Présidence de M. Alain Marc
vice-président
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Se libérer de l’obligation alimentaire à l’égard d’un parent défaillant
Rejet d’une proposition de loi
M. le président. L’ordre du jour appelle, à la demande du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, la discussion de la proposition de loi visant à se libérer de l’obligation alimentaire à l’égard d’un parent défaillant, présentée par M. Xavier Iacovelli (proposition n° 349 [2024-2025], résultat des travaux de la commission n° 39, rapport n° 38).
Discussion générale
M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. Xavier Iacovelli, auteur de la proposition de loi.
M. Xavier Iacovelli, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour parler d’une règle de droit vieille de plus de deux siècles : le devoir légal d’assistance mutuelle entre membres de la même famille, que nous appelons « obligation alimentaire ».
En novembre de l’année dernière, le collectif Les Liens en sang, présent aujourd’hui dans nos tribunes, m’avait alerté sur la situation des personnes contraintes par la loi de subvenir aux besoins de leurs parents alors même qu’elles ont subi, de la part de ces derniers, des violences physiques ou psychologiques, des négligences graves ou un abandon. Je me suis alors dit qu’il était temps de faire évoluer un article vieux de 222 ans – l’article 205 du code civil, promulgué en 1803 –, qui dispose : « Les enfants doivent des aliments à leurs père et mère ou autres ascendants qui sont dans le besoin. »
Cette simple phrase est l’expression d’une solidarité familiale, juste et naturelle : celle du lien, de la filiation. C’est aussi l’expression d’un idéal ; or l’idéal ne suffit pas à recouvrir la réalité.
En effet, dans l’idéal, la famille est un refuge.
Dans l’idéal, la famille est un lieu où l’on se retrouve, où l’on s’aime, où l’on se protège.
Dans l’idéal, la famille est un lieu de transmission et de partage.
Dans l’idéal, la famille est un lieu de solidarité réciproque.
Mais, dans la réalité, toutes les familles ne sont pas des havres de paix. Et c’est là que s’ouvre la rupture entre le droit et la vie.
Car, derrière les textes, il y a des vies : en l’espèce, des vies qui ont été blessées, des vies qui ont été condamnées à un continuum de souffrance.
Mes chers collègues, chaque année en France, 160 000 enfants environ sont victimes de violences sexuelles, dont 77 % ont lieu dans le cadre familial. Dans le même temps, 22 % seulement des victimes portent plainte.
C’est pour ces enfants-là que je défends cette loi et que nous devons agir aujourd’hui : pour ces enfants devenus adultes qui ont subi l’inceste, la négligence, l’abandon, la violence ; pour ces enfants devenus adultes qui découvrent un jour que la loi leur impose de subvenir aux besoins de celui ou de celle qui les a détruits.
Bien sûr, nous avons la chance d’avoir dans cet hémicycle d’éminents avocats, des juristes, des femmes et des hommes de loi, qui nous expliqueront que nous ne pouvons pas nous exonérer d’un jugement, d’un juge et, par conséquent, d’un avocat. Mais comment expliquer qu’au nom de la solidarité familiale l’État contraigne une victime à entretenir son bourreau ?
Nous parlons d’un devoir parental, qui peut être défaillant du fait de ces manquements, et qui est conditionné à la protection, à l’éducation, au respect et à l’absence de violence. Ces conditions sont précisées à l’article 371-1 du code civil : « L’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant. […] [Elle] s’exerce sans violences physiques ou psychologiques. »
Quand ces devoirs sont trahis, quand l’autorité parentale est bafouée, la réciprocité familiale, me semble-t-il, disparaît.
Lorsqu’un parent est défaillant, l’institution de la protection de l’enfance, même imparfaite – je suis bien placé pour le dire –, prend en charge les enfants. Et cette même institution n’envoie jamais la facture aux parents qui n’ont pas assumé leurs obligations légales envers leurs enfants !
Comment accepter, dès lors, qu’il n’y ait pas de réciprocité pour l’enfant victime devenu adulte, à qui nous envoyons la facture – parfois des décennies après qu’il a eu le courage de rompre les liens – pour qu’il entretienne le bourreau de son enfance ?
Je connais votre position, mes chers collègues : le droit en vigueur répond d’ores et déjà à cette exigence.
Il est vrai que le droit actuel, et notamment la jurisprudence de 2016, permet déjà, en théorie, de s’exonérer de cette obligation si un parent a gravement manqué à ses obligations parentales. Mais, dans les faits, le constat est celui de la difficulté pour les victimes de saisir le juge aux affaires familiales, comme le montre le faible pourcentage de victimes qui portent plainte, qui est, je l’ai dit, de 22 %.
Car la justice familiale est saturée, monsieur le garde des sceaux ! Les juges aux affaires familiales croulent sous des milliers de dossiers. Les délais sont ô combien longs, les démarches ô combien complexes, les procédures souvent incomprises ; et beaucoup de victimes renoncent avant même d’avoir été entendues !
Pour des personnes déjà fragilisées par un passé de violence, ces obstacles sont autant de rappels de ce qu’elles ont subi : l’impuissance, la peur, le silence. C’est pourquoi l’enjeu de cette proposition de loi est aussi de simplifier et de rendre accessible un acte juridique qui, dans les faits, reste hors de portée pour beaucoup.
Certains diront que le droit de la famille, celui que l’on apprend dès la première année de faculté, ne doit surtout pas être bousculé parce qu’il faut, comprenez-vous, laisser les familles gérer leurs conflits… Mais nous avons déjà maintes fois fait évoluer notre droit, mes chers collègues, et c’est heureux !
J’en donne quelques exemples.
Si, voilà deux ans à peine, sur l’initiative d’Annick Billon, nous avons contribué à faire reconnaître la notion de non-consentement pour les mineurs de moins de 15 ans, c’est justement parce que notre collègue était animée par la conviction qu’il fallait faire évoluer la loi.
Mes chères collègues Mercier et de La Gontrie, vous étiez respectivement, si ma mémoire est bonne, rapporteure du texte et cheffe de file de votre groupe lors de l’examen de la proposition de loi visant à agir contre les violences au sein de la famille. Vous avez fait évoluer la loi au profit des victimes !
Mme Marie Mercier, rapporteur. Oui, tout à fait !
M. Xavier Iacovelli. Lorsque nos prédécesseurs ont voté, en 1970 – il a fallu attendre si longtemps ! –, pour que les femmes obtiennent enfin le partage de l’autorité parentale, désormais conjointe, et pour que la notion de « chef de famille » soit enfin supprimée de notre droit, ils ont fait évoluer la loi !
Lorsque le législateur, en 2016, a simplifié et allégé les procédures de divorce en instaurant le divorce par consentement mutuel, sans juge, contresigné par avocats et enregistré par notaire, nous avons fait évoluer la loi !
Lorsque, dans la récente loi du 8 avril 2024 portant mesures pour bâtir la société du bien vieillir et de l’autonomie, nous avons exonéré de l’obligation alimentaire les enfants de l’aide sociale à l’enfance (ASE), sous des conditions malheureusement bien trop restrictives à mon sens – l’enfant doit en effet avoir été placé plus de trente-six mois cumulés au cours des dix-huit premières années de sa vie –, nous avons fait évoluer la loi !
Nous parlons ici d’un principe, l’obligation alimentaire, qui fut introduit dans le code Napoléon de 1804, ce même code qui instituait un modèle de famille patriarcal dans lequel la femme était juridiquement subordonnée, qui consacrait la division des enfants entre légitimes, naturels et adultérins, et qui reconnaissait le seul mariage comme forme légale d’union…
Heureusement, mes chers collègues, que nous avons fait et que nous faisons évoluer la loi !
Pour parfaire le présent texte, j’ai bénéficié de nombreux échanges constructifs, qui m’ont été précieux et m’ont permis d’identifier quatre difficultés dans le dispositif initial : la question du renversement de la charge de la preuve ; le flou juridique entourant les notions de « défaillance parentale » et de « bienveillance », dont la définition manquait de précision ; le délai d’âge accordé à l’enfant devenu adulte pour se libérer de cette obligation alimentaire, fixé entre 18 et 30 ans ; enfin, la perte des droits successoraux, qui serait une double peine
C’est dans cet esprit que, lors de mon intervention en commission des lois mercredi dernier, et après avoir transmis mes propositions à Mme la rapporteure – je l’avais fait trois jours avant mon audition –, j’ai déposé les amendements que nous examinerons tout à l’heure, qui visent à renforcer le dispositif initial et à répondre aux points bloquants que je viens d’évoquer.
Le premier de ces amendements tend à prévoir un renversement de la charge de la preuve allégé : l’enfant qui souhaite s’exonérer de l’obligation alimentaire par un acte notarié devra motiver sa demande.
Cet amendement vise aussi à préciser la définition de la défaillance parentale, comme l’avaient suggéré le Conseil national des barreaux (CNB) et le Conseil supérieur du notariat (CSN) lors d’une audition au mois de mai dernier. La défaillance parentale sera désormais appréciée au regard de l’article 371-1 du code civil, c’est-à-dire en tenant compte des manquements graves aux obligations inhérentes à l’autorité parentale. Ainsi, nous sortons du flou juridique et ancrons le texte dans le droit existant.
Par le deuxième amendement, je souhaite ouvrir non seulement au parent concerné, mais également au président du conseil départemental, la possibilité de contester cet acte notarié dans un délai de six mois à compter de sa notification, en s’appuyant sur ledit acte, qui sera désormais dûment motivé. En cas de contestation, le juge aux affaires familiales appréciera la situation, la charge de la preuve étant allégée au bénéfice de l’enfant.
Le troisième amendement tend à supprimer du texte l’article 3 relatif à la perte des droits successoraux, qui faisait craindre l’instauration d’une forme de « double peine ».
Quant au quatrième amendement que j’ai déposé, il vise à ajouter à la proposition de loi un nouvel article, travaillé conjointement avec le Gouvernement – je remercie à cet égard M. le garde des sceaux –, qui crée une nouvelle dérogation à l’article L.132-6 du code de l’action sociale et des familles.
Mes chers collègues, cette proposition de loi s’adresse non pas à des enfants, que l’on pourrait considérer comme capricieux, mais aux adultes meurtris qu’ils sont devenus : celles et ceux qui ont subi l’inceste, forcés de se taire à coup de phrases telles que : « Papa t’aime très fort, mais, tu sais, ça doit rester notre petit secret » ; celles et ceux que l’on frappait en disant : « tais-toi, maman est fatiguée » ; celles et ceux qu’un parent a abandonnés et qui, des décennies plus tard, doivent subvenir aux besoins de celui ou de celle qui n’a jamais été à la hauteur de ses responsabilités parentales.
Monsieur le garde des sceaux, je salue votre engagement pour remettre les victimes au cœur de notre système judiciaire.
M. François Patriat. Un excellent garde des sceaux !
M. Xavier Iacovelli. Je pense comme vous, depuis des années, qu’à bien des égards ce système est tourné vers les auteurs davantage que vers les victimes.
En plus d’agir sur le plan pénal, nous devons protéger les victimes sur le terrain civil. Il faut les remettre au centre de l’échiquier, en n’attendant plus d’elles la preuve qu’elles ont été victimes, mais en demandant plutôt au parent de démontrer qu’il a rempli ses obligations parentales telles qu’elles sont définies par le droit en vigueur ; l’humiliation par obligation, en effet, c’est l’humiliation devenue institutionnelle.
Il convient de s’assurer que le droit est juste non pas seulement dans les livres, mais aussi dans la vie.
Ce texte n’est pas une loi de rupture : c’est une loi de reconnaissance, une loi de simplification. Elle ne judiciarise pas la famille, elle tente d’en réduire les injustices. Elle ne punit pas les parents, elle protège les enfants devenus adultes. Elle est la promesse que la République n’imposera pas à une victime d’aimer ou d’entretenir son bourreau.
Avec cette proposition de loi, nous affirmons que la filiation ne saurait justifier l’injustice, et que la République doit protéger ceux qui, dans leur enfance, ont été victimes.
Aujourd’hui, mes chers collègues, je vous vois, je vous entends ; et je veux croire que le Sénat, dans sa sagesse, aura lui aussi le courage de faire évoluer notre droit. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. le président. La parole est à Mme le rapporteur.
Mme Marie Mercier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, revenons aux fondamentaux : écoutons la sagesse de nos prédécesseurs.
Que disait Pierre-Paul Royer-Collard au Parlement : « La première raison d’une loi est dans sa nécessité. Toutes les fois donc qu’on propose à la Chambre une loi nouvelle, on doit examiner avant tout si cette loi est nécessaire. Or, une loi nouvelle n’est nécessaire que dans l’un des deux cas : s’il n’y a point encore de loi nouvelle sur une matière qui en exige […] » – c’est la notion de vide juridique – « […], ou si l’expérience a démontré le vice de la loi existante. »
Ces mots résonnent aujourd’hui avec une particulière justesse, bien qu’ils aient été prononcés il y a plus de deux siècles, en 1816, car l’histoire nous éclaire. En effet, malgré toute la bonne volonté dont fait preuve – comme moi ! – notre collègue Xavier Iacovelli, la nécessité du texte qui nous est présenté aujourd’hui ne nous est pas apparue.
Les critères posés par Royer-Collard sont-ils satisfaits ici ?
D’une part, ce texte ne comblerait pas un vide juridique puisqu’il est déjà possible de se décharger de son obligation alimentaire en saisissant le JAF.
D’autre part, le vice de la loi existante n’est pas démontré, à moins d’estimer, ce qui n’est pas l’opinion de la commission des lois, que le débat contradictoire permis par l’actuelle procédure judiciaire est néfaste.
En outre, le texte proposé, y compris si nous adoptions les amendements de repli déposés par son auteur, aurait des effets de bords juridiques et financiers insurmontables ou inopportuns.
Les propositions de modification que vient de présenter l’auteur du texte nous ont été transmises ; nous les avons examinées avec sérieux et, ajouterai-je, avec espoir. La direction des affaires civiles et du sceau (DACS) a été auditionnée à cette seule fin. Or, et nous aurons l’occasion d’en discuter tout à l’heure, ces amendements ne suffisent pas à remédier aux problèmes juridiques structurels de ce dispositif. Pourtant, je puis vous assurer que nous y avons travaillé…
C’est au regard de ces arguments de droit que la commission des lois s’est prononcée sur ce texte.
Il est vrai que notre assemblée se réunit souvent pour examiner des textes dont l’objet est de protéger les victimes de violences intrafamiliales. À cet égard, je remercie notre collègue d’avoir rappelé tout ce que nous avions fait évoluer dans notre droit.
Ces textes, nous les avons systématiquement soutenus, quitte, pour certains, à les modifier afin de les rendre plus respectueux des principes cardinaux de la justice républicaine, notamment le droit à la défense et le droit à un procès équitable.
Nous devons en effet garder à l’esprit que ce qui nous semblerait de prime abord justifié n’est pas nécessairement fondé, efficace, voire juste au regard du droit. En d’autres termes, il y a le geste et il y a le texte !
J’en viens désormais un peu plus précisément au dispositif qui nous est proposé.
Comme l’a exposé Xavier Iacovelli, la présente proposition de loi vise à permettre à tout majeur de moins de 30 ans de se décharger unilatéralement de son obligation alimentaire à l’égard d’un parent défaillant. Il s’agit là d’éviter à un enfant violenté ou abandonné par un parent de devoir un jour subvenir aux besoins de ce dernier, notamment en payant le lourd coût de l’Ehpad.
À première vue, l’intention peut sembler compréhensible, et même généreuse. Seulement, à l’exception de l’auteur du texte et du collectif Les Liens en sang qui soutient cette initiative, toutes les personnes que j’ai entendues – avocats, notaires, juges aux affaires familiales, représentants du ministère de la justice – ont vivement critiqué le dispositif, tant pour des raisons d’opportunité que pour des motifs juridiques.
Je me concentrerai sur les trois arguments principaux qui ont été avancés par tous ces professionnels du droit.
Le premier concerne la logique même du dispositif, qui permettrait à un enfant de se décharger unilatéralement, par l’adoption d’un acte notarié – et donc en l’absence de tout contrôle juridictionnel –, de l’obligation alimentaire qui le lie à un parent défaillant.
Il s’agit là d’une rupture considérable, qui n’est une bonne mesure qu’en apparence. L’obligation alimentaire constitue un devoir par nature réciproque, dans la mesure où elle manifeste la solidarité familiale que garantit notre droit civil. Le caractère unilatéral de cet acte notarié rompt donc avec la logique même de l’obligation dont il est question. J’ajoute ceci, pour vous en convaincre – c’est glaçant : les représentants des juges aux affaires familiales considèrent qu’« un parallèle pourrait être fait avec la répudiation, qui est jugée contraire à l’ordre public français ». Ce n’est pas rien !
Si notre droit prévoit déjà des cas de décharge de l’obligation alimentaire, aucun de ceux-ci n’est unilatéral. À l’exception d’un cas particulier s’appliquant aux petits-enfants, qui sont déchargés de l’obligation alimentaire lorsqu’est sollicitée une aide sociale à l’hébergement, tous les cas de décharge reposent sur la caractérisation d’une faute lourde ou d’une incapacité du parent, qu’il s’agisse de manquements graves à ses devoirs parentaux, constatés par le JAF, de la condamnation pour un crime au sein du cadre familial ou du placement durable de l’enfant auprès des services de l’ASE.
Le deuxième argument provient des modalités d’adoption de cet acte notarié. Je me concentrerai sur les deux principales, qui interagissent entre elles.
En premier lieu, cet acte est dépourvu de motivation, mais non de mobile : le dispositif fait explicitement référence à « un parent défaillant », qui n’aurait pas « rempli ses devoirs parentaux » ni « fait preuve de bienveillance ». Les éléments de caractérisation de la défaillance parentale sont d’une grande imprécision juridique, voire tout à fait inconnus en droit français.
En second lieu, cet acte produirait ses effets juridiques soit en l’absence de contestation de la part du parent concerné, dans un délai de six mois, ce qui soulève des interrogations compte tenu de la situation de vulnérabilité dans laquelle pourraient se trouver des parents hébergés en Ehpad, soit à l’issue d’un procès perdu par le parent. Le dispositif prévoit à cet égard qu’en cas de contestation il reviendrait au parent de prouver qu’il a « rempli ses devoirs parentaux » et qu’il a été « bienveillant ».
Cette inversion de la charge de la preuve s’apparente à une présomption de défaillance parentale, d’autant plus qu’il sera incroyablement difficile au parent concerné d’apporter la preuve qu’il a été bienveillant. Comment, en effet, établir devant un juge que l’on a été bienveillant ? (M. Xavier Iacovelli s’exclame.) Nous ouvririons là une boîte de Pandore.
Le troisième argument qui a été avancé concerne la conséquence qu’emporterait l’adoption de cet acte sur les droits successoraux de l’enfant. Le dispositif prévoit en effet que l’exonération de l’obligation alimentaire « entraîne de plein droit la perte des droits successoraux de l’enfant à l’égard du parent concerné ». Cette disposition viole un principe structurant du droit des successions, à savoir la « prohibition des pactes sur succession future ». Derrière cette belle formule se cache une règle simple : il est interdit, en droit français, de renoncer à une succession non encore ouverte.
Enfin et surtout, je voudrais rappeler à nouveau que notre législation permet déjà de décharger de son obligation alimentaire un enfant victime d’un parent défaillant.
Plusieurs cas de figure ont été présentés par le collectif Les Liens en sang, que je salue. Par ailleurs, nous avons tous reçu des dizaines de courriels plus épouvantables les uns que les autres évoquant des cas terribles, affreux, d’abandon de famille, de viols incestueux, de violences insupportables – et vous savez combien nous nous bagarrons ici à ce propos.
J’ai donc voulu m’assurer, tout au long de mes travaux, qu’il n’y avait pas dans notre droit une inconcevable lacune.
Je l’ai cherchée, cette lacune !
Et j’ai été rassurée de constater que les procédures judiciaires existantes permettent déjà de décharger ces malheureuses victimes de leur obligation alimentaire, même à titre préventif, donc avant même que le conseil départemental ne se tourne vers les débiteurs alimentaires pour financer l’hébergement de leur ascendant en Ehpad. Il faut certes engager une procédure judiciaire, mais celle-là seule permet de garantir le respect des principes structurants de notre droit lorsque des accusations aussi graves et insupportables sont portées.
C’est pourquoi la commission des lois vous invite, hélas ! à rejeter ce texte, non seulement en raison des nombreux arguments de droit que j’ai exposés, mais également en opportunité, car nous ne soutenons pas la volonté de l’auteur du texte de mettre à mal ce principe fondamental de la solidarité familiale en permettant l’ouverture d’une procédure extrajudiciaire et inconditionnelle de décharge de l’obligation alimentaire, procédure qui, menée à terme, ferait reposer cette obligation sur la solidarité nationale.
Nous le savons tous, les blessures de l’enfance sont profondes, durables. C’est pourquoi il faut insister, encore et toujours, sur l’aide à la parentalité, afin d’offrir à nos enfants l’éducation qu’ils méritent. Il y va de l’honneur des parents, et il y va de notre honneur.
Rien n’est plus lumineux que les étoiles dans les yeux d’un enfant qui sourit. Protégeons-les ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et INDEP.)
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – M. Marc Laménie applaudit également.)
M. Gérald Darmanin, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, madame la rapporteure, monsieur le vice-président de la commission des lois, monsieur l’auteur de la proposition de loi, mesdames, messieurs les sénateurs, l’initiative législative du sénateur Iacovelli et des membres de son groupe nous rassemble aujourd’hui autour d’une exigence morale qu’aucun d’entre nous ne peut nier : on ne peut pas demander à un enfant devenu adulte de solder une enfance abîmée en payant l’addition d’une autorité parentale défaillante.
Si les difficultés sociales, les défauts d’intégration, la délinquance, la pauvreté, les difficultés de la vie et celles de l’école sont fréquemment évoqués dans les commentaires sur les problèmes de la société, on parle rarement, en revanche, de la responsabilité des parents.
Être parent ne s’apprend pas. Il n’existe à cette fin ni école ni obligation d’éducation. Pourtant – chacun le constate dans sa vie personnelle ou d’élu local –, la parentalité est sans doute le parent pauvre de nos politiques. Tant de choses pourraient être évitées si chacun était responsable lorsqu’il met au monde un enfant !
Sans émettre de jugement moral, force est de constater qu’il est bien difficile d’éduquer. C’est difficile, certes, et la responsabilité des femmes et des hommes qui ont des enfants est immense – Mme la rapporteure et M. Iacovelli l’ont rappelé – à l’égard de l’ensemble de la société, et ce toute leur vie durant.
L’obligation alimentaire qui est celle de l’enfant envers ses parents est un devoir naturel, mais elle ne l’est pas davantage que l’obligation, pour un parent, de protéger son enfant.
Nous le savons, énormément d’enfants sont victimes de parents défaillants : certains sont absents, d’autres agresseurs, d’autres enfin laissent des agresseurs agir. Or, trop souvent, la détresse ne surgit aux yeux du monde que trop tard, parfois à la fin de la vie de la victime, ou bien jamais.
Enfants trop jeunes, sous emprise, réduits au silence, violentés psychologiquement, physiquement ou sexuellement : ces enfants, qui sont des centaines de milliers, sans doute – un continent caché –, ne parlent pas et ne parleront jamais.
À tous ces enfants que la justice ne reconnaît pas à temps comme victimes, la République doit tout de même protection. Telle est bien la question que vous posez, monsieur le sénateur. Pour cette intention politique, je veux, au nom du Gouvernement, saluer l’auteur de ce texte et le Sénat.
Le Gouvernement soutient votre démarche, monsieur le sénateur, car elle permet de mettre un mot très clair sur une injustice silencieuse. Elle rappelle qu’un lien de parenté ne vaut pas absolution. Elle dit que la solidarité familiale n’a de sens que lorsque les parents se sont comportés comme tels. La loi n’est pas seulement la justice, mais elle ne doit pas renoncer à s’en rapprocher.
Le droit de la famille est en effet, madame la rapporteure, un équilibre fin qui, comme tout édifice, appelle des modifications précises et maîtrisées, en matière de droits de la défense comme de droit des successions ou de place de la solidarité nationale. Le code civil, œuvre majestueuse de Bonaparte et de tous ceux qui l’ont aidé, parmi lesquels Cambacérès, a été modifié à de multiples reprises, et c’est heureux pour la société française.
Chacun conviendra qu’en ce domaine il faut cependant se méfier des automatismes irréversibles, des concepts flous, et surtout se garder des contentieux massifs qui parfois déçoivent ceux que l’on veut protéger.
J’ai donc pris connaissance de l’avis de la commission des lois, dont je remercie la rapporteure. Nous sommes tous ici conscients des fragilités du dispositif proposé et des craintes qu’il suscite – vous-même les avez évoquées, monsieur l’auteur de la proposition de loi. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas discuter, modifier, améliorer un texte qui répond à une véritable question et qui est soutenu par de nombreuses associations.
Il appartient au Parlement de déterminer si une issue est possible pour ce texte, que le Gouvernement accompagnera. Et il m’appartient, en tant que représentant du Gouvernement, de vous suggérer, puisque je ne peux pas voter, un atterrissage solide et utile.
Nous aurons à discuter de la proposition intéressante et audacieuse d’une libération de l’obligation alimentaire par déclaration anticipée devant notaire. Ce dispositif est certainement générateur de contentieux. Mais la nécessité, pour certaines victimes, de se sentir libérées le plus tôt possible pour avancer dans leur reconstruction appelle simplification de la justice et rapidité de l’action – cet argument me paraît audible.
Il est évident qu’avocats et notaires contribuent à la justice. Vos débats permettront de trouver, je n’en doute pas, le bon point d’équilibre avec l’ensemble des professions juridiques, comme nous l’avons trouvé voilà quelques années au sujet du divorce.
Hormis ce dispositif, l’auteur du texte a bien voulu nous suggérer, par voie d’amendement, une autre piste de réflexion. Nous pourrons donc examiner sa proposition visant à consacrer, dans le code de l’action sociale et des familles, une dispense claire d’obligation alimentaire pour celles et ceux qui, durant leur minorité, ont subi des manquements graves aux devoirs de l’autorité parentale. Cette piste tout à fait intéressante me paraît une voie praticable et compréhensible, même s’il faudra sans doute l’améliorer.
Quel que soit le vote du Sénat, je prends devant vous l’engagement que, dès la navette parlementaire, nous nous mettrons au travail pour sécuriser juridiquement le dispositif en associant notamment les départements, qui – vous le savez bien – financent et instruisent l’aide sociale et sans lesquels rien n’est possible.
Aux victimes, et notamment aux plus jeunes d’entre elles, aux enfants devenus adultes, je veux dire que la République les voit, même si trop longtemps elle les a insuffisamment entendus et considérés. Elle n’ignore pas l’injustice que représente une facture à payer pour financer la fin de vie de l’être qui a trahi profondément, comme cela arrive chaque jour et chaque nuit dans les foyers français, son engagement de père ou de mère.
On ne se remet jamais d’une protection défaillante au sein de sa famille. Pour cette raison, le Gouvernement soutient l’intention qui préside au texte ; il émettra un avis de sagesse tant qu’un certain nombre d’améliorations n’y auront pas été apportées. Nous sommes disponibles, monsieur Iacovelli, madame la rapporteure, pour aider le Parlement à avancer sur le bon chemin juridique. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et INDEP. – M. Olivier Cigolotti et Mme Sabine Drexler applaudissent également.)

