Mme la présidente. La parole est à M. Michel Masset. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. Michel Masset. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, l’apparition du service public en France est d’abord issue d’un constat dressé en 1871 par le tribunal des conflits : les droits de l’État dans l’exercice d’une activité profitable à tous ne peuvent être les mêmes que ceux des personnes privées.
En écho à cette interprétation, le préambule de la Constitution de 1946 mentionne le champ des services publics nationaux : la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs, l’instruction, la formation professionnelle et la culture.
Les services publics ne sont pas figés, ils évoluent au gré des besoins du temps et de la société.
Pour ma part, je suis attaché à la définition qu’en donne le grand Jaurès : « Le service public est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. »
Le professeur Léon Duguit faisait du service public un devoir des gouvernants, « parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale ».
Ciment de notre solidarité, ferment de notre société et serment républicain, le service public matérialise très concrètement notre ambition collective à vivre ensemble. À cet égard, la fragilisation que nous constatons dans de nombreux domaines atteint dans certains territoires un degré insupportable.
Vous connaissez, mes chers collègues, l’effet désastreux qu’entraîne la fermeture d’une classe ou d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ou bien le regroupement de centres hospitaliers ou de maternités. Ces décisions, bien souvent verticales, sont vécues comme un arrachement et marquent le déclin irrémédiable d’un État qui se défait.
J’ai l’habitude de dire que nos services publics sont l’eau et le sang de l’édifice républicain.
Dans une société fracturée, mondialisée, au sein d’un ensemble bringuebalant, le service public est un phare qui nous astreint à tracer la meilleure des voies menant à l’épanouissement de tous et à dresser un rempart contre le fanatisme et l’ignorance.
Le service public est un cri de ralliement, symbole des droits économiques et sociaux par lesquels l’État ne s’interdisait plus d’agir. Au contraire, il s’appuyait sur ces droits dits de deuxième génération, dont le but est d’assurer la dignité de l’individu, pour se mettre au service des citoyens.
Le critère du service public est autant l’intérêt général que la solidarité sociale. C’est la mise en commun des richesses d’une nation au profit de chaque individu. C’est l’outil le plus efficace de redistribution et de justice.
La dimension territoriale de cette justice est incontournable, mais la réduction des ressources pilotables des collectivités a grandement amputé les marges de manœuvre des élus de proximité.
Cette tendance s’est accompagnée d’un désengagement, voire d’un abandon de l’État aux conséquences délétères sur la qualité de vie des citoyens.
De même, le fossé s’est creusé entre la puissance publique et la Nation, dont certains membres trouvent un refuge prétendument légitime dans des discours simplistes et populistes : ils entretiennent d’abord les différences et évitent d’identifier ce qui crée du sens commun.
Si elle semble nécessaire, cette proposition de loi constitutionnelle ne peut être adoptée par notre assemblée en l’état. En effet, les conséquences juridiques identifiées par Mme le rapporteur dépassent la volonté des auteurs.
La consécration de lois du service public est une bonne chose. Certaines d’entre elles – l’égalité, la laïcité et la continuité du service public – ne sont d’ailleurs pas étrangères au droit constitutionnel.
Dans leur pluralité, les membres du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen sont partagés et une grande majorité d’entre eux s’abstiendront. Toutefois, tous se montrent favorables à engager des discussions sur un sujet aussi essentiel aux yeux de tous. C’est pourquoi je remercie Cécile Cukierman d’avoir ouvert ce débat. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Olivia Richard. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme Olivia Richard. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de remercier chaleureusement le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky et sa présidente, Cécile Cukierman. Cette initiative parlementaire nous offre un débat toujours utile sur les services publics français. Je dis « français » et non « en France », car nos services publics ne s’arrêtent pas à nos frontières.
Pour les Français de l’étranger, les services publics sont une manifestation tangible du « faire nation » ; c’est d’autant plus essentiel que ceux-ci ne vivent pas sur le territoire de la République. Les services diplomatiques et consulaires sont ce morceau de France qui rattachent à la patrie, ce lien indéfectible qui résiste à la distance.
L’idée d’une « Charte des services publics » est très intéressante. La méthode employée rappelle celle du président Jacques Chirac en 2005, lorsque la Charte de l’environnement a été créée.
Néanmoins, quelle plus-value l’inscription d’un tel dispositif dans notre bloc de constitutionnalité apporte-t-elle, surtout en ce qui concerne l’accès aux services publics ?
Mes chers collègues, nous avons constitutionnalisé le droit de recourir à une interruption volontaire de grossesse (IVG) il y a quelques mois seulement. Je suis intimement convaincue qu’une telle mesure était indispensable pour réaffirmer la liberté de la femme à disposer de son corps, sans qu’aucun retour en arrière soit désormais possible. Le contexte à la fois national et international rendait cette démarche indispensable.
Concernant notre attachement au service public, le contexte n’est pas le même ; non pas que tout aille pour le mieux, mais la réponse adéquate n’est pas un texte constitutionnel, qui plus est celui qui est proposé à notre examen.
Nous aurions pu imaginer plutôt un texte de liberté, comme la charte des services publics adoptée par le Maroc en 2021. Celle-ci édicte l’ensemble des règles qui régissent le service public dans ce royaume et, contrairement à cette proposition de loi constitutionnelle, elle décline les grands principes des services publics sans mettre de freins aux acteurs chargés de les mettre en œuvre. C’est une charte qui fixe des objectifs sans figer dans le marbre les moyens pour les atteindre. Un texte de cette nature aurait été, à mon avis, plus opportun.
Je reviens rapidement sur les arguments plus techniques avancés par Mme le rapporteur, que le groupe Union Centriste partage. Ils sont au nombre de trois : une définition trop large du service public, qui nécessite surtout de la souplesse ; une remise en cause des délégations de service public, pourtant indispensables ; l’atteinte à la libre administration des collectivités territoriales, puisque l’État se voit confier la responsabilité de garantir la préservation et le fonctionnement pérenne de l’ensemble des services publics locaux.
Pour autant, l’examen de cette proposition de loi constitutionnelle nous donne l’occasion de réaffirmer notre attachement aux services publics. Je saisis cette occasion pour évoquer plus particulièrement l’administration outre-frontière et ce qu’elle représente pour nos 3 millions de compatriotes qui vivent à l’étranger.
Les Français de l’étranger sont un laboratoire de modernisation de nos services publics. Ils sont les pionniers de dématérialisations innovantes qui peuvent être pertinentes pour tous les Français.
Par exemple, ils ont été les premiers à expérimenter le vote par internet dès 2003, avec un succès certain : lors des élections législatives de 2024, le vote par internet a représenté plus de 75 % des suffrages au premier tour, dépassant les 90 % dans certaines circonscriptions. Il a ainsi permis une participation inédite des élections essentielles.
La numérisation de nombreux services aux usagers, dont les Français de métropole bénéficient quelques années plus tard, commence chez les Français de l’étranger. Je pense en particulier à la procédure de renouvellement du passeport entièrement dématérialisée et au certificat de vie.
Alors que les prises de rendez-vous étaient presque devenues impossibles au sortir de la pandémie de covid-19, il est aujourd’hui plus rapide de refaire un passeport dans certains consulats que dans une mairie française ! C’est remarquable et j’adresse mes sincères remerciements à toute l’administration consulaire.
Toutefois, ces innovations utiles et nécessaires restent un défi : la fracture numérique frappe nos compatriotes autant à l’étranger que dans l’Hexagone – elle est sans doute encore plus prégnante hors de nos frontières.
Aussi, il est primordial de garantir une égalité d’accès aux services publics à tous les Français, fussent-ils à l’étranger. À cet égard, nous ne pouvons que déplorer l’impossibilité pour de nombreux Français de l’étranger d’utiliser FranceConnect ; cela leur est fatal, si j’ose dire.
Après vingt ans de réduction des effectifs du Quai d’Orsay et de nos emprises françaises à l’étranger, le Président de la République s’était engagé, à l’occasion des assises de la diplomatie parlementaire et de la coopération décentralisée, à augmenter de 700 équivalents temps plein (ETP), dont l’entrée en fonction est étalée jusqu’en 2030. On peut déjà se satisfaire du recrutement de 75 ETP pour le prochain exercice budgétaire ; leur contribution est indispensable.
Dès lors que des moyens décroissants ne permettent pas de répondre à une demande croissante, la situation est intenable pour les agents consulaires. Nous serons donc vigilants à ce que la nécessaire prudence budgétaire ne conduise pas à oublier notre service public à l’étranger.
En conclusion, l’adoption de cette proposition de loi constitutionnelle ne garantira pas qu’un agent se tienne devant chaque citoyen. Le débat est davantage budgétaire et la période y est propice. Gageons que nous serons nombreux à défendre, amendement par amendement, l’importance du service public au cours des prochaines semaines.
Le groupe Union Centriste ne votera pas cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Ian Brossat. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
M. Ian Brossat. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, Cécile Cukierman a déjà présenté les ambitions qui sous-tendent cette proposition de loi constitutionnelle.
Au fond, de quoi s’agit-il ? Il s’agit tout d’abord de partir d’un constat que nous partageons unanimement ici, puisque nous parcourons tous le territoire : celui de l’ampleur de l’hécatombe, d’un recul massif des services publics à la fois dans les grandes métropoles et dans les zones rurales.
Notez que 33 % des maternités françaises ont fermé leurs portes en vingt ans, et même les trois quarts en cinquante ans.
On déplore également la fermeture de 17 000 écoles en l’espace de quarante ans. Un tiers des bureaux de poste a disparu depuis 2010. Quelque 1 200 fermetures de trésorerie et de centre des finances publiques sont également survenues depuis 2009.
Cette réalité, chacun la regrette, semaine après semaine, mois après mois. Toutefois, nous ne pouvons pas nous en tenir à ce simple constat. Il ne suffit pas de proclamer que nous sommes attachés au service public et que nous souhaitons le défendre : il faut agir.
J’insiste, les mots ne suffisent pas ; autrement, ce ne sont que des mots creux.
Si nous vous suggérons d’adopter une charte assurant la défense des services publics et l’inscription de cette notion dans la Constitution, c’est précisément pour sortir d’une hypocrisie désormais bien connue.
En même temps que l’on déplore l’état de l’hôpital public, on continue à fermer des services hospitaliers.
En même temps que l’on regrette la baisse du niveau des élèves – à juste titre –, on supprime par milliers des postes d’enseignant, une trajectoire que vient malheureusement confirmer le projet de loi de finances pour 2025.
En même temps que l’on pointe du doigt – à juste titre encore – la délinquance des mineurs, on réduit les effectifs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
La charte que nous proposons vise à sortir de ces vains mots, de cette posture, de cette hypocrisie qui s’exprime malheureusement trop souvent.
Cécile Cukierman a rappelé ce principe qui, je l’espère, anime votre action : nous considérons que les services publics sont indispensables pour répondre aux besoins fondamentaux des populations. Comme on le répète souvent, ils sont « le patrimoine de ceux qui n’en ont pas ».
Oui, les services publics sont indispensables pour se soigner, pour s’instruire et pour satisfaire tant d’autres besoins essentiels à chacun. Ils sont aussi fondamentaux pour assurer la cohésion nationale et faire vivre le principe d’égalité inscrit au fronton de nos mairies.
Ils ne sont pas simplement le patrimoine de ceux qui n’en ont pas, ils sont aussi celui que nous avons en commun, celui qui donne à chacun le sentiment de faire quelque chose ensemble. Il nous paraît donc nécessaire de les défendre.
Ils sont en outre partie intégrante de notre identité nationale, de ce qui fait notre fierté d’être Français. Longtemps, lorsque nous discutions avec des gens venus d’autres pays, le service public était l’un des éléments qui nous rendaient fiers : la force de l’hôpital public tel qu’il est conçu en France ou celle de la sécurité sociale, qui suscitait chez beaucoup une forme d’admiration.
Oui, les services publics sont essentiels et nous souhaitons qu’ils puissent faire leur entrée dans la Constitution. Tel est le sens de la proposition de loi constitutionnelle que nous examinons aujourd’hui.
J’ai bien évidemment entendu les objections avancées ce soir ; certains de mes collègues se disent eux aussi très attachés aux services publics, mais ne sont pas en mesure de voter ce texte. Je forme le vœu que cet attachement se voie dans les semaines qui viennent, à l’occasion du débat budgétaire. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
Mme la présidente. La parole est à M. Grégory Blanc.
M. Grégory Blanc. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je remplace aujourd’hui mon collègue Guy Benarroche, malheureusement empêché.
Le 10 octobre 2024, la ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse a annoncé vouloir supprimer pas moins de 4 000 postes d’enseignants.
Ce que certains appellent « réforme des services publics » s’apparente dans les faits, à l’image de l’exemple que je viens de citer, à des suppressions de moyens humains qui, bien souvent, se traduisent par des transferts de compétences.
Au final, ces dernières années, le fonctionnement des services publics s’est complexifié et est devenu, pour les citoyens, moins humain, moins efficace et moins efficient, notamment en matière de cohésion sociale.
Sous couvert de simplification, de dématérialisation, d’externalisation et d’optimisation des procédures, nous faisons aujourd’hui les frais de ces politiques d’inspiration néolibérale et des coupes budgétaires qui les accompagnent.
Si les grands débats autour de l’hôpital public en sont un exemple probant, il existe aussi des atteintes plus subtiles, aux effets moins visibles. Ainsi, France Services, que l’on qualifie si poliment de « guichet multiservices », devient un point de contact fourre-tout : les agents y sont censés maîtriser 200 procédures. Comment est-ce humainement possible ?
Il en va de même de l’accueil dans les préfectures. Dans l’immense majorité des cas, il est désormais impossible de pousser la porte d’une préfecture sans avoir préalablement pris un rendez-vous en ligne, par exemple pour demander le renouvellement d’un titre de séjour. De telles règles apparaissent comme draconiennes pour certaines personnes et font obstacle, entre autres, à des régularisations.
C’est pourquoi nous avons toujours soutenu et continuerons à défendre le droit à un accueil physique dans les services publics. Je souhaite que le Sénat ait prochainement l’occasion de se saisir de cette question primordiale.
À l’heure où la moitié la plus pauvre de la population ne détient que 8 % du patrimoine, les services publics sont essentiels pour permettre la redistribution des richesses. Je tiens à reprendre à mon compte cette formule déjà citée : oui, les services publics constituent le patrimoine commun de tous ceux qui en sont dépourvus.
Pourtant, il ne passe pas un jour sans que leur coût supposé soit pointé du doigt, comme s’il fallait encore réduire la fortune de ceux qui n’ont rien ou ont si peu. Or, en s’attaquant aux services publics, on s’en prend aux promesses fondatrices de notre République.
Voilà pourquoi nous saluons l’initiative du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky d’inscrire les services publics dans notre bloc constitutionnel. En effet, hormis une référence marginale au neuvième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, nos textes constitutionnels ne les mentionnent pas.
Au-delà du seul effet symbolique, l’inscription d’une charte des services publics dans la Constitution présenterait l’avantage de donner aux juridictions constitutionnelles et administratives de nouveaux fondements plus aisément mobilisables pour les protéger. Celles-ci pourraient dès lors intervenir pour prévenir la suppression illicite de services publics et garantir leur fonctionnement équitable, notamment en matière d’égalité d’accès.
Toutefois, comme l’a fait remarquer la commission, cette charte, telle qu’elle est proposée par le groupe CRCE-K, présente quelques imprécisions juridiques qui en affaiblissent malheureusement la portée. Ce n’est guère surprenant, tant la définition juridique du service public est un exercice périlleux.
Il n’en demeure pas moins que leurs retombées sont réelles. Le texte énumère notamment ce qui relève des services publics. Si nous souscrivons à l’intention de ses auteurs en la matière, cette rédaction pose problème, car une telle liste positive n’est jamais exhaustive. Ainsi, les réponses à l’urgence climatique en étant absentes, les outils développés dans ce domaine ne sauraient relever des services publics.
Malgré ces difficultés sur lesquelles nous souhaitons alerter, nous partageons pleinement la volonté du groupe CRCE-K de renforcer nos services publics. C’est pourquoi le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires soutiendra ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Harribey.
Mme Laurence Harribey. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, on ne peut que saluer une initiative qui, une fois n’est pas coutume, tend à constitutionnaliser un élément majeur du pacte social français, qui fait partie de notre identité nationale depuis la IIIe République et qui a été réaffirmé continuellement par la suite.
La République s’est honorée en favorisant la prise en charge des besoins élémentaires de tous, notamment des plus démunis, dans l’objectif de renforcer toujours plus l’égalité, la fraternité, ainsi que la cohésion sociale et territoriale. Ce projet fédérateur constitue indéniablement un idéal qu’il faut s’efforcer de concrétiser toujours davantage et qui participe au patrimoine culturel et social de notre République.
D’ailleurs, les présidents François Mitterrand et Jacques Chirac ont successivement évoqué la constitutionnalisation de notre conception française du service public, faisant ainsi écho à l’attachement profond dont celui-ci fait l’objet.
De fait, on ne peut que se réjouir de cette volonté de protection et de mise à l’honneur, alors que les services publics ont souffert d’un déficit de considération et d’un certain mépris depuis les années 1990, dans un contexte inquiétant de délitement, qui favorise l’abandon de larges pans de la société et fabrique la chaîne du vote extrémiste. Nous pouvons tous partager cette analyse.
L’examen de cette proposition de loi constitutionnelle a le mérite de poser les termes d’un débat nécessaire. Je tiens d’ailleurs à saluer le travail de qualité mené dans le cadre de son passage en commission et le rôle du rapporteur dans la transparence des auditions et de nos travaux.
Pour autant, cela n’élude pas la question des propositions contenues dans ce texte, lesquelles risquent d’emporter des conséquences négatives sur les services publics. Si nous pouvons nous faire plaisir en inscrivant un principe dans la loi, la question qui doit nous guider, comme législateurs, est celle des effets positifs d’une telle démarche sur les problèmes qu’elle entend traiter, sur lesquels nous sommes d’accord.
La notion de service public est peu présente dans la Constitution, mais elle est en réalité protégée par une jurisprudence à la fois stable et évolutive qui a permis de dégager le socle des lois de Rolland.
Le Conseil d’État a consacré des critères du service public, à même de le protéger efficacement. Par ailleurs, dans plusieurs de ses décisions, le Conseil constitutionnel a également validé certains principes, comme celui de la continuité.
Or plusieurs points de la charte qui est proposée sont susceptibles de mettre à mal ce socle fondamental, sans pour autant garantir l’efficience et la proximité des services publics au plus grand bénéfice de nos concitoyens.
Ainsi, plusieurs aspects importants du texte nous posent problème.
La définition du service public à l’article 1er de la charte, très large et imprécise, induit un risque d’insécurité juridique et, surtout, de réduction de la marge de manœuvre des pouvoirs publics, en particulier du législateur, dans l’organisation de celui-ci.
L’article 3 pourrait se révéler dommageable pour le déploiement territorial des services, puisque sa rédaction risque d’aboutir à une réduction considérable du recours au mode de gestion délégué, alors même que l’auteure de ce texte a cité toute une série d’exemples caractéristiques de la délégation de service public.
L’article 4 pourrait quant à lui porter atteinte au principe même de libre administration des collectivités territoriales, qui constitue également un principe fondamental.
Enfin, la charte est supposée offrir une protection par rapport au droit européen. Or, indépendamment du fait que ce dernier s’impose au droit français, rappelons qu’il reconnaît déjà le principe du service public, notamment via le protocole n° 26 sur les services d’intérêt général du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Il serait donc préférable de garantir cela à l’intérieur du texte européen, puisque ce dernier est supérieur au droit français, plutôt que d’insérer des mentions dans la Constitution.
En l’état, au-delà de l’objectif de réaffirmation de la place des services publics, que nous partageons, cette proposition de loi constitutionnelle ne paraît pas en mesure de répondre efficacement et de manière concrète à ces difficultés. Cela est d’autant plus regrettable qu’il existait sans doute un chemin pour y parvenir, nous en avons discuté avec Cécile Cukierman. Cela supposait une refonte totale du texte, qui plus est l’insertion d’éléments très simples dans le préambule de la Constitution.
Ne souhaitant pas remettre en cause le fondement de la démarche, mais ne pouvant souscrire à une solution qui, finalement, aboutirait au contraire de ce qui est recherché, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain s’abstiendra. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Jean Rochette. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Pierre Jean Rochette. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, « toute activité qui concerne le développement social, culturel, éducatif, économique et personnel de la société tout entière a vocation à constituer un service public » : le groupe CRCE-K nous propose aujourd’hui d’inscrire sa vision du service public dans le préambule de la Constitution. Nous respectons et comprenons cette idée, et nous saluons l’auteure de ce texte, Cécile Cukierman, mais nous considérons que celui-ci n’est pas adapté à une entrée dans notre loi fondamentale.
Lors des crises sociales de ces dernières années, des « bonnets rouges » aux « gilets jaunes », nous avons souvent entendu sur le terrain des revendications qui peuvent se résumer ainsi : moins d’impôts, plus de services publics !
Cette formule n’est contradictoire qu’en apparence : 43 % de la richesse nationale produite chaque année dans notre pays est captée par des prélèvements obligatoires. Dans le même temps, nous ne pouvons que constater la dégradation de nombreux services publics : l’hôpital, bien entendu, mais également la justice, les forces de l’ordre et même la défense.
Heureusement, le Parlement a récemment adopté plusieurs lois de programmation mettant un terme à ces dynamiques baissières. Il faudra néanmoins beaucoup de temps pour que celles-ci produisent pleinement leurs effets et que nos concitoyens ressentent ces évolutions.
Environ la moitié des prélèvements obligatoires est affectée à des transferts sociaux, ces sommes sont donc finalement redistribuées aux Français. Si cela est évidemment bienvenu pour ceux qui en bénéficient, c’est autant d’argent qui ne sera pas investi dans les services publics. Il reste pourtant fort à faire en la matière.
J’interpellais ainsi cet après-midi le Gouvernement sur la nécessaire amélioration des infrastructures de transport dans le département dont je suis élue, la Loire, comme ailleurs. Sans un effort en la matière, c’est tout le tissu économique d’un territoire qui est condamné.
Durant des décennies, le périmètre de l’action de l’État s’est progressivement étendu, jusqu’à atteindre le point que nous connaissons aujourd’hui : trop d’impôts, pour des services publics trop peu satisfaisants.
L’État ne disposant pas de moyens illimités, il est contraint de faire des choix. Nous sommes convaincus qu’il doit se concentrer d’abord sur les missions qu’il est le seul à pouvoir assurer : les missions régaliennes. Il doit ensuite procéder aux investissements structurants pour notre pays. Le reste doit évidemment être laissé au secteur privé. Sans cela, nous continuerions à subir un État qui en fait trop et qui ne peut donc bien faire.
Frédéric Bastiat nous met en garde : « Les finances publiques ne tarderont pas d’arriver à un complet désarroi. Comment pourrait-il en être autrement quand l’État est chargé de fournir tout à tous ? Le peuple sera écrasé d’impôts, on fera emprunt sur emprunt ; après avoir épuisé le présent, on dévorera l’avenir. » Nous devons éviter d’en arriver là.
Attaché au renforcement des services publics régaliens dans notre pays, le groupe Les Indépendants – République et Territoires suivra les avis de la commission des lois et du Gouvernement. Par conséquent, il ne votera pas cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
Mme la présidente. La parole est à M. Stéphane Le Rudulier. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Stéphane Le Rudulier. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je tiens, en préambule, à saluer le travail remarquable du rapporteur, Catherine Di Folco, et à remercier notre collègue Cécile Cukierman et son groupe de la présentation de ce texte, qui porte sur un sujet primordial pour l’ensemble des Français.
Nous sommes unanimes dans cet hémicycle à considérer que la République ne se résume pas au suffrage universel ou à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et que nos services publics font partie du patrimoine commun de tous les Français, qu’il s’agisse de l’éducation, de la santé ou encore de la mobilité.
Nous y sommes donc très attachés et, du reste, nous partageons certaines des préoccupations des auteurs de cette proposition de loi constitutionnelle, notamment quant à la présence des services publics dans les zones rurales. S’interroger sur la place des services publics au sein même de notre loi fondamentale est donc une démarche parfaitement louable et une initiative qui ne saurait être balayée d’un revers de main.
De surcroît, on peut saluer – sans pour autant parler de plagiat – la méthode employée. Elle a déjà été largement éprouvée, puisqu’elle est directement inspirée de l’initiative du président Chirac en matière d’environnement. La singularité de la Charte de l’environnement tient au fait qu’elle ne modifie en rien le bloc de constitutionnalité, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, non plus que le préambule de la Constitution de 1946, mais qu’elle vient s’adosser à la Constitution par une disposition lui conférant une valeur constitutionnelle.
Mes chers collègues du groupe CRCE-K, vous avez repris la même idée en adossant à la Constitution une nouvelle charte, celle des services publics, qui occupent une place essentielle dans notre République et viennent conforter le patrimoine de ceux de nos compatriotes qui en sont dépourvus.
Avant d’aborder plus en détail le contenu même du texte, je reviendrai très brièvement sur l’état actuel du droit. Les grands principes régissant le service public sont, de nos jours, dispersés dans plusieurs textes constitutionnels et législatifs, ainsi que dans une très abondante jurisprudence.
La base constitutionnelle la plus marquante et la plus explicite est sans aucun doute le neuvième alinéa du préambule de la Constitution de 1946. Pour autant, sa formulation s’est révélée si complexe à appliquer que le Conseil constitutionnel en a produit une interprétation très restrictive.
C’est donc essentiellement sur l’abondant travail des juges constitutionnels et administratifs, entamé au début du XXe siècle, que repose une bonne partie de l’équilibre du service public en France.
L’armature législative initialement assez limitée n’a donc pas constitué un obstacle au développement de la conception française du service public. Tout au contraire, elle lui a assuré une certaine forme de flexibilité et d’adaptabilité qu’une constitutionnalisation précoce aurait sans doute beaucoup plus limitée.
C’est sur cette flexibilité que ce texte tend à revenir très largement.
Pour autant, nous restons très sceptiques sur le contenu même de cette proposition de loi constitutionnelle. Il est vrai que certains principes y sont gravés dans le marbre, comme la neutralité, l’égalité, l’adaptabilité, la continuité ou encore l’accessibilité. Cela relève bien évidemment de l’évidence.
Cette charte porte néanmoins une conception beaucoup trop figée et une définition très imprécise des services publics – M. le garde des sceaux l’a souligné avant moi. Ainsi, la formule selon laquelle « les services publics concernent les activités indispensables à la réalisation et au développement de la cohésion sociale » est, vous en conviendrez, difficile d’application, car beaucoup trop large.
Par ailleurs, en établissant comme principe général que le seul mode de gestion d’un service public est son exercice direct par la personne publique, vous rigidifiez le système et vous remettez indirectement en cause la capacité d’action des pouvoirs publics en matière de gestion des services publics.
Une telle évolution est susceptible de toucher tout particulièrement l’échelon local, même si je peux en comprendre la philosophie sous-jacente : par cette disposition constitutionnelle, vous posez en quelque sorte les limites de la privatisation de grands services publics tels que l’armée, la justice, la police, la monnaie ou les prisons. En d’autres termes, existe-t-il des limites à la privatisation ?
Il est vrai que les efforts déployés par le secteur privé, encouragés parfois par l’Union européenne, pour coloniser le cœur de l’État, ou tout au moins y établir des protectorats, donnent à la question une saveur toute particulière.
Pour autant, je vous renvoie à ce que le Conseil constitutionnel a jugé dans quatre décisions rendues à propos de projets de loi de nationalisation et de privatisation de 1986 à 1996 : il existe des services publics dont « l’existence et le fonctionnement [peuvent être] exigés par la Constitution ». Ces décisions marquent donc l’ébauche d’une éventuelle nouvelle catégorie de services publics, dont le contenu constituerait une réserve à la compétence du législateur : certains services publics existeraient de par la Constitution, de telle sorte que le législateur ne pourrait ni les amputer ni, plus certainement encore, leur retirer leur caractère de service public.
Enfin, cette charte intègre le fait que l’État doit être le garant ultime du fonctionnement et du financement des services publics. Cela ouvrirait incontestablement une brèche dans le principe de libre administration des collectivités territoriales en permettant une forme de tutelle de l’État sur celles-ci.
En guise de conclusion, permettez-moi d’élargir mon propos au-delà de cette seule proposition de loi constitutionnelle.
Il est parfaitement légitime et souhaitable d’inscrire nos principes les plus fondamentaux dans le marbre de la Constitution. J’appelle toutefois votre attention sur le risque d’une inflation constitutionnelle trop importante, qui pourrait emporter des conséquences délétères. En agrandissant toujours plus le sommet de la pyramide de la hiérarchie des normes, nous courons le risque d’engendrer une forme d’impuissance des niveaux inférieurs, à commencer par celui qui relève du pouvoir législatif, c’est-à-dire le nôtre.
Que dire, en outre, d’une Constitution toujours plus bavarde ? Ses principes ne seraient-ils pas en quelque sorte sans cesse confrontés les uns aux autres et in fine hiérarchisés par l’unique arbitre en la matière : le juge constitutionnel ? Leur solennité s’en trouverait nécessairement dévalorisée.
On comprend mieux, dès lors, la formulation de Montesquieu : on ne peut toucher à notre loi fondamentale que « d’une main tremblante » – doublement tremblante !
Vous l’aurez compris, cette proposition de loi constitutionnelle a le mérite de lancer une réflexion, mais nous craignons fort que le choix de constitutionnaliser les principes fixés dans cette charte n’aboutisse en définitive à un désordre et à une paralysie juridique préjudiciables au bon fonctionnement du service public.
Ainsi, pour toutes les raisons évoquées préalablement, il ne nous semble pas que ce texte puisse être adopté en l’état. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)