PRÉSIDENCE DE M. Pierre Ouzoulias

vice-président

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux saluer la qualité des diverses interventions. Pour ma part, je m’attacherai à compléter les propos du Premier ministre et du ministre de l’Europe et des affaires étrangères sur les questions concernant directement l’engagement des forces armées françaises et le réarmement.

Je commencerai par le point le plus urgent, à savoir l’aide à l’Ukraine, laquelle a pris une tournure différente depuis cette nuit et exige que nous fassions preuve d’endurance et de fiabilité dans la poursuite des différents engagements que nous avons pris.

Nous en avons longuement débattu lors des discussions budgétaires ici, au Sénat. Les crédits votés pour 2025, dans le cadre de la loi de programmation militaire, permettront de poursuivre le renouvellement de nombreuses composantes de notre armée. Ainsi, nous pourrons sortir de l’armée de terre des blindés AMX-10 RC, des véhicules de l’avant blindés (VAB) et des munitions, les rénover un peu plus tôt que prévu et en faire un paquet d’aide d’urgence à l’Ukraine.

Surtout, nous continuerons de mobiliser les avoirs gelés russes, comme nous l’avons fait pour les missiles Mistral, les canons Caesar ou encore les obus de 155 millimètres. Comme l’a dit le président Perrin, il s’agit d’un moyen supplémentaire pour permettre à nos industriels du secteur de la défense de développer des projets pour coproduire demain en Ukraine – j’en dirai un mot dans un instant.

Vous êtes nombreux à avoir abordé la question des garanties de sécurité. La tournure que prennent les discussions et les négociations montre bien que ces garanties peuvent prendre diverses formes.

Avant de les décliner, je veux à mon tour répondre, dans le prolongement du propos de Jean-Noël Barrot, à la présidente Cukierman qu’on ne peut pas dire, comme elle l’a fait, que c’est une « hérésie » de continuer à aider l’armée ukrainienne, y compris le jour où les armes se tairont, sauf à considérer qu’un État souverain n’a même pas le droit d’avoir une armée pour défendre son territoire, la liberté de son peuple et sa sécurité !

Ce serait un retour en arrière absolument épouvantable en matière de droit international.

M. Sébastien Lecornu, ministre. En effet, le principe du respect de la souveraineté des nations doit être reconnu pour tous ; il y va également de notre propre souveraineté !

La première des garanties de sécurité est évidemment notre capacité à aider l’armée ukrainienne dans la durée. C’est dans cette optique que nous avons formé la brigade Anne de Kiev. En effet, dans un pays qui doit malheureusement recourir à la conscription pour mobiliser, la formation est clé pour régénérer les brigades.

Il en va de même pour les équipements, et donc pour la coproduction de matériel sur place que je viens d’évoquer. Pour accompagner l’éveil d’une stratégie de défense en Ukraine, nos industriels doivent prendre davantage de risques en investissant sur place. Les Anglo-saxons l’ont fait beaucoup plus que nous depuis quinze ou vingt ans. Il convient d’insister sur cette nécessité.

En ce qui concerne les stocks stratégiques pour l’Ukraine, nous devons faire en sorte de ne pas revivre la situation que nous avons vécue. Si les armes se taisent, la Russie aura des capacités de production énormes pour reconstituer son stock d’armes. Aussi, nous devons être capables de pré-flécher des stocks stratégiques destinés à aider l’Ukraine en cas d’urgence, quitte à les garder dans nos propres pays.

Voilà autant de propositions qu’il faudra documenter, nourrir, et peut-être porter avec d’autres pays européens, comme cela a été dit par plusieurs orateurs.

Une autre garantie de sécurité serait le déploiement de troupes de paix. J’insiste bien sur cette expression « troupes de paix », car Jean-Noël Barrot a raison de souligner que certains propos tenus ici où là entretiennent la confusion en laissant penser que nous voudrions déployer des troupes de combat en Ukraine. Évidemment, il n’en est rien !

De plus, notre armée a pour habitude, au sein de l’Otan et en dehors, sous le mandat des Nations unies ou sans celui-ci, d’être une force de réassurance, d’observation et de déconfliction. Il existe un décalage politico-médiatique entre, d’un côté, la nature des discussions qui viennent seulement de débuter entre les différentes parties – les difficultés qu’elles emportent viennent d’être rappelées à la tribune – et, de l’autre, les décisions qui pourraient être prises.

Mais, de grâce, ne nous enfermons pas dans un débat sur la seule question des troupes, car il ne s’agit que d’un instrument parmi bien d’autres pour garantir la sécurité de l’Ukraine ! La question est évidemment beaucoup plus complexe que cela.

Permettez-moi par ailleurs de dire un mot de notre propre réarmement. Je remercie les forces politiques représentées au Sénat de leur mobilisation durant tous les rendez-vous budgétaires que nous avons eus ces derniers mois. J’estime que les orientations que nous avons prises dans le cadre de la dernière loi de programmation militaire (LPM) – et je parle sous le contrôle de son rapporteur au Sénat Christian Cambon – ne sont pas caduques. Je pense en particulier à l’épaulement des forces conventionnelles et de dissuasion, aux engagements européens et otaniens et à la part donnée à la reconstitution de nos capacités expéditionnaires.

Néanmoins, le contexte a changé depuis l’adoption de la LPM, et si un document mérite d’être mis à jour, c’est bien la revue nationale stratégique. Au nom du groupe socialiste, le sénateur Temal nous y avait appelés lors d’un précédent débat et avait été rejoint, me semble-t-il, par les différents groupes de la Haute Assemblée.

Pourquoi doit-elle être actualisée ? Car la Russie, et c’est incontestable, réinvente la guerre ! Elle le fait en reprenant des procédés que nous avons connus pendant la guerre froide, comme en témoigne l’agression par un avion de chasse Soukhoï Su-35 de l’un de nos drones Reaper en Méditerranée orientale, sur laquelle j’ai communiqué cet après-midi. Surtout, parce que nous sommes une puissance nucléaire, elle s’ingénie à développer des stratégies de déstabilisation pour contourner par le bas notre dissuasion nucléaire.

Je pense bien sûr à la guerre informationnelle, mais également, comme l’a évoqué M. Gontard, à la manipulation des flux énergétiques, qui prendra à l’avenir une tournure encore plus préoccupante. Je pense aussi aux menaces cyber, sur lesquelles François Bayrou a demandé au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et à l’ensemble des ministères de travailler, car la réponse n’est pas seulement militaire. En effet, les collectivités territoriales, les associations, le monde économique, et, plus largement, tous les lieux mobilisant de la data sont concernés.

Nous voyons bien qu’il s’agit de nous interroger sur notre résilience globale face à des attaques qui, à l’avenir, porteront avant tout sur des infrastructures civiles, puisqu’il est plus dur de s’en prendre à des infrastructures militaires, surtout lorsqu’elles appartiennent à une puissance nucléaire.

Je suis à la disposition de l’ensemble des formations politiques du Sénat pour discuter, sous l’autorité du Premier ministre, de cette mise à jour de notre revue nationale stratégique. Nous devrons débattre de la manière dont nous conduirons le réarmement français et européen.

Comme je l’ai dit tout à l’heure à l’Assemblée nationale, il n’y aurait rien de pire que de le faire en tentant de répondre à la guerre d’hier. Il serait fondamentalement dangereux de consacrer l’effort important que nous demandons aux contribuables français à la résolution de problèmes du passé au lieu de l’investir sur des paris pour l’avenir, quitte à prendre quelques risques.

À cet égard, plusieurs pistes s’offrent à nous.

Tout d’abord, d’un point de vue capacitaire, les sénateurs ayant participé à la discussion de la loi de programmation militaire savent que certains objectifs ont été repoussés, après 2030 et jusqu’en 2035. Toutefois, le désengagement américain exige, de fait, un renforcement de l’engagement des armées françaises.

Aussi, il devient évident qu’il faut porter le nombre de frégates de la marine nationale de quinze à dix-huit. De même, nous voyons bien que notre armée de l’air manque de vingt à trente avions Rafale et qu’il convient d’investir en profondeur dans les drones et les feux dont dispose notre armée de terre.

Au niveau interarmées, l’Ukraine nous offre un retour d’expérience sur la guerre électronique : il s’agit actuellement de l’endroit le plus brouillé au monde. Nous constatons que la plupart de nos systèmes d’armes ne pourraient pas résister, à terme, à un brouillage de haute intensité.

Ces questions devront d’autant plus nourrir nos débats que des technologies sont en train d’accélérer les ruptures dans le monde, y compris en matière de géopolitique. À ce propos, je me rendrai à l’issue de ce débat à l’École polytechnique pour inaugurer notre laboratoire de recherche en matière d’intelligence artificielle de défense. Mais je ne pense pas seulement à l’intelligence artificielle ; la compétition sera peut-être encore plus rude en matière quantique.

Ces sujets devront être documentés afin de disposer de données chiffrées. Il conviendra de déterminer ce qui relève de notre souveraineté, que nous voulons développer en franco-français, comme nous l’avons fait jadis pour l’atome et la dissuasion nucléaire, et ce qui peut être fait avec d’autres pays – les technologies de rupture évoluant très vite, nous avons intérêt à mutualiser les factures.

Je reviendrai sur un point d’attention que le Premier ministre a évoqué à la tribune : le spatial. Cela me permettra par la même occasion de m’exprimer sur ce que nous pouvons attendre de l’Union européenne. La tuyauterie européenne – pardonnez-moi l’expression – existe déjà pour le spatial, et pas seulement pour les lanceurs. Je pense par exemple au programme Iris2, qui a notamment été lancé par Thierry Breton.

Au moment où tout le monde parle de l’autonomie stratégique européenne, il n’y aurait rien de pire que d’opérer un retour en arrière dans un domaine constituant un des marqueurs de l’identité de la coopération européenne bâtie par les grands anciens. Les défis en la matière sont nombreux : je pense notamment à Starlink, à l’observation et aux télécommunications, mais il faudra peut-être également nous interroger sur certaines fonctions militaires plus dures.

À tous égards, l’espace est un domaine sur lequel nous pourrions très vite décrocher face à nos compétiteurs de toutes sortes, voire face à certains de nos alliés. Si ceux qui évoquent un sentiment de déclin de nos armées vous mentent, un tel déclin pourrait advenir dans le spatial si nous ne réagissons pas suffisamment vite. Il convient de reconnaître cette réalité.

La question de la dissuasion nucléaire semble faire consensus dans cet hémicycle, à l’exception du représentant du Rassemblement national, qui a de nouveau parlé d’un « partage » de celle-ci. Monsieur le sénateur Szczurek, si l’on est patriote, on ne fait pas dire au Président de la République des choses qu’il n’a pas dites, surtout sur un sujet aussi important que la dissuasion nucléaire, laquelle protège nos intérêts vitaux et est en quelque sorte notre assurance vie !

Affirmer que nos intérêts vitaux recouvrent une dimension européenne ne signifie pas partager la dissuasion nucléaire.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Non ! Mais peut-être ne comprenez-vous pas ce que cela veut dire…

M. Rachid Temal. Il sait très bien ce que cela veut dire !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Dans ce cas, je suis à votre disposition pour y revenir.

J’ai déjà clarifié plusieurs fois les choses vis-à-vis de votre groupe politique ces derniers jours ; je l’ai fait une fois, deux fois, mais je ne le referai pas une troisième fois. Désormais, je considère que ces mauvais débats sont susceptibles d’affaiblir notre défense en affectant la clarté de la dissuasion. (Applaudissements. – M. Christopher Szczurek proteste.)

Emmanuel Macron a répété ce que tous ses prédécesseurs avaient dit…

M. Cédric Perrin. À commencer par le général de Gaulle !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Si, en 1962, le général de Gaulle a voulu que le président de la République française soit élu au suffrage universel direct, c’est notamment pour qu’il ait la légitimité suffisante pour disposer de la force de frappe.

D’ici à 2027, chaque candidat à l’élection présidentielle pourra détailler ce qu’il entend par intérêts vitaux. Espérons toutefois qu’ils ne le fassent pas trop : c’est précisément l’ambiguïté stratégique qui nous protège…

Quoi qu’il en soit, il faut réfléchir à ce que la dissuasion nucléaire apporte à nos différents voisins.

Nous avons salué tout à l’heure une délégation estonienne ; au Sénat, la diplomatie parlementaire est plutôt dynamique. En ce moment, je ne peux pas faire un pas dans une capitale européenne sans qu’un parlementaire, le membre d’un gouvernement ou le représentant d’un think tank m’interroge sur notre dissuasion.

Nous n’avons jamais dit qu’il fallait changer de doctrine. Cela étant, notre dissuasion nucléaire n’a jamais été pensée de manière égoïste, au sens où nos intérêts vitaux seraient enfermés dans les frontières européennes. (M. le Premier ministre le confirme.) Il s’agit là d’une permanence, du général de Gaulle à Emmanuel Macron ; et il me semble que c’est un acquis.

De même, personne ne pense que l’administration américaine, quelle qu’elle soit, a partagé sa dissuasion en déployant le parapluie nucléaire.

Au sujet de la dissuasion nucléaire, je sais que les convictions peuvent diverger : raison de plus pour lui consacrer le débat le plus technique possible. C’est le devoir des puissances nucléaires de parler d’un tel sujet avec précision, notamment dans leurs assemblées parlementaires. Or la récurrence des allusions tourne, selon moi, au mauvais procès, lequel est d’autant plus inquiétant qu’il dépasse le champ des affrontements politiques – à la rigueur, si le débat s’y cantonnait, on s’en remettrait sans doute très bien…

J’y insiste, en ce qui concerne la dissuasion nucléaire, il faut que les choses soient dites avec beaucoup de précision et de clarté.

Je ne reviendrai pas sur les remarques formulées au sujet de l’Union européenne ou encore du spatial, qui, pour moi, doit jouer un rôle clé.

Quelques orateurs l’ont rappelé, les acquisitions communes fonctionnent, et elles vont plutôt dans l’intérêt des pays disposant d’une industrie de défense, parmi lesquels la France. Le président Gontard a ainsi relevé que ce système permettait de mutualiser un certain nombre de factures. Qu’il s’agisse des Mistral ou des Caesar, nous avons été capables d’attirer plusieurs pays, y compris les plus inattendus, comme la Hongrie, ce qui n’allait tout de même pas de soi… (Mme Laurence Harribey acquiesce.) Il faut poursuivre les efforts en ce sens.

Sur tous les domaines relevant du marché unique européen, Cédric Perrin l’a dit : nous passons d’une logique de taxonomie à trois ans à un impératif d’accélération de la production. (M. Cédric Perrin opine.) On pourrait en dire autant de la plupart des directives européennes, comme la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité.

Chaque fois que l’on transpose des normes européennes, les parlementaires comme le pouvoir exécutif doivent s’interroger sur leurs conséquences sur les industries de défense, lesquelles sont moins que jamais des industries comme les autres. (M. Rachid Temal acquiesce.) La production d’armes a une vocation stratégique, singulièrement en ce moment. C’est tout simplement un enjeu de souveraineté. C’est aussi, accessoirement, un enjeu pour l’emploi sur le territoire national.

Le Président de la République et le Premier ministre nous ont demandé de réfléchir aux questions de financement, et de nombreux sujets sont sur la table. Il s’agit ni plus ni moins que de définir un modèle économique.

Monsieur le président Kanner, on a parlé de patriotisme financier. Avant de recourir à la fiscalité, peut-être faut-il demander à divers opérateurs de prendre un minimum de risques. Nombre d’entreprises disposent de fonds de roulement importants. La défense dispose d’un véritable modèle économique : pourquoi ne consentirait-on pas à prendre davantage de risques bancaires et à faire plus de levées de fonds ? Nous avons commencé à en discuter, y compris avec plusieurs membres de votre groupe.

Vous avez évoqué la mobilisation de l’épargne des Français : François Bayrou a demandé à Éric Lombard et à votre serviteur de travailler en ce sens.

M. Christian Cambon. Le Sénat a plaidé pour cette solution !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Nous allons essayer de faire avancer ce dossier, en lien avec les différents groupes parlementaires.

Le Sénat a largement documenté cette piste lors de l’examen de la dernière programmation militaire,…

Mme Laurence Harribey. Nous avons même une proposition de loi, qui est prête !

M. Sébastien Lecornu, ministre. … mais nous devons encore trouver le produit ad hoc. Le recours au livret A, préconisé à l’époque, ne faisait pas consensus, pour des raisons que l’on peut comprendre. L’idée est désormais de créer un produit spécifique. Je le répète, nous allons y travailler.

Enfin, comme l’ont dit Jean-Noël Barrot et le président Perrin, il faut désormais faire vivre ce débat dans l’opinion publique française. C’est là une évidence.

Un certain nombre de choix devront être faits. Nos concitoyennes et nos concitoyens sont inquiets. Dans d’autres pays, plus proches de l’Ukraine et de la Russie, la peur est sensiblement plus forte que chez nous.

Non seulement la France est à l’ouest de l’Europe et dispose de la dissuasion nucléaire, mais elle est membre de l’Otan et possède une armée dotée d’importantes capacités. L’inquiétude n’en est pas moins palpable dans l’opinion publique française. M. le Premier ministre l’a souligné en ouvrant ce débat : il faut transformer cette inquiétude en capacité collective à faire des choix.

Nous sommes tous fiers de citer le général de Gaulle. Nous pouvons compter le dispositif de sécurité et de défense performant légué par nos dirigeants des années 1960 : nous avons le devoir de transmettre cet héritage à la génération suivante. Dans vingt ou trente ans, la France aura tout autant de menaces à réguler et à traiter. C’est précisément pourquoi nous devons remettre sur pied notre système de défense ; mais, pour cela, il faut faire les bons choix politiques. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.

M. François Bayrou, Premier ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, chacun mesure ici l’importance de la discussion qui vient d’avoir lieu. J’observe d’ailleurs que nombre d’entre vous sont restés jusqu’au terme du débat pour participer à la réflexion. Ce n’est pas le cas dans toutes les assemblées…

M. François Bayrou, Premier ministre. Je suis frappé de l’intérêt que vous avez accordé à cette déclaration du Gouvernement et je mesure l’investissement de tous les groupes politiques, quels qu’ils soient.

Chacun voit bien que nous vivons un moment historique. Pas un seul des orateurs qui se sont succédé n’a nié le fait que nous sommes en train de changer d’ère.

Voilà quatre-vingts ans que nous vivions sur la base d’un certain nombre de principes, dans un cadre de réflexion aujourd’hui profondément dégradé.

M. Philippe Grosvalet. Voire obsolète…

M. François Bayrou, Premier ministre. Nous tous, en tant que responsables politiques, avons pour mission de préparer l’avenir. Nous allons devoir remettre en cause notre manière de voir les choses et notre hiérarchie des priorités, tout simplement pour agir.

Nos concitoyens, que vous représentez vous aussi, sont personnellement concernés par ce qui est en train de se passer. Nous ne pourrons, en aucun cas, nous dérober à cette réflexion et aux remises en cause qu’elle implique. Et, comme toujours, c’est devant l’opinion publique, dans la conscience des citoyens, que tout va se jouer.

Notre responsabilité fait la grandeur de notre vocation démocratique. (Applaudissements.)

M. le président. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-neuf heures cinq, est reprise à dix-neuf heures dix.)

M. le président. La séance est reprise.

7

Accords franco-algériens dans le domaine de l’immigration et de la circulation des personnes

Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, à la demande du groupe Les Républicains, sur les accords franco-algériens dans le domaine de l’immigration et de la circulation des personnes.

Je vous rappelle que, dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l’orateur disposera alors à son tour du droit de répartie, pour une minute.

Monsieur le ministre, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé une place dans l’hémicycle.

Dans la discussion générale, la parole est à Mme Muriel Jourda, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains. – M. Olivier Bitz applaudit également.)

Mme Muriel Jourda, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant tout, je tiens à rappeler brièvement pourquoi les élus du groupe Les Républicains ont sollicité l’organisation d’un débat sur les relations migratoires entre la France et l’Algérie.

Il ne s’agit évidemment pas de reprendre l’historique des relations entre nos deux pays : nous aurions bien du mal à nous accorder sur un récit commun, même si le Président de la République a reconnu à l’envi, allant jusqu’à provoquer l’écœurement de certains, la dette de la France envers l’Algérie. Il s’agit de parler du présent et, plus particulièrement, des relations migratoires entre l’Algérie et la France.

J’ai souvent eu l’occasion de le rappeler dans cet hémicycle, la politique migratoire se définit somme toute de manière assez simple : pour un pays doté de frontières, elle consiste à dire qui entre et qui reste, en précisant à quelles conditions.

Dans le cas présent, ces conditions sont fixées par l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968, document unique en son genre : aucun autre État ne dispose, avec la France, d’un accord si complet.

Le texte en question détaille les conditions d’entrée et de séjour des Algériens, ainsi que les conditions dans lesquelles ces derniers peuvent travailler en France. Il est si complet qu’il déroge presque totalement au droit commun, codifié, comme vous le savez, dans le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda).

Globalement, le droit commun ne s’applique pas à l’accord de 1968. Certaines des dispositions de cet accord sont moins favorables que le droit commun, mais dans l’ensemble l’Algérie dispose d’un régime plus favorable que les autres pays.

On pourrait dire : pourquoi pas ? Après tout, l’Algérie entretient des relations anciennes avec la France. Il y a beaucoup d’Algériens en France – sur les quelque 4 millions de titres de séjour en cours de validité, plus de 600 000, au bas mot, concernent les Algériens –, auxquels s’ajoutent de nombreux Franco-Algériens.

Dès lors, pourquoi ne pas maintenir un accord plus favorable que le droit commun, d’autant que nous avons des relations assez intenses avec l’Algérie, s’agissant des échanges de populations ? Mais, si cet accord réserve un traitement de faveur aux Algériens quand ils souhaitent venir en France, nous ne bénéficions d’aucune réciprocité de la part de l’Algérie.

Mme Muriel Jourda. L’importante immigration régulière que je viens d’évoquer se double d’une immigration irrégulière presque équivalente, en direction de la France.

J’ai travaillé sur ce sujet avec mon collègue Olivier Bitz : à ce titre, nous avons notamment auditionné le ministre de l’intérieur. Celui-ci nous a expliqué que, dans les centres de rétention administrative (CRA), où sont placés des étrangers attendant d’être éloignés de France et même, désormais presque exclusivement, des individus qui troublent l’ordre public, 40 % de personnes sont de nationalité algérienne.

Le système en vigueur est donc totalement déséquilibré : la France réserve à l’Algérie un statut globalement favorable, sans aucune réciprocité – j’y insiste. Les faits récents le démontrent : elle refuse même de reprendre ses propres ressortissants, contrevenant ainsi à ses propres engagements comme au droit international.

Que faire face à cette situation ? Devons-nous accepter la persistance d’un tel déséquilibre ? Je pense que non. Nous ne devons plus tolérer ce déséquilibre dans les relations entre la France et l’Algérie sur les questions migratoires.

Dès lors, que faire ? Négocier, sans doute. Je sais que les affaires étrangères sont toujours désireuses de mener des négociations, et nous avons nous-mêmes suggéré cette piste. Mais nous ne pouvons pas négocier comme les bourgeois de Calais, arrivant la mine basse pour remettre les clés de leur ville…

En vue de cette négociation, nous devons nous doter d’armes juridiques. À cet égard – c’est l’arme la plus évidente, et nous l’avons préconisée dans notre rapport, voté par la commission des lois –, on ne saurait écarter la possibilité de mettre fin à ces accords migratoires si favorables.

Aux accords de 1968 s’ajoutent d’ailleurs, depuis 2013, des accords relatifs aux passeports diplomatiques et aux passeports de service, permettant aux titulaires de ces titres d’entrer facilement en France. N’excluons pas la possibilité de mettre fin à ces divers accords favorables à l’Algérie, tant qu’elle n’aura pas, en matière d’immigration, un comportement réciproque au nôtre. Une telle attitude vis-à-vis de la France serait somme toute normale.

Mes chers collègues, voilà où nous en sommes. Si nous mettons fin à ces accords, nous ne ferons que rétablir des relations équilibrées entre deux pays qui, me semble-t-il, ne se doivent plus grand-chose l’un à l’autre, et qui sont deux nations souveraines. La France reprendra ainsi le contrôle de sa politique migratoire, qu’elle doit absolument conduire d’une main ferme. (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains. – M. Olivier Bitz applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargé de lEurope. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, avant tout, je tiens à vous remercier de l’organisation de ce débat ; j’égrènerai mes éléments de réponse tout au long de la discussion.

Madame la sénatrice, nous avons en partage un objectif fondamental, à savoir la maîtrise de nos frontières, et donc de notre immigration. Nous devons savoir qui entre réellement sur notre territoire, et nous devons nous doter de critères démocratiques clairs, afin de faire partir ceux qui n’ont pas vocation à rester sur notre territoire.

C’est le cœur de notre politique migratoire, menée par le ministre des affaires étrangères et le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, y compris au niveau européen. J’y reviendrai : bon nombre de questions que vous posez doivent en effet être traitées dans le cadre européen – en tant que ministre délégué chargé de l’Europe, je tiens tout spécialement à le rappeler.

Nos relations avec l’Algérie, qui sont le fruit de nos histoires communes, sont régies par un certain nombre de textes. Parmi eux figure bien sûr l’accord de 1968, que vous avez mentionné. Il a été révisé à trois reprises et doit aujourd’hui faire l’objet d’une renégociation. C’est ce que demandent le Gouvernement et le Président de la République. En 2022, nous nous étions d’ailleurs accordés avec le gouvernement algérien sur la nécessité d’une telle renégociation.

Avant de revenir plus en détail sur ces questions, je tiens à souligner, au sujet des expulsions, un point qui échappe souvent au débat public, malgré l’enjeu qu’il représente pour la maîtrise de nos frontières et la lutte contre l’immigration illégale.

Les événements qui ont récemment défrayé la chronique nous l’ont rappelé une fois de plus – je pense aux pseudo-influenceurs tenant un discours de haine contre notre pays et que le ministre de l’intérieur a souhaité expulser, à juste titre –, l’Algérie ne respecte pas, de facto, le protocole de 1994 applicable aux laissez-passer.