M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.
Question préalable
M. le président. Je suis saisi, par MM. Savoldelli, Bocquet et les membres du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky, d’une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027 (n° 24, 2023-2024).
La parole est à M. Pascal Savoldelli, pour la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
M. Pascal Savoldelli. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les membres du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky proposent le rejet de ce projet de loi de programmation des finances publiques. Nous vous invitons à faire le même choix que nous, pour quatre raisons.
Ce projet de loi de programmation, que le Gouvernement a imposé par 49.3 à l’Assemblée nationale, puis que la droite sénatoriale a « ajusté » en nouvelle lecture, est en décalage complet avec ce que vivent les habitants de notre pays ; en décalage, aussi, avec ce qu’ils s’apprêtent à vivre dans les prochaines années. En ce sens, il est injuste.
Que ceux qui nous écoutent le sachent : nous débattons d’un texte qui est censé structurer les finances publiques, donc l’action publique, pour les années à venir. Or pas une seule fois ne sont mentionnés les mots « inégalités » et « pauvreté ». Personne n’en parle, ni le Gouvernement ni la droite sénatoriale !
M. Éric Bocquet. Absolument !
M. Pascal Savoldelli. Comment peut-on être crédible avec un tel manquement ?
Ce qui structure la vie de notre pays, ce sont bien les inégalités sociales, territoriales, environnementales ; c’est bien la vie chère ; c’est bien le coût de l’électricité et du gaz.
Ce projet de loi est donc en décalage avec la réalité. Et pour cause : il découle de l’article 3 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire, dont les grands principes, publiés en 2011, n’ont pas été amendés depuis lors, nonobstant le principe de réalité.
Les règles budgétaires d’alors ont volé en éclat sous les effets conjugués de la crise sanitaire, de la guerre en Ukraine et de l’aggravation de la crise climatique. On nous demande donc d’appliquer des règles budgétaires qui ont fait et refait la démonstration de leur inefficacité.
J’en viens à la deuxième raison qui motive le rejet de ce texte : ce projet de loi est caduc et inapplicable. Cela, mes chers collègues, nous le savons tous très bien.
En effet, même l’initiateur de cet outil budgétaire, Nicolas Sarkozy, n’a pas réussi à respecter ses propres prévisions. J’en veux pour preuve que, depuis 2009, cinq lois de programmation ont été promulguées. Sur l’ensemble de cette période, soit quatorze années, la prévision de déficit n’a été respectée qu’à deux reprises !
De plus, les écarts de prévision de croissance en volume ont été en moyenne de 3,2 points de pourcentage. Pour ce qui est de la croissance potentielle, l’écart a été de 1 point en moyenne – c’est inquiétant quand on sait que la prévision inscrite dans le présent projet de loi de programmation est de 1,35 %…
Cette trajectoire financière ne fera pas exception : frappée d’obsolescence programmée, elle est inapplicable et restera inappliquée.
Permettez-moi aussi un mot sur les prévisions macroéconomiques retenues pour établir cette programmation.
Même le Haut Conseil des finances publiques les a qualifiées de « très optimistes » ; le Gouvernement n’a pas tenu compte de cette appréciation. Elles sont pourtant bien trop optimistes pour être prises au sérieux. Le Gouvernement prévoit en effet une évolution des dépenses en volume qui serait la plus « dure » du XXIe siècle, puisqu’elle serait de 0,1 %, taux historiquement faible, quand, antérieurement, un taux de 0,7 % justifiait le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux.
Ce chiffre témoigne des excès de rigueur du projet de l’exécutif, qui emporteront un affaiblissement durable de nos services publics.
« Inapplicable et inappliquée », disais-je, et ce qualificatif vaut tant pour la version du Gouvernement que pour celle qui est issue des travaux de la commission des finances. Selon les prévisions, le déficit structurel se maintiendrait autour de 3,6 % du PIB, ce qui ferait bondir à 74 milliards d’euros par an la charge d’intérêts de la dette.
Mais pourquoi toujours brandir l’épouvantail de la dette ? Si j’osais, je demanderais à qui profite le crime.
Il faut savoir que la détention directe par les épargnants est devenue marginale. L’intermédiation du système financier – banques, assurances, gestionnaires d’actifs – s’est largement imposée. Par ailleurs, les non-résidents détiennent 54 % de notre dette…
M. Éric Bocquet. Eh oui !
M. Pascal Savoldelli. … et les trois pays qui en détiennent les plus grandes parts sont le Royaume-Uni, paradis de la finance, et deux paradis fiscaux, le Luxembourg et les îles Caïmans.
Mme Nathalie Goulet. Tout est dit !
M. Pascal Savoldelli. Nous nous soumettons donc aux intérêts des seuls marchés financiers, au détriment de l’intérêt général de la Nation.
Cette soumission se fait sous la forme d’un chantage de l’Union européenne – c’est la troisième raison d’être de cette motion.
Ce chantage a été exprimé à maintes reprises par le Gouvernement : « Si vous ne votez pas ce projet de loi de programmation, vous priverez la France des crédits européens. »
Mais, monsieur le ministre, qui a fait le choix délibéré d’inscrire dans le plan national de relance et de résilience envoyé à la Commission européenne le vote d’une loi de programmation ? Ce ne sont pas les oppositions parlementaires, c’est vous.
Ne vous en déplaise, vous n’avez pas de majorité sur ce texte, ni à l’Assemblée nationale, que vous avez privée de vote, ni, à ma connaissance, au Sénat…
Les propos que vous tenez dans un courrier adressé au rapporteur général, que le président de la commission des finances, mon collègue et ami Claude Raynal, nous a transmis – je l’en remercie –, témoignent de l’ambiguïté de la situation.
Je cite ce courrier : « La non-adoption de la loi de programmation des finances publiques pourrait non seulement bloquer les versements de l’Union européenne attendus en 2023 et 2024, soit 17,8 milliards d’euros, mais risquerait de bloquer aussi la suite de l’exécution du plan français et les versements associés, soit 28 milliards d’euros. »
Ce chantage est d’autant plus inacceptable que, sur les 40,3 milliards d’euros que recevrait la France, elle en rembourserait 66 milliards d’euros, faute de nouvelles ressources propres et faute de mise à contribution du capital. Le Gouvernement s’est engagé sur une trajectoire austéritaire, et ce sans soutien parlementaire.
J’en viens à la quatrième raison de cette motion, à savoir la surenchère austéritaire qui préside à la version modifiée par la commission des finances du Sénat en deuxième lecture.
Bien loin de se différencier des choix politiques du Gouvernement, les modifications apportées au texte par nos collègues de la majorité sénatoriale les entérinent et les aggravent.
Votre différence avec le Gouvernement relève – et vous me pardonnerez cette formule, monsieur le rapporteur général – d’une concurrence qui se trouve certes être libre, mais aussi – et c’est là que le bât blesse – faussée.
Le projet de la droite sénatoriale est clair : 40 milliards d’euros d’économies d’ici à 2027, le tout reposant sur l’État avec une brutalité sans nom. La baisse serait de 3 milliards d’euros en volume de 2024 à 2025, soit beaucoup plus en prenant en compte l’inflation.
Ce plan met particulièrement à contribution les collectivités territoriales, via la proposition de réduction de leurs dépenses réelles de fonctionnement de 0,5 % par an en volume. Comment allez-vous l’expliquer aux maires, quand les factures de gaz et d’électricité des collectivités ont augmenté dans des proportions qui peuvent aller de 30 % à 300 % ? S’il faut que j’en donne des exemples, je le ferai…
Mme Nathalie Goulet. Nous aussi !
M. Pascal Savoldelli. Le président du groupe Les Républicains du Sénat, M. Retailleau, dit vouloir « mettre l’État au pain sec » ; en vérité, il mettra les Français au pain rassis !
En commission, le rapporteur général nous a expliqué vouloir réduire le poids des agences de l’État en réalisant des économies sur les dépenses de personnel. Il propose de réduire de 5 % les effectifs des fonctionnaires de l’État et de ses opérateurs.
Il nous a été dit qu’une telle baisse de 5 % correspondait à 100 000 emplois publics de moins : on est là bel et bien dans le droit fil du programme d’un candidat malheureux à l’élection présidentielle de 2017 – il s’appelait François Fillon.
Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Y a-t-il trop d’agents à la Banque de France pour aider les particuliers en situation de surendettement ? Y a-t-il trop d’agents à Pôle emploi pour lutter contre le chômage ou prendre en charge une formation ? Y a-t-il trop d’agents à l’Office national des forêts pour lutter contre les feux et le réchauffement climatique ?
Quoi qu’il en soit des beaux discours tenus aux élus locaux, la vérité est que la majorité sénatoriale aurait pu voter la version de ce projet de loi présentée par le Gouvernement, comme elle a d’ailleurs voté l’essentiel de ses budgets.
Cette motion a donc bien quatre raisons d’être : rejeter un projet de loi de programmation des finances publiques injuste, car le décalage est total entre ce que propose le Gouvernement et ce que vivent bon nombre d’habitants de notre pays ; rejeter un texte déjà caduc et rendu inapplicable ; rejeter un chantage qui est imposé au peuple français et aux parlementaires que nous sommes ; rejeter la réécriture ici faite en deuxième lecture.
La France mérite mieux : elle mérite le progrès économique ; elle mérite le progrès social ; elle mérite le progrès démocratique d’une nouvelle autonomie financière et fiscale des collectivités, propice à un nouveau développement des services publics locaux ; elle mérite le progrès écologique et non la régression permanente, au gré des bouleversements du monde.
En somme, cette motion est profondément progressiste et responsable. Et la responsabilité, c’est aussi le travail d’amendement dans l’hypothèse de la non-adoption de cette motion.
À la lecture des amendements déposés par les différents groupes, j’observe que notre motion s’inscrit bien sûr dans la philosophie de ceux du groupe CRCE-K, mais aussi, je le crois, dans celle des amendements déposés par les sénateurs socialistes et écologistes.
Donner de la force à cette motion, c’est donner de la force à une perspective de progrès pour les années à venir. C’est aussi donner une voix à toutes celles et à tous ceux, élus ou non, qui, à travers le pays, appellent à un nouveau souffle de l’action publique. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K, ainsi que sur des travées du groupe SER. – M. Thomas Dossus et Mme Nathalie Goulet applaudissent également.)
M. Jean-François Husson, rapporteur. La commission a fait un autre choix, celui de se pencher de nouveau sur le texte et de proposer une trajectoire de redressement des finances publiques.
Le temps du progrès, j’en entends la nécessité ; mais il faut aussi le temps de la vérité. On peut continuer de cacher la vérité, mais, plus longtemps on la cache, plus tard on s’attelle à redresser les comptes, et plus grandes seront les plaies, les douleurs et, peut-être, les colères. Avoir le courage d’affronter la vérité et la dureté des chiffres est pour nous une obligation morale.
Il s’agit aussi de faire malgré tout confiance à l’Europe.
L’Europe, qui serait aujourd’hui la cause de tous les maux, s’est faite sur l’initiative de la France, membre fondateur de l’Union européenne. Faut-il rappeler l’histoire, au début des années 1950, de la réconciliation franco-allemande, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier et de la politique agricole commune ? Nous devons en être fiers ! Certes, depuis, l’Europe a grandi, jusqu’à connaître ce qu’il faut peut-être appeler une crise de croissance ; mais il nous appartient de continuer d’être un élément fort au sein de l’Europe.
Or, si l’on veut peser, être un leader, être un exemple, mieux vaut avoir des comptes bien tenus. Il est en effet préférable d’être en tête de classe pour donner la bonne direction. C’est précisément là, d’ailleurs, que réside la difficulté inhérente au projet de loi de programmation initial du Gouvernement : la France resterait le bonnet d’âne de la classe européenne. Nous ne pouvons attendre 2027 !
Et c’est parce qu’elle a fait le choix de la responsabilité que la commission est défavorable à cette motion. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Vincent Delahaye applaudit également.)
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Thomas Cazenave, ministre délégué. Monsieur le sénateur, je souhaite que le débat ait lieu : j’émets donc un avis défavorable sur votre motion tendant à opposer la question préalable.
Je profite néanmoins de cette intervention pour préciser quelques points.
Tout d’abord, concernant les prévisions macroéconomiques, la semaine dernière, le FMI a envisagé une croissance de 1,3 % pour la France en 2024, la prévision du Gouvernement s’élevant quant à elle à 1,4 %. Nous sommes donc proches des prévisions de croissance les plus récentes réalisées par des organismes extérieurs.
Je rappelle en outre que, pour l’année 2023, personne ne croyait à notre prévision de 1 % de croissance,…
M. Claude Raynal, président de la commission des finances. J’y croyais, moi !
M. Thomas Cazenave, ministre délégué. … à part peut-être le président Claude Raynal. (Sourires.)
Regardez les prévisions qui avaient été faites par la Banque de France pour 2023…
Nous maintenons donc notre prévision. M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques, évoque certes des objectifs « optimistes », mais non inatteignables, et la dernière estimation du FMI plaide en ce sens.
Vous parlez ensuite, monsieur le sénateur, de « cure austéritaire » ; mais ce n’est pas une cure d’austérité que nous proposons : c’est un ralentissement de la croissance de la dépense publique, laquelle progresserait moins vite que l’inflation. C’est probablement ce qui sépare notre orientation de la version issue des travaux de la commission des finances du Sénat : nous considérons que l’ajustement qu’elle propose est trop brutal.
Nous préférons emprunter des marches raisonnables, progressives et tenables de réduction de notre déficit public plutôt que d’annoncer des dizaines de milliards d’euros d’économies sans expliquer concrètement comment y parvenir. Nous tenons cet équilibre entre l’investissement dans les services publics et la réduction progressive de notre déficit public.
M. Pascal Savoldelli. Tout va bien !
M. Thomas Cazenave, ministre délégué. Pour toutes ces raisons, nous souhaitons que le débat ait lieu.
M. le président. Personne ne demande la parole ?…
Je mets aux voix la motion n° 1 tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
(La motion n’est pas adoptée.)
Discussion générale (suite)
M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Rémi Féraud. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Rémi Féraud. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, voilà un an, j’intervenais déjà sur ce texte au nom du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
Il nous revient aujourd’hui à peine remanié, si ce n’est pour intégrer quelques nouvelles données tenant compte de l’année écoulée et, surtout, pour essayer d’envoyer des signes à la majorité sénatoriale, comme en témoigne votre intervention liminaire, monsieur le ministre.
Nous voilà donc de nouveau réunis pour débattre de ce projet de loi, parce qu’il faut bien une loi de programmation des finances publiques, parce que le calendrier de l’Assemblée nationale était favorable à l’utilisation d’un 49.3, mais aussi parce que le Gouvernement a lui-même fait du vote de son texte une condition du versement des aides européennes du plan de relance.
L’adoption de la loi de programmation des finances publiques figure en effet parmi les engagements qui ont été pris par votre gouvernement, monsieur le ministre, dans le cadre des deuxième et troisième demandes de paiement du plan national de relance et de résilience. Le ministre de l’économie l’a lui-même écrit dans un courrier dont nous avons tous reçu copie voilà quelques jours.
Ces versements du plan de relance européen sont conditionnés, mais chaque gouvernement a proposé ses propres conditions à la Commission européenne : dans le même temps où l’Allemagne s’engage à investir 1,5 milliard d’euros dans des projets liés à l’hydrogène et où l’Espagne propose un plan de 1,6 milliard d’euros pour favoriser l’attractivité de son réseau ferroviaire public, songez que le gouvernement français, quant à lui, s’engage à adopter une loi de programmation des finances publiques… L’adoption d’un texte de loi comme garantie donnée par le Gouvernement : voilà une nouvelle marque de votre manque de considération pour le rôle du Parlement.
De surcroît, ce projet de loi, sans lequel nous devrions donc faire une croix sur 18 milliards d’euros d’aides nécessaires à nos finances publiques, n’a été qu’à peine remanié depuis un an : un an de perdu pour rien ou pour presque rien.
Son orientation politique n’enregistre aucun changement significatif : il se caractérise toujours par son cap libéral, qui se traduit par l’approfondissement d’une démarche de désarmement fiscal et de contraction de la dépense publique.
La trajectoire proposée dans ce texte n’est pas pour autant crédible : elle repose sur des hypothèses extrêmement optimistes, bien qu’elles ne soient pas inatteignables ; les réductions prévues pour le déficit n’ont jamais été réalisées ces dernières années et ne pourront d’ailleurs être atteintes qu’au prix d’une véritable austérité, donc au risque de la récession économique.
Vous l’avez dit vous-même, monsieur le ministre : baisse des impôts de production, réforme des retraites, réforme de l’assurance chômage et autres mesures de régression sociale permettent seules de crédibiliser la trajectoire de cette loi de programmation. En réalité, cela ne suffira même pas.
Pour atteindre vos objectifs, dont vous dites qu’ils sont non pas une baisse des dépenses publiques, mais une augmentation inférieure à l’inflation, c’est-à-dire, pour les Français, une baisse réelle des dépenses publiques, il faudra mener une politique très dure.
Ce texte atteste donc une nouvelle fois de votre obstination à poursuivre la même politique, bien qu’il s’agisse d’une impasse, à tenir le même cap, alors que la situation internationale et les incertitudes géopolitiques auxquelles nous faisons face nous obligent à mieux anticiper un éventuel renchérissement du coût de la dette, en commençant par annuler un certain nombre de baisses d’impôts prévues.
« Moins d’impôts, moins de dépenses, moins de déficit et une dette maîtrisée » : cette vision répétée inlassablement depuis 2017 a été largement démentie par les faits. Les 500 milliards d’euros de recettes perdus en dix ans n’auront pas relancé la croissance et auront aggravé les problèmes du pays.
Appauvrissement de l’État, financement de la planification écologique dans l’impasse, services publics en crise, inégalités en hausse dans un contexte d’inflation et de baisse du pouvoir d’achat : voilà les défis que nous aurions ensemble à relever.
S’ajoute à ce tableau le manque de soutien et de considération dont pâtissent les collectivités territoriales, auxquelles vous demandez de ralentir leurs dépenses. Vous avez renoncé à graver dans le marbre le pacte de confiance, c’est vrai, mais sans renoncer à l’idée.
La réalité est qu’il n’y aura, avec cette perspective budgétaire, ni pacte ni confiance, ce qui est contraire à l’esprit de la décentralisation et au principe d’équité dans la répartition des efforts entre les administrations locales et l’État.
Toutes les associations d’élus témoignent déjà des relations dégradées entre État et collectivités territoriales ; de fait, la situation ne pourra qu’empirer.
Je conclus en soulevant la seule question que devraient se poser les auteurs d’un tel texte : comment maîtriser les finances publiques et garantir la souveraineté de notre pays en se montrant réaliste, équilibré dans l’effort, socialement juste, écologiquement responsable et sans faire chavirer le navire ?
Avec ce texte, vous ne répondez pas à cette question. Pis encore, vous vous attaquez au nombre de fonctionnaires. Chers collègues de la majorité sénatoriale, trouvez-vous bien raisonnable de surenchérir en proposant la suppression d’un poste de fonctionnaire sur vingt d’ici à 2027 ?
Nous présenterons une quinzaine d’amendements, notamment des amendements de suppression des articles, pour exprimer notre rejet de ce texte ni très réaliste ni très raisonnable et dont je suis convaincu qu’il apparaîtra dépassé dès la prochaine crise sociale. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à Mme Christine Lavarde. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Christine Lavarde. Monsieur le ministre, j’ai relu les propos que j’avais tenus dans cet hémicycle l’année dernière à l’occasion du même exercice. Gagnons du temps : je ne vais pas les répéter. J’ai en effet le sentiment que rien n’a changé, même si Rémi Féraud, lui, a vu des signes que, malheureusement, la majorité n’arrive pas à décrypter…
M. Jean-François Husson, rapporteur. C’est du morse ! (Sourires.)
Mme Christine Lavarde. Le monde change, mais en France, rien ne change !
La dernière édition du Moniteur des finances publiques du FMI – je vois que vous lisez vous aussi les productions de cette institution, monsieur le ministre – indique pourtant clairement que l’action climatique va contraindre les décideurs à des arbitrages difficiles.
D’un côté, recourir principalement et de manière croissante à des mesures de dépenses pour atteindre les objectifs de lutte contre le changement climatique va se révéler de plus en plus coûteux. Un endettement élevé, la hausse des taux d’intérêt et la dégradation des perspectives de croissance rendront les finances publiques de plus en plus difficiles à équilibrer.
D’un autre côté, opter pour le statu quo rendrait le monde plus vulnérable face aux effets du réchauffement climatique.
Dit autrement, les pouvoirs publics sont confrontés à un trilemme : ils doivent mettre en œuvre des mesures faisables politiquement, atteindre les objectifs climatiques que nous nous sommes fixés et assurer la viabilité des finances publiques.
Je n’ai pas le sentiment, malheureusement, que ce projet de loi de programmation prenne la mesure de ce trilemme. Selon la trajectoire de solde structurel présentée dans le texte, qui est assise, comme l’a rappelé le rapporteur général, sur des hypothèses très optimistes, le déficit serait de 2,7 points de PIB en 2027. Le Haut Conseil des finances publiques souligne d’ailleurs le poids croissant des charges d’intérêts de la dette.
Par ailleurs, l’objectif fixé pour 2027 suppose, du côté des dépenses, d’importantes économies structurelles qui ne sont absolument pas documentées. Le Gouvernement indique qu’elles pourront être précisées à l’issue d’un exercice de revue de la dépense… Parlons-en, de cette revue et de l’évaluation de la qualité de la dépense publique !
Le projet de loi de programmation prévoit un dispositif d’évaluation fondé sur des évaluations annuelles thématiques. Un premier exercice s’est déroulé au premier semestre 2023 et a fait l’objet d’un rapport au Parlement.
Disons-le, les douze premières missions étudiées sont de natures et d’enjeux très variés : y voisinent notamment, pêle-mêle, la politique du logement et les dépenses de nuitées hôtelières de l’hébergement d’urgence. Permettez-moi d’observer que l’assiette de dépenses n’est pas exactement la même dans un cas et dans l’autre…
La Cour des comptes a choisi de se saisir de ce sujet et a complété les travaux engagés par le Gouvernement en publiant au mois de juillet dernier neuf notes thématiques. Là encore, la politique du logement a été étudiée. Cet effort s’inscrit dans la droite ligne des propos du Premier président, M. Pierre Moscovici, qui a préconisé, devant les sénateurs, de « lever le capot » de la dépense publique.
Quels sont les effets de ces premiers rapports ? Je vous le donne en mille : il n’y en a pas !
J’en donne un seul exemple : le Fonds national d’action sociale de la branche famille. La conclusion des travaux réalisés à ce sujet a déclenché l’ire des élus locaux. Ainsi, le 30 septembre dernier, voici ce que tweetait le président de l’Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité (AMF) : « Après l’alerte de l’AMF sur la décision de diminuer, en 2023, puis de supprimer à la rentrée 2024 le fonds de soutien aux activités périscolaires, Élisabeth Borne m’a fait savoir que les crédits pour 2023/24 seraient rétablis. Pour la rentrée 2024, l’AMF fera des propositions. » Traduction : six mois de travail pour rien…
Ces travaux pourraient être utilement complétés par ceux du Conseil d’État, qui, dans son étude annuelle publiée au début du mois de septembre, nous invite à étudier les politiques publiques en chaussant non pas seulement les lunettes de celui qui les fait, mais aussi celles de l’usager, ce qui revient à les aborder en donnant la priorité à l’impératif de proximité et au pragmatisme.
Un deuxième champ doit faire l’objet d’une évaluation si nous voulons diminuer la dépense publique, celui des dépenses fiscales.
Pour une meilleure information du Parlement, l’exécutif devra remettre annuellement une liste des niches fiscales arrivant à échéance ainsi qu’une évaluation des niches non bornées dans le temps. Tout cela sera très certainement pour le projet de loi de finances pour 2025, car je n’ai toujours pas trouvé de document en ce sens dans le projet de loi de finances pour 2024 – ce n’est pas faute d’avoir cherché de nouveau il y a encore quelques instants…
Il conviendrait avant toute chose de définir ce qu’est une dépense fiscale : dans le tome II du document d’évaluation des voies et moyens annexé au PLF pour 2024, pas moins de cinq pages sont nécessaires pour nous expliquer de quoi il retourne. La norme actuelle est très floue : comment expliquer que le taux de TVA à 10 % sur la cantine d’entreprise soit considéré comme une dépense fiscale quand le taux de TVA à 5,5 % sur la cantine scolaire ne l’est pas ?
Par ailleurs, les dépenses fiscales n’ont pas de « responsable » au sens des « responsables de programme » de la Lolf : ce sont des dépenses de guichet.
La dernière revue systématique des dépenses fiscales remonte à 2011. Elle faisait suite à une inscription dans la loi de programmation des finances publiques de 2009. À l’époque, 315 dépenses avaient été analysées. Dans son rapport sur le budget de l’État en 2022, la Cour des comptes relève que les multiples évaluations annoncées depuis dix ans sont restées lettre morte. Et le PLF relatif au prochain exercice ne fait pas exception : sur les 467 dépenses inscrites dans le document d’évaluation que j’ai cité, 403 seulement sont chiffrées, dont 129 avec un ordre de grandeur. Dit autrement, 41 % des dépenses fiscales sont mal connues ! La présente loi de programmation limitant leur durée à trois ans, il va falloir dès maintenant commencer le travail d’évaluation…
Au prochain épisode, je vous parlerai de l’évaluation du budget climatique : là aussi, il y aura beaucoup à dire ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Vincent Delahaye applaudit également.)