs, d’avoir définitivement inscrit cette question dans notre agenda politique, afin que toutes les volontés convergent dans la même direction. Nos engagements juridiques et diplomatiques, mais également nos valeurs et les principes républicains que nous défendons nous intiment d’y apporter enfin une réponse efficace.
Vous l’aurez compris, pour le Gouvernement, cette réponse ne peut pas être celle que la commission des finances présente aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle il ne pourra pas émettre un avis favorable sur cette version du texte. Je vous invite donc, mesdames, messieurs les sénateurs, à ne pas adopter cette proposition de loi, afin que nous puissions débattre dans quelques mois d’un dispositif pleinement opérationnel, dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances pour 2020. (M. Roger Karoutchi lève les bras au ciel.)