M. le président. La parole est à M. Christian Bruyen.
M. Christian Bruyen. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’intelligence artificielle alimente des angoisses irrationnelles, autant que des attentes démesurées. Cette technologie nous semble à la fois omniprésente et insaisissable, alors que sa diffusion n’est encore que très relative.
L’intelligence artificielle est un phénomène d’une telle puissance qu’il nécessite de se préoccuper au plus vite de la formation de l’esprit critique de ses utilisateurs. Plus et mieux on comprendra le fonctionnement de ces solutions, moins on les subira.
À l’évidence, cette sensibilisation doit débuter à l’école, au collège, au lycée. C’est pourquoi mon propos porte sur l’enseignement scolaire. Nous ne pouvons que nous réjouir de la volonté du Gouvernement de définir une stratégie ambitieuse pour l’IA dans l’éducation. Pouvez-vous, madame la ministre, nous exposer quelques priorités de cette stratégie, voire nous indiquer des échéances prévisionnelles ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Monsieur le sénateur, j’ai eu l’occasion de rappeler que, lors du comité interministériel relatif à l’intelligence artificielle, présidé par le Premier ministre, chaque ministère s’est engagé dans une démarche de diffusion de l’IA à destination de ses propres services.
La ministre d’État, ministre de l’éducation nationale, Élisabeth Borne, a dévoilé ses grandes orientations : je la laisserai donc échanger plus en détail avec vous sur cette question. Sachez néanmoins que de grandes décisions ont déjà été prises. Cela fait maintenant deux ans que nous menons des expérimentations en matière d’intelligence artificielle, dans l’espoir que la personnalisation puisse être renforcée dans la démarche d’éducation.
À cet égard, l’AMI dont nous avons parlé tout à l’heure a permis de recenser un certain nombre de solutions. Nous devrons les mettre en œuvre dès cet été, à destination des professeurs, afin qu’ils ne soient pas en difficulté dans l’utilisation de l’IA, contrairement aux élèves.
La semaine dernière, je me suis rendue dans un lycée de Quimper qui prépare au baccalauréat professionnel en matière de service et de restauration. J’ai pu constater, lors de ma visite, qu’un professeur était beaucoup plus en retrait que les autres dans l’utilisation de l’intelligence artificielle. Nous voulons précisément remédier à ce genre de difficulté et mettre les outils d’IA entre les mains de tous les professeurs.
Du reste, nous devons réfléchir à la manière dont l’intelligence artificielle, au-delà de l’éducation nationale, peut être présente dans toutes les formations, notamment dans l’enseignement supérieur. C’est un sujet sur lequel mon collègue Philippe Baptiste travaille actuellement.
M. le président. La parole est à M. Christian Bruyen, pour la réplique.
M. Christian Bruyen. Comme vous, le ministère de l’éducation nationale évoque à juste titre l’indispensable préservation de la notion de souveraineté. Il est en outre primordial d’appliquer les principes de précaution, plus encore pour ce qui touche à la jeunesse. Cependant, il convient de ne pas mettre en place toute une série de garde-fous qui seraient pour beaucoup illusoires et viendraient scléroser le développement de l’IA et de ses applications.
Dans la présentation de sa stratégie en matière d’intelligence artificielle, la ministre de l’éducation nationale a évoqué des outils à même d’aider les enseignants dans leurs pratiques pédagogiques. C’est une bonne chose, mais de nombreux outils de qualité existent déjà et sont d’ailleurs promus par le ministère de l’éducation nationale lui-même. Malheureusement, ils demeurent sous-exploités.
À mon sens, il est surtout nécessaire d’accompagner le corps enseignant pour assurer une véritable appropriation de ces outils. Disons-le, les usages de l’IA dans le système éducatif sont parfois trop normés pour offrir des possibilités de pédagogie différenciée adaptée aux capacités de l’apprenant.
C’est bien dommage, car c’est d’abord en valorisant mieux l’IA auprès des personnels enseignants que l’éducation nationale favorisera l’émergence d’une vraie culture citoyenne autour de ce phénomène. C’est cela qui est fondamental.
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. Vous avez tout à fait raison, cette démarche est importante. Elle doit aussi permettre de soutenir le secteur EdTech avec des solutions très performantes – l’une d’entre elles a remporté un grand prix international, comme je l’ai rappelé tout à l’heure – et de mettre celles-ci entre les mains des enseignants et des élèves. C’est bien l’objet de la stratégie que le Gouvernement s’emploie à décliner.
M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Blanc.
M. Jean-Baptiste Blanc. Madame la ministre, je souhaite vous interroger sur les liens entre l’IA et l’objectif « zéro artificialisation nette » (ZAN), lequel nous occupe beaucoup dans cet hémicycle. D’ailleurs, il faudra s’interroger un jour sur le rapport entre l’IA et les sols vivants, afin d’avoir une meilleure connaissance de notre sol et de notre sous-sol.
Dans le cadre de l’analyse de masse des données photosatellitaires compilées pour nourrir l’outil occupation du sol à grande échelle (OCS GE), l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) a recours à l’intelligence artificielle.
Or, à l’heure actuelle, les performances de cet outil semblent encore largement perfectibles. En effet, l’IA bute sur certaines interprétations des données, qui dépendent de la qualité des intrants numériques. Cela nécessite forcément des contrôles et des vérifications par des opérateurs humains.
Il est possible de signaler directement des erreurs d’interprétation dans une logique de participation et d’amélioration de la qualité de la donnée. Je m’éloigne un peu de ma question pour alerter le Gouvernement sur les conflits entre l’État et les collectivités concernant les surfaces qui ont été réellement artificialisées. Force est de constater que nous n’avons pas les mêmes chiffres. La gouvernance et le partage de la donnée sont une question essentielle.
Quelles sont les perspectives d’amélioration de l’utilisation de l’intelligence artificielle par l’IGN ? Cette question vaut aussi pour le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema).
Quel gain peut-on espérer en mettant à jour les millésimes des séries de données ? Par ailleurs, comment s’assurer de leur fiabilité ? Un référentiel partagé avec d’autres pays pour mener des analyses comparatives intéressantes sur le rythme et la géographie de l’artificialisation des sols pourrait être une solution. Le Gouvernement l’a-t-il envisagée ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Je vous remercie de cette question, monsieur le sénateur. Vos propos illustrent à quel point l’IA peut apporter des solutions aux enjeux écologiques. En effet, en raison de sa puissance, elle peut nous aider à modéliser et à comprendre ceux-ci et ainsi nous permettre de répondre aux interrogations soulevées.
L’IGN a engagé un travail important sur cette question. Il est à la pointe de l’utilisation de l’IA et développe un certain nombre de solutions. Malgré les limites, il manifeste toujours la volonté d’aller plus loin.
Dans le cadre du plan France 2030, les « jumeaux numériques » doivent nous permettre de regarder plus précisément si l’IGN peut bénéficier d’un appui pour avancer plus vite et être encore plus performant en la matière. Des cas d’usage peuvent nous aider à résoudre plusieurs questions importantes.
M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Blanc, pour la réplique.
M. Jean-Baptiste Blanc. Je vous remercie de votre réponse, madame la ministre, mais j’appelle votre attention sur la question de la gouvernance. Les élus ne doivent pas avoir l’impression qu’une décision leur est imposée d’en haut. Le problème en matière de ZAN est que la planification est mal vécue. Voilà pourquoi nous devons agir ensemble !
M. le président. La parole est à Mme Anne Ventalon.
Mme Anne Ventalon. L’intelligence artificielle n’est plus une promesse d’avenir, elle est déjà une réalité. Il se trouve que la santé est un domaine privilégié de déploiement de cette technologie. L’Académie nationale de médecine a récemment rendu un rapport sur l’IA générative, estimant que son déploiement pourrait aider les médecins dans leurs pratiques quotidiennes et avoir ainsi un impact très positif.
Dans le domaine de la santé, l’IA est considérée comme un outil supplémentaire capable d’apporter beaucoup de solutions à plusieurs égards : amélioration de la qualité des soins et du suivi des patients, gain de temps médical, optimisation des diagnostics, réorganisation de notre système de santé. Bref, les avantages sont multiples, pour les soignants comme pour les patients.
L’IA pourrait-elle être utilisée pour lutter contre les déserts médicaux ? Des solutions numériques peuvent apporter une réponse partielle à ce problème ; installées depuis quelques années, les cabines de télémédecine en sont une parfaite illustration. L’IA peut améliorer les performances en téléconsultation en interprétant en direct les données captées dans les cabines ou en guidant l’entretien avec le patient.
Elle est potentiellement un outil de meilleure organisation du processus de soins et de réduction des inégalités territoriales de santé. Néanmoins, l’IA ne résout pas à elle seule la question de l’accès aux soins. Elle ne remplace ni la main du médecin ni la parole rassurante du soignant. Toutefois, elle permet de soulager les professionnels dans leurs tâches répétitives et administratives.
Dans le secteur de la santé, l’IA est encore en phase d’apprentissage, avec un foisonnement d’initiatives accompagné d’équipes médicales motivées et d’entreprises innovantes. Comment entendez-vous accompagner leurs actions, afin que notre système de santé ne rate pas le virage de l’IA et en tire le maximum de bénéfices ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique. Je vous remercie de cette question, madame la sénatrice. En effet, la santé est le domaine où les bénéfices de l’IA sont les plus clairs et les plus compréhensibles, tant les avancées sont fulgurantes. Cela doit nous permettre de répondre à un certain nombre de défis de manière générale.
Dans cette perspective, le Health Data Hub conduit plusieurs projets, notamment le projet Partage, qui vise à mettre à disposition l’IA générative pour l’analyse des données de santé. Il doit ainsi permettre d’accélérer la recherche sur des cas précis. C’est un projet que le ministre de la santé veut continuer à soutenir, pour développer nos propres bases de données et grands modèles de langage (LLM), au profit de la santé de nos concitoyens.
J’en viens à la télémédecine. Aujourd’hui, chaque hôpital, en fonction de ses spécialités et d’un plan qui lui est propre, travaille à nouer des partenariats pour assurer la disponibilité des soignants partout sur le territoire, en faveur des personnes qui ont besoin d’être soignées. En digitalisant l’expérience de soins, l’IA devrait répondre à une partie de la problématique soulevée. L’Institut Gustave-Roussy a déployé ces solutions il y a quelque temps et force est de constater qu’elles portent leurs fruits.
M. le président. La parole est à Mme Anne Ventalon, pour la réplique.
Mme Anne Ventalon. Je vous remercie, madame la ministre. Le fonctionnement de l’IA doit être compris, non seulement pour mieux appréhender cette technologie et en tirer profit, mais aussi pour en mesurer ses limites. Voilà pourquoi la formation initiale et continue des soignants est essentielle.
Conclusion du débat
M. le président. En conclusion du débat, la parole est à Mme le président de la délégation sénatoriale à la prospective. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC.)
Mme Christine Lavarde, président de la délégation sénatoriale à la prospective. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, cela a été dit, l’intelligence artificielle cristallise tous les défis du XXIe siècle. Je n’en dresserai pas de nouveau le catalogue ; plutôt, je présenterai cinq grandes idées que nous pouvons tirer de ce débat et des travaux qui ont animé l’Opecst et la délégation à la prospective pendant presque dix-huit mois.
Premièrement, nous constatons une évolution extrêmement rapide de l’intelligence artificielle. En dix-huit mois, nous avons vu combien les technologies, les innovations et les solutions proposées par l’IA étaient différentes. Chaque mois qui passe promet des solutions toujours plus complètes.
Ces évolutions très rapides obligent la France, en tant que puissance forte, à poursuivre ses travaux de recherche et à investir, pour ne pas être dévalorisée par rapport à d’autres puissances fortes, telles que les États-Unis, les Gafam et la Chine, dont les entreprises sont très importantes dans le domaine de l’intelligence artificielle.
Ces évolutions nous imposent également de faire preuve d’agilité. Vous l’avez dit, madame la ministre, et c’est le constat auquel nous sommes nous-mêmes parvenus : les conclusions doivent toujours être fondées sur l’expérimentation, sur des épreuves tirées de l’expérience.
La direction générale des finances publiques, qui a mis au point les premiers outils d’IA au sein de l’administration, peut servir de modèle pour développer d’autres outils, par exemple dans le domaine de la lutte contre la fraude.
Deuxièmement, les données sont au cœur de l’intelligence artificielle. De très nombreux orateurs l’ont rappelé : les données ne doivent pas, demain, être captées par les Gafam ou d’autres pays. C’est la raison pour laquelle nous devons développer des solutions souveraines et agir collectivement pour disposer d’un cloud européen. En effet, nos données de santé ne sauraient être hébergées par des acteurs non européens.
Par ailleurs, les données doivent être structurées pour qu’elles puissent avoir un rôle moteur, en particulier dans les domaines de la santé et de l’environnement. Malheureusement, à l’issue de nos travaux, nous constatons encore aujourd’hui un très fort cloisonnement ou manque d’interconnexion des systèmes d’information ; nous avons évoqué ce problème pour les données en langue créole. Si le système d’intelligence artificielle marche, il doit pouvoir se nourrir de données.
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle répond à nos sollicitations en franglais parce qu’elle a lu majoritairement soit du mauvais français, soit du français traduit de l’anglais. Certains pays ne parviennent pas à jouer un rôle moteur dans le développement de l’IA. Je pense au Japon, dont la langue n’est pas suffisamment parlée à travers le monde.
La question des données est extrêmement importante, d’autant que la politique des données ouvertes vient remettre en cause un certain nombre de principes économiques. Des acteurs économiques nationaux et des opérateurs de l’État ont vu leur modèle économique complètement bouleversé : ils ne peuvent plus vendre, ce qui les empêche de tirer des recettes et fragilise ainsi la mise en œuvre des politiques publiques.
Cet après-midi, nous avons très largement évoqué la question du droit d’auteur et des droits voisins. Ce sont des sujets que nous devons traiter si nous voulons continuer à développer un processus de création qui s’autoalimente. Certaines entreprises privées qui disposent de données d’intérêt national devraient sans doute les mettre à disposition de la puissance publique, dans l’idée de développer le bien commun.
Troisième point : le développement des compétences. Vous l’avez dit, l’intelligence artificielle procède d’une redistribution profonde des pouvoirs. Je suis complètement d’accord, si l’État veut pouvoir continuer à jouer son rôle d’État stratège, il faut qu’il ait les capacités de recruter des profils spécialisés et de faire monter en compétence les agents publics – je pense aux agents de l’État, bien sûr, mais aussi aux agents des collectivités. Il faut aussi pouvoir repenser le travail, comme nous l’avons constaté au cours de nos déplacements et de nos auditions.
Christian Bruyen l’a très bien dit, au-delà des compétences des agents publics, il y a aussi la question de la sensibilisation du grand public. Comment embarquer avec nous les citoyens dans l’appropriation des outils d’intelligence artificielle ? Il est très important de renforcer l’acculturation, de démystifier et, en même temps, d’informer sur les dangers et les avantages de cette technologie.
Le premier pas doit être fait au sein de l’éducation nationale, où les enseignants sont dans une situation de faiblesse par rapport à leurs élèves. En effet, certains d’entre eux sont nés avec les outils d’intelligence artificielle.
Cette acculturation est essentielle, car, pour pouvoir se développer, l’intelligence artificielle doit être utilisée dans un climat de confiance. Nous avons d’ailleurs évoqué la question du cadre éthique au cours de notre débat.
Je vois que j’ai dépassé le temps qui m’était imparti et je ne voudrais pas abuser de la bienveillance du président de séance. Je ne pourrai donc pas aborder l’ensemble des points que je souhaitais évoquer. En conclusion, j’ajouterai que l’intelligence artificielle, pour pouvoir se développer, doit être proportionnée. C’est pourquoi la question de la frugalité, en dépit du principe de liberté, est extrêmement importante, comme l’ont rappelé nos collègues Ghislaine Senée et Ludovic Haye.
Par ailleurs, il est nécessaire d’informer le public sur le coût de l’intelligence artificielle. Sur cette question, je vous renvoie à un livre très intéressant, intitulé L’Enfer numérique. Aujourd’hui, tout le monde envoie des émoticônes, mais on oublie le coût numérique que cela représente.
Surtout, l’intelligence artificielle, pour être utile, doit démontrer sa pertinence, donc sa valeur ajoutée. Aujourd’hui, il est moins coûteux d’ouvrir un dictionnaire que de recourir à l’intelligence artificielle pour se renseigner sur une définition. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur l’intelligence artificielle.
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-huit heures quarante-neuf, est reprise à dix-huit heures cinquante.)
M. le président. La séance est reprise.
7
Comment relancer le fret ferroviaire ?
Débat organisé à la demande du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky, sur le thème : « Comment relancer le fret ferroviaire ? »
Je vous rappelle que le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur, pour une durée de deux minutes ; l’orateur disposera alors à son tour du droit de répartie, pour une minute.
Monsieur le ministre, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé sa place dans l’hémicycle.
Dans le débat, la parole est à M. Alexandre Basquin, pour le groupe auteur de la demande.
M. Alexandre Basquin, pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le groupe CRCE-K a jugé opportun d’organiser un débat sur la question fondamentale de l’avenir du fret ferroviaire. En effet, les enjeux sont forts en matière d’aménagement du territoire, d’environnement, de sécurité et de développement économique. Or, aujourd’hui, la part modale du rail dans le transport de marchandises n’est que de 10 %. L’enjeu est donc de taille !
Rappelons que c’est en 1823 que la première concession de chemin de fer pour le transport de marchandises a été accordée en France. La part du fret ferroviaire a ensuite augmenté, pas à pas, grâce à l’extension du rail sur l’ensemble du territoire. Il a ainsi atteint 73 % de la part modale en 1948. Un vrai maillage territorial, optimisé et efficace existait alors.
Il y a eu ensuite, notamment depuis les années 1970, une conjonction d’éléments et de choix politiques qui, malheureusement, ont amenuisé fortement la capacité du rail au profit du « tout-routier ». Les logiques de rentabilité court-termiste ont ainsi fini par l’emporter, hélas !
Le trafic routier ne cesse de progresser quand, dans le même temps, le réseau ferré n’est plus aussi bien entretenu : les investissements ne sont plus au rendez-vous, les lignes se délabrent et les installations embranchées sont fermées. Nous en payons encore le prix aujourd’hui.
Le tonnage transporté décline de 75 milliards de tonnes-kilomètre en 1974 à 55 milliards en 1998, et à 40 milliards en 2005. En 2021, ce chiffre chute à 35 milliards.
Je l’ai dit, la part modale du fret ferroviaire est de 10 % en France, contre 18 % en Allemagne, 32 % en Autriche et 35 % en Suisse, pour ne citer que quelques exemples. Le transport routier, quant à lui, représente 87 % du transport de marchandises.
Ces dernières décennies, le service public de transport de marchandises a été régulièrement attaqué : plans d’économies massifs, démantèlement du groupe SNCF, ouverture à la concurrence, fermetures de gares de triage et de lignes de fret, abandon des raccordements d’entreprises au réseau et suppressions de postes – quelque 10 000 emplois ont été supprimés en dix ans.
La libéralisation de la politique européenne des transports engagée dès les années 1990, qui s’est accompagnée d’une dérégulation massive du transport routier de marchandises, a sacrifié purement et simplement le rail !
À cela s’ajoutent la loi du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire, qui fragmente le service public du rail, et le « plan de discontinuité », qui fragilise le transport public de marchandises et pour lequel l’intersyndicale demande si légitimement un moratoire.
Pour autant, beaucoup s’accordent aujourd’hui sur le nécessaire développement du fret ferroviaire. En 2020, la Convention citoyenne pour le climat proposait le doublement de la part modale du fret d’ici à 2030. En outre, l’objectif de neutralité carbone à l’horizon de 2050 plaide fortement pour le fret ferroviaire.
À l’heure où les questions de dérèglement climatique imposent de prendre des mesures fortes, il est nécessaire de mettre en œuvre une politique de transport audacieuse.
Disons-le clairement : investir dans le fret, qui est de loin le transport le moins polluant, ne semble pas illusoire, bien au contraire ! Un train, ce sont cinquante camions de moins sur les routes.
Choisir d’utiliser le rail permet le développement du tissu économique, qu’il soit agricole, industriel ou logistique, grâce à l’implantation d’activités mieux réparties sur l’ensemble du territoire national. Il permet de désenclaver certains territoires, tout en les redynamisant par une activité pérenne.
Je pense à la gare de triage de Somain, dans le Nord, non loin de chez moi, dont l’activité est réalisée en pointillé. Pourtant le potentiel existe : les cheminots sont mobilisés, les élus locaux sont au rendez-vous et la population est particulièrement attachée à ce site.
La gare de triage de Somain demande ainsi à être revitalisée plutôt qu’abandonnée, d’autant que le canal Seine-Nord Europe passera à quelques encablures, que l’ancienne base aérienne de Cambrai se développe et que le Dunkerquois va accueillir prochainement de nouvelles activités de grande ampleur.
Puisque je parle du Dunkerquois, permettez-moi d’avoir une pensée pour les 600 salariés d’ArcelorMittal, – 180 travaillent dans l’usine de Dunkerque –, dont le poste risque d’être supprimé d’un trait de plume sans aucune considération, toute honte bue. Il s’agit pourtant d’une entreprise qui a obtenu 300 millions d’euros d’aides de la part de l’État en 2023 et qui verse entre 300 millions et 400 millions d’euros de dividendes chaque année. Il est nécessaire que nous soyons mobilisés sur cette question majeure.
La relance du fret ne passera que par des investissements significatifs, bien loin des politiques d’austérité conduites ces dernières années. Une loi pluriannuelle de financement des infrastructures s’avère un enjeu crucial.
Il faut rénover et densifier le réseau ; il faut rendre le rail plus performant que le transport routier, qui bénéficie d’avantages fiscaux, d’aides financières disproportionnées et de l’absence de contribution au financement du réseau routier par les transporteurs, contrairement aux opérateurs ferroviaires.
Il faut également convaincre les industriels en mettant en place une fiscalité environnementale qui favorise le report modal de la route vers le rail.
Comme il est essentiel et urgent de repenser le modèle de financement des transports ! La conférence nationale sur le financement des mobilités Ambitions France Transports, qui sera lancée en mai prochain, devra concrétiser cet objectif.
En matière de financement, plusieurs pistes pourraient être explorées, comme celle du fléchage des produits des concessions autoroutières en soutien au fret.
Rappelons que les sociétés d’autoroutes ont récolté 40 milliards d’euros de plus que ce qui était prévu ; on parle même de « surrentabilité ». Ces chiffres ont d’ailleurs interpellé l’ensemble du Sénat, si bien que, en 2020, notre assemblée a mis en place une commission d’enquête sur ce sujet. Il ne semble donc pas chimérique qu’une partie des bénéfices constitués par les gestionnaires d’autoroutes puisse être affectée au développement du rail.
Enfin, permettez-moi de saluer très chaleureusement les cheminots, eux qui sont bien trop souvent caricaturés. Je veux rappeler ici leur engagement sincère, au service de l’intérêt général, des usagers et de leur sécurité.
Vous l’aurez compris, nous soutenons avec force le développement du fret ferroviaire, que nous considérons être un secteur stratégique et structurant. Il peut et doit jouer un rôle majeur et être un atout essentiel pour l’ambitieuse et nécessaire relance industrielle et agricole de notre pays.
Pour cela, il n’y a pas cent mille solutions : il faut changer de paradigme, investir, donner du sens à la politique du fret et, enfin, faire du rail un bien commun national. La balle est entre vos mains, monsieur le ministre ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Philippe Tabarot, ministre auprès du ministre de l’aménagement du territoire et de la décentralisation, chargé des transports. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d’abord de remercier le groupe CRCE-K d’avoir organisé ce débat ; c’est toujours un plaisir pour moi de revenir dans cette magnifique assemblée.
Le fret est un sujet qui me tient particulièrement à cœur. Nous avons eu l’occasion d’en discuter pendant des années au sein de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable.
Vous avez évoqué le sujet de l’ouverture à la concurrence. Je tiens à rappeler que le secteur du fret ferroviaire a connu cette évolution en 2006, en application des textes européens. Vous citez l’Allemagne en exemple sur ce sujet, mais ce pays est également ouvert à la concurrence. Cela démontre qu’il est possible de réussir dans le fret ferroviaire dans de telles conditions.
Concernant les difficultés du fret ferroviaire depuis plusieurs années, plutôt que l’ouverture à la concurrence, il me semble que c’est l’abandon de ce mode pendant plusieurs décennies au profit de la route et du transport de voyageurs qui est en cause.
En outre, plusieurs crises marquantes ont accéléré la désindustrialisation à la fin des années 2000 ; or la situation du secteur est intimement liée aux difficultés industrielles de notre pays.
La part modale du fret ferroviaire a ainsi connu le même déclin que la part de l’industrie dans l’économie française. Au cours des vingt dernières années, les corrélations entre ces deux trajectoires sont frappantes : la part de l’industrie dans notre économie est passée de 16,2 % en 1995 à 10,1 % en 2017, tandis que la part modale du fret ferroviaire a chuté de 16,8 % en 1995 à 10,8 % en 2017. Ces évolutions sont étroitement liées.
Si vous me le permettez, monsieur le président, je compléterai mon propos ultérieurement.