Mme la présidente. Personne ne demande plus la parole ?…
Je mets aux voix l'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi constitutionnelle visant à protéger la Constitution, en limitant sa révision à la voie de l'article 89.
Je rappelle que le vote sur cet article vaudra vote sur l'ensemble de la proposition de loi constitutionnelle.
En application de l'article 59 du règlement, le scrutin public ordinaire est de droit.
Il va y être procédé dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
Voici, compte tenu de l'ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 23 :
| Nombre de votants | 345 |
| Nombre de suffrages exprimés | 344 |
| Pour l'adoption | 131 |
| Contre | 213 |
Le Sénat n'a pas adopté.
En conséquence, la proposition de loi constitutionnelle n'est pas adoptée. (MM. Aymeric Durox, Joshua Hochart, Stéphane Ravier et Christopher Szczurek applaudissent.)
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à seize heures cinq, est reprise à seize heures dix.)
Mme la présidente. La séance est reprise.
6
Candidatures à des commissions
Mme la présidente. J'informe le Sénat que le groupe Les Républicains a présenté des candidatures pour siéger au sein de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable.
Ces candidatures seront ratifiées si la présidence n'a pas reçu d'opposition dans le délai d'une heure prévu par notre règlement.
7
Élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade
Adoption définitive en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission
Mme la présidente. L'ordre du jour appelle, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, la discussion de la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, élevant Alfred Dreyfus au grade de général de brigade (proposition n° 675 [2024-2025], texte de la commission n° 88, rapport n° 87).
Discussion générale
Mme la présidente. Dans la discussion générale, la parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Alice Rufo, ministre déléguée auprès de la ministre des armées et des anciens combattants. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est la première fois que je m'exprime depuis cette tribune. J'en mesure l'honneur et la responsabilité, face à notre histoire, alors que nous examinons l'article unique d'une proposition de loi qui tient en une phrase : « La Nation française élève, à titre posthume, Alfred Dreyfus au grade de général de brigade. »
Je remercie la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, en particulier son président, M. Cédric Perrin, ainsi que M. Rachid Temal, rapporteur du texte, de la rigueur et de l'excellence des travaux menés. Je remercie aussi l'ensemble des parlementaires qui ont enrichi ces débats.
J'en profite pour saluer tous ceux dont l'implication a permis d'avancer dans ce travail collectif de lumière et de vérité, au premier rang desquels se trouvent les historiens : leur travail exigeant et impartial constitue une mission essentielle.
Je n'oublie pas ceux qui ont promu cette proposition de loi dans le débat public, à savoir Pierre Moscovici, Frédéric Salat-Baroux et Louis Gautier, aujourd'hui présents dans les tribunes.
Enfin, je tiens à témoigner mon plus profond respect aux descendants d'Alfred Dreyfus, en particulier son petit-fils, pour la vigilance et l'implication avec lesquelles ils veillent sur sa mémoire. Je les salue humblement, eux qui assistent à nos débats aujourd'hui.
Alfred Dreyfus : ce nom est à jamais indissociable de notre République, dans ses erreurs comme dans ses grandeurs.
Ce nom fut celui d'un homme à l'honneur bafoué, d'un officier injustement condamné au terme d'un procès inique, d'un patriote blessé resté fidèle à la République, d'un Français admirable, pourchassé par des meutes d'accusateurs calomnieux parce qu'il était juif.
Le nom d'Alfred Dreyfus est le symbole d'un moment fondateur de notre République : ce moment où elle sut reconnaître qu'elle avait failli à ses principes – ceux de 1789, des Lumières et des droits de l'homme –, ce moment où la réhabilitation d'Alfred Dreyfus fut acquise par une mobilisation sans précédent de l'opinion publique et de la presse, notamment autour de son premier défenseur, Bernard Lazare.
Ainsi ont été affirmées les valeurs démocratiques contre les populismes.
Émile Zola, dans son « J'accuse… ! », le disait ainsi : « Et c'est fini, la France a sur la joue cette souillure. » Depuis, chaque génération a dû, à son tour, regarder en face cette tache restée indélébile dans notre mémoire, se confronter à cette blessure fondatrice de notre République.
Chaque génération se demande si elle aurait été aussi digne dans ce combat, digne des dreyfusards. La nôtre se doit de l'être.
Alfred Dreyfus est notre contemporain. Sa présence en ces lieux, au travers de ce texte, plus de cent trente ans après la première condamnation qui a voulu l'effacer de la société, en témoigne.
Comme l'a dit le Président de la République, nous nous devons d'être « les gardiens vigilants et persévérants de [sa] mémoire et de ses défenseurs ».
Voilà ce que le Parlement a voulu signifier par cette initiative, née à l'Assemblée nationale et approuvée à l'unanimité. Les députés ont ainsi acté, avec le soutien du Gouvernement, une grande avancée dans la réparation de l'injustice dont Alfred Dreyfus fut victime.
Ce texte, je le sais, est largement partagé par votre assemblée, mesdames, messieurs les sénateurs. Le président Kanner, que je salue, a d'ailleurs déposé une proposition de loi similaire, largement soutenue par les groupes politiques composant cet hémicycle.
Vous êtes rassemblés aujourd'hui pour étudier une proposition de loi, adoptée sans modification par la commission des affaires étrangères du Sénat, le 29 octobre dernier.
L'élévation d'Alfred Dreyfus au grade de général de brigade n'est pas seulement symbolique : elle répond à une injustice vieille de plus d'un siècle, dont la gravité est restée sans égale dans l'histoire de notre République. Plus de quatre-vingt-dix ans après sa mort, il s'agit de rendre à Dreyfus ce qui lui fut inaccessible de son vivant.
Pour comprendre l'ampleur de cette injustice, il faut entendre la voix de l'homme lui-même. Dans ses lettres écrites depuis la prison du Cherche-Midi, à quelques rues du palais du Luxembourg, Alfred Dreyfus écrivait : « Peut-on imaginer une situation plus épouvantable, plus tragique pour un innocent ? Peut-on imaginer un martyre plus douloureux ? » Il ajoutait : « Ce ne sont pas les souffrances physiques que je crains ; celles-ci n'ont jamais pu m'abattre, elles glissent sur ma peau. Mais c'est cette torture morale de savoir mon nom traîné dans la boue, le nom d'un innocent, le nom d'un homme d'honneur. »
Plus encore que dans sa chair, Dreyfus souffrit dans sa dignité. Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation la lui rendit et, avec elle, son innocence et son honneur. « De l'accusation portée contre lui, rien ne reste debout », jugeait-elle.
Cependant, la réparation offerte dans la foulée n'a pas été totale. Certes, dès le lendemain, la Chambre des députés le réintégra dans l'armée au grade supérieur, par un vote qui lui attribuait également la Légion d'honneur. Force est de constater que cette réintégration militaire fut incomplète, au moment où Marie-Georges Picquart, son défenseur, était réintégré dans le grade de général de brigade, avec effet rétroactif.
Dreyfus y vit, malgré sa grande pudeur, une injustice qui le conduisit à quitter le service dès 1907, faisant valoir ses droits à la retraite.
Il exprimait alors sa déception : « Je n'avais jamais demandé de faveur dans ma carrière, j'avais essayé d'arriver par mon travail. Après ma tragique et si imméritée condamnation de 1894, je n'ai demandé que de la justice. » Il ajoutait : « Je ne récriminerai jamais, mais je n'abdique rien de ma dignité, pas plus aujourd'hui qu'à l'île du Diable. »
Cette foi inébranlable dans la vérité et dans ses principes, Dreyfus ne l'a jamais perdue, même durant les heures les plus dures de son emprisonnement.
Citons-le encore quand, depuis sa cellule, il envoyait à sa femme, Lucie, une lettre témoignant sa confiance dans la justice et sa foi intacte dans le pays : « J'arrive enfin au terme de mes souffrances, au terme de mon martyre. Demain je paraîtrai devant mes juges, le front haut, l'âme tranquille.
« L'épreuve que je viens de subir, épreuve terrible s'il en fut, a épuré mon âme. […]
« Je suis prêt à paraître devant des soldats, comme un soldat qui n'a rien à se reprocher […]
« Dévoué à mon pays auquel j'ai consacré toutes mes forces, toute mon intelligence, je n'ai rien à craindre. »
Dans une autre lettre, il écrivait : « Je ne crains pas la mort ; je ne veux pas du mépris. »
C'est ce mépris dont vous pouvez aujourd'hui effacer la dernière trace, souverainement, dans un esprit de responsabilité et dans le respect des prérogatives du Président de la République comme du message qu'il a adressé aux Français, le 12 juillet dernier.
La vérité est désormais bien établie, tant sur le plan historique, grâce aux solides travaux de Philippe Oriol, Vincent Duclert et Christian Vigouroux – je pourrai citer bien d'autres auteurs –, que sur le plan administratif.
Il s'agit donc, aujourd'hui, de considérer à nouveau la décision prise par les députés en 1906. Le texte que vous examinez est le prolongement et l'aboutissement de l'esprit de justice et de réparation qui a alors animé les parlementaires. Il parachève l'œuvre de vos prédécesseurs, lorsqu'ils voulurent consacrer par une loi la victoire de la République, matérialisée par la réhabilitation de Dreyfus.
Le Gouvernement salue la qualité des débats menés jusqu'à aujourd'hui. Il rappelle l'importance de l'annonce faite par le Président de la République, le 12 juillet dernier : « À l'occasion l'an prochain du 120e anniversaire de la reconnaissance de l'innocence du capitaine Dreyfus, nous décidons que la date du 12 juillet sera inscrite au calendrier de nos commémorations nationales. »
Ériger le 12 juillet en journée nationale d'hommage, c'est inscrire dans notre calendrier républicain la victoire de la justice et de la vérité sur la haine et l'antisémitisme.
Les annonces du Président de la République, comme le texte qui vous est soumis, prennent à l'évidence un relief particulier au moment où les actes de haine antisémite connaissent une terrible et insupportable progression.
Hannah Arendt avait raison lorsqu'elle vit dans l'affaire Dreyfus – ce déchaînement d'un antisémitisme nouveau – l'annonce des jours sinistres qui allaient suivre.
L'antisémitisme frappe toujours, aujourd'hui, au cœur de notre démocratie. Sachons reconnaître, dans ceux qui en portent l'insoutenable violence, le visage odieux des antidreyfusards, des antirépublicains.
Sachons combattre cette haine avec les mêmes armes que celles qui firent de l'affaire Dreyfus une victoire de notre République.
Sachons garder l'esprit en éveil. Alfred Dreyfus ne fut pas seulement la victime de l'un des plus grands scandales politico-judiciaires de notre histoire : il fut un exemple, un patriote, un grand Français ; un homme debout, refusant le reniement, fidèle à ses devoirs jusque dans l'isolement tragique sur l'île du Diable ; un officier qui choisit de revenir servir la France durant la Grande Guerre au Chemin des Dames, à Verdun, avant d'être promu lieutenant-colonel en 1918, puis officier de la Légion d'honneur.
Alfred Dreyfus est un modèle d'abnégation républicaine et d'engagement combattant au service de la France. C'est ce qu'il faut inlassablement réaffirmer si nous voulons être à la hauteur de la promesse d'une République qui ne cesse jamais de lutter pour la vérité et la justice, c'est-à-dire pour ce qu'elle est.
Alfred Dreyfus a emporté avec lui ses souffrances et sa douleur. On ne peut réparer l'irréparable, mais cela n'enlève rien à notre devoir de faire ce que nous pouvons, modestement, chacun à notre place.
Comme l'a très bien souligné le sénateur Temal dans son rapport, nous sommes ici dans un cas singulier. L'article 13 de la Constitution dispose que le Président de la République, chef des armées, « nomme aux emplois civils et militaires de l'État ». À ce titre, il est le garant des règles qui président à la promotion dans les grades militaires.
Cette proposition de loi revêt donc une dimension absolument exceptionnelle, un caractère aussi unique que le destin d'Alfred Dreyfus – car il ne faut plus jamais qu'il y ait d'affaire Dreyfus. L'effort d'édification intellectuelle de notre République a précisément cherché à ce qu'elle ne puisse plus jamais se reproduire dans notre histoire.
Par vos débats, mesdames, messieurs les sénateurs, vous contribuez à cet hommage que la France doit à la dignité et à l'héroïsme d'Alfred Dreyfus, un homme qui, dans l'épreuve, écrivait à son épouse : « Je te reviendrai meilleur que je n'ai été. » Voilà la promesse d'un homme profondément bon envers sa famille.
La République, elle, doit aussi faire une promesse à l'un de ses fils les plus dévoués : celle de la justice, de la fidélité et de la dignité ; celle de revenir meilleure après avoir reconnu son erreur.
En mon âme et conscience et au nom du Gouvernement, je veux vous dire que la République s'honore toujours – elle n'est d'ailleurs jamais aussi fidèle à elle-même que dans ces moments – lorsqu'elle répare une injustice. (Applaudissements sur l'ensemble des travées.)
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.
M. Rachid Temal, rapporteur de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. « Soldats, on dégrade un innocent ; soldats, on déshonore un innocent. Vive la France, vive l'armée ! »
Voilà, madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, les mots qu'a prononcés Alfred Dreyfus, le 5 janvier 1895, dans la cour de l'École militaire lorsqu'il fut dégradé.
Aux mensonges, aux appels à la haine et à la vindicte antisémite, Alfred Dreyfus répondit par la dignité et même par l'amour : l'amour pour son pays, l'amour pour l'armée, ces deux amours qui ont structuré l'ensemble de sa vie et de sa carrière.
Aujourd'hui que nous sommes appelés à débattre d'une proposition de loi visant à élever à titre posthume Alfred Dreyfus au grade de général de brigade, il me semblait important de commencer mes propos par ceux d'Alfred Dreyfus lui-même.
Cette proposition de loi a été déposée par Gabriel Attal à l'Assemblée nationale. Patrick Kanner a lui aussi déposé un texte de la même teneur, au nom du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain du Sénat.
Nous sommes heureux que cette proposition de loi ait été approuvée de façon unanime à l'Assemblée nationale, avec le soutien du Gouvernement. Nous avons la possibilité, dès ce soir, de faire d'Alfred Dreyfus un général de brigade de l'armée française.
Alfred Dreyfus, c'est d'abord un Alsacien qui a fait le choix de la France quand l'Alsace-Lorraine devenait prussienne.
C'est un Français qui a choisi l'armée, un patriote humaniste, un modèle d'héroïsme, toujours respectueux de son armée et de ses chefs, en dépit des difficultés qu'il a vécues tout au long de sa carrière.
Alfred Dreyfus s'est réengagé à près de 55 ans, durant la Première Guerre mondiale, pour rejoindre ses frères d'armes à Verdun et sur le Chemin des Dames, lors de ces deux moments extrêmement difficiles pour les hommes qui ont servi nos armées.
Alfred Dreyfus est un officier exemplaire et républicain, qui a toujours servi la France. Bref, il est une histoire française.
Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi, en cet instant, de saluer sa famille, notamment Charles, son petit-fils, le dernier à l'avoir connu vivant, mais aussi Michel et d'autres de ses descendants.
Je veux également remercier les trois auteurs de la tribune parue dans Le Figaro, à savoir Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes, Frédéric Salat-Baroux, avocat, et Louis Gautier, président de la Maison Zola-Musée Dreyfus. En relançant l'idée d'une élévation militaire d'Alfred Dreyfus, ils nous ont conduits à nous saisir de ce sujet et à examiner ce texte.
Je salue enfin Charles Sitzenstuhl, député du Bas-Rhin, qui a été rapporteur de cette proposition de loi à l'Assemblée nationale.
Je dirai quelques mots sur l'affaire Dreyfus et le contexte dans lequel elle s'inscrit.
Cette affaire a touché toutes les familles et tous les foyers français de l'époque et a structuré notre pays durablement. C'est un moment dur. La République, alors jeune et prometteuse, a connu beaucoup de crises et a mené un combat permanent contre le conservatisme et la monarchie. La puissance antisémite sévissait alors partout : dans la presse, l'armée et la société, ainsi qu'au Parlement.
C'est un moment où la raison d'État a pris le pas sur l'individu et les droits élémentaires. L'expression d' « intellectuels » est alors apparue. Zola, Jaurès et Clemenceau ont tous été des acteurs majeurs de l'affaire Dreyfus et de l'émergence de cette République nouvelle.
Oui, Alfred Dreyfus a été condamné parce qu'il était juif. Il y a quelques jours, certains, ici même, ont jugé bon de citer Barrès,…
Mme Audrey Linkenheld. Eh oui !
M. Rachid Temal, rapporteur. … qui disait malheureusement : « Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race. » Voilà ce qu'était l'avis de ceux qui ont condamné Dreyfus par antisémitisme.
M. Roger Karoutchi. Jaurès n'a pas été terrible non plus…
M. Rachid Temal, rapporteur. Monsieur Karoutchi, la gauche a fait sa transition :Jaurès, entre autres, a su se transformer et devenir le représentant d'une gauche totalement républicaine. Je parle en tout cas de ma gauche, celle qu'incarne ma famille politique : les socialistes.
L'affaire Dreyfus, c'est avant tout la victoire de la République, de la liberté individuelle face à la raison d'État. Cela aboutira d'ailleurs à la loi concernant la séparation des Églises et de l'État.
Pourquoi faut-il une loi pour élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade ? C'est une question légitime.
Je rappelle d'abord que, dans l'affaire Dreyfus, la loi a toujours été présente. En effet, le Parlement a voté une loi pour qu'Alfred Dreyfus ne soit pas déporté en Nouvelle-Calédonie après sa condamnation, car cela ne semblait pas une peine assez lourde. Il a donc adopté une loi destinée à rouvrir le bagne de l'île du Diable pour l'y incarcérer. Souvenons-nous que Dreyfus a passé là-bas 1 517 jours dans des conditions abominables – il était même mis aux fers la nuit.
Le 13 juillet 1906, deux lois ont été promulguées : si l'une était favorable à Picquart, celle visant Dreyfus était entachée de défaillances. C'est cela qui nous conduit à notre débat d'aujourd'hui.
Je rappelle d'ailleurs à Roger Karoutchi que nous avons cosigné en 2023 une proposition de résolution visant à conférer, à titre posthume, le grade de général au lieutenant-colonel Alfred Dreyfus.
La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui vise deux objectifs, auxquels j'accorde une importance égale : d'une part, bien évidemment, réparer une injustice ; d'autre part, reconnaître un militaire exemplaire et un officier d'exception.
Certes, durant nos débats, certains ont exprimé des interrogations légitimes, qui me semblent toutefois aisément dépassables, au regard tant des précédents que de la nature même de l'acte que nous proposons d'accomplir aujourd'hui.
Disons-le d'emblée : il ne s'agit pas d'un texte de défiance vis-à-vis de l'institution militaire. Au contraire, c'est un texte d'hommage aux militaires d'exception, ce qui est le cas d'Alfred Dreyfus, lui qui n'a jamais trahi ni ses chefs ni l'armée ; il s'est même réengagé pour combattre à 55 ans. Ce texte, en définitive, rend hommage à l'honneur, au courage et à l'unité de l'armée française et de ses hommes.
Il ne s'agit pas de réécrire l'histoire, non plus que de voter une nouvelle loi mémorielle. Nous ne revenons pas sur le passé, qui est clair : Alfred Dreyfus a été innocenté. Quand bien même un ancien candidat à l'élection présidentielle s'interrogeait encore en 2022, Alfred Dreyfus est innocent. Il s'agit ici de réparer une injustice.
Madame la ministre, vous avez à juste titre évoqué l'article 13 de la Constitution : le Président de la République ne peut procéder à cette nomination. Il en était d'ailleurs de même en 1906.
En votant ce texte, nous ne défendrons pas d'éventuels intérêts des ayants droit : ceux-ci n'en ont aucun.
Des mesures individuelles ont déjà été prises par le passé, en faveur de Clemenceau, de Poincaré ou de Jean Moulin. Gardons à l'esprit que le Parlement n'agit pas seul : c'est bien la Nation française qui élève Alfred Dreyfus.
J'ai entendu de nombreuses interrogations. Nous connaissons tous le capitaine Dreyfus sous ce titre. Qu'en sera-t-il demain ? Il est déjà lieutenant-colonel, il sera général texte adopté, mais, pour le plus grand nombre, il restera le capitaine Dreyfus. Cela ne pose aucune difficulté.
Je pourrais également citer l'exemple du général Catroux, à qui une loi, adoptée en conseil des ministres, sous la présidence du général de Gaulle, a permis de rester dans la première section du cadre de l'état-major général de l'armée de terre. Un tel blanc-seing me paraît de nature à rassurer ceux qui s'interrogent, à l'occasion de la proposition de loi que nous examinons, sur l'esprit de la Vᵉ République.
Quand beaucoup croyaient Dreyfus coupable, notamment les deux chambres, le Sénat a joué un rôle déterminant, aux côtés de la famille et des journalistes. Je songe ici au premier vice-président Auguste Scheurer-Kestner, auquel ce combat coûta son poste, ainsi qu'à Ludovic Trarieux, qui fut cofondateur de la Ligue des droits de l'homme. Je tiens aussi à exprimer, à titre personnel, toute mon émotion et ma fierté d'être le rapporteur de ce texte historique.
Pour autant, si elle est nécessaire, la réparation n'est pas suffisante. Nous allons voter aujourd'hui cette proposition de loi aujourd'hui, c'est mon souhait, mais il faut, à mon sens, aller plus loin. À l'instar de ce qui vient d'être fait pour Robert Badinter, une panthéonisation symbolique, par un geste, par un objet, me semble essentielle. Elle devra concerner Alfred Dreyfus lui-même, mais aussi sa femme Lucie et son frère Michel, qui ont été, durant très longtemps, des acteurs majeurs de la lutte pour la reconnaissance de l'innocence d'Alfred.
Je salue la décision de la position du Président de la République de faire du 12 juillet une journée de commémoration nationale pour Alfred Dreyfus, pour la victoire de la justice et de la vérité contre la haine et l'antisémitisme. Personne ne saurait aujourd'hui contester la nécessité de réaffirmer la légitimité républicaine du combat contre l'antisémitisme, contre tous ceux qui propagent cette haine et qui fracturent ainsi notre pays.
Nous proposerons dès aujourd'hui que le Président de la République promulgue cette loi le plus rapidement possible. Le 11 novembre serait idéal : cette date aurait du sens, s'agissant d'un ancien combattant de la Première Guerre mondiale.
Alfred Dreyfus incarne, comme d'autres, l'amour de la France, ce projet politique qui rassemble et fédère tous ses enfants. Le général de Gaulle disait : « Je ne connais que deux catégories de Français, ceux qui ont fait leur devoir et ceux qui ne le font pas. » Alfred Dreyfus a fait son devoir.
Mes chers collègues, il nous revient aujourd'hui d'agir, pour que, demain, nous puissions dire à tous les hommes de troupe, aux sous-officiers, aux officiers, que dans le panthéon des grands militaires français est inscrit le nom d'Alfred Dreyfus.
Nous devons aujourd'hui faire notre devoir de parlementaires. (Applaudissements sur l'ensemble des travées.)
Mme la présidente. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Akli Mellouli.
M. Akli Mellouli. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je salue la famille d'Alfred Dreyfus présente en tribune.
Nous sommes réunis autour d'un projet de loi qui porte non seulement une réparation symbolique, mais un message de vérité et d'espérance pour notre République : la Nation française propose d'élever à titre posthume Alfred Dreyfus au grade de général de brigade.
L'affaire Dreyfus n'est pas un simple fait de l'histoire ; elle est le symbole moderne d'une injustice d'État, d'une machination qui a sacrifié un être humain sur l'autel des préjugés et des représentations excluantes.
Au-delà de l'erreur judiciaire, elle incarne la trahison de la République envers ses idéaux. Celle-ci, qui était censée être garante de liberté, d'égalité et de fraternité, a failli à ses promesses quand elle a tourné le dos à l'un de ses enfants parce qu'il était juif. En refusant de voir en lui un citoyen à part entière, on a commis un crime moral, on a confisqué sa liberté, on a nié sa dignité.
L'affaire Dreyfus est un rappel brutal : nos valeurs doivent demeurer vivantes et non se transformer en formules mortes. Dès lors que l'on abandonne la justice pour céder à la peur, aux cris de l'opinion ou à l'intérêt des uns ou des autres, on dévoie la République elle-même.
Cet homme auquel on a refusé le droit élémentaire à la présomption d'innocence doit constituer la boussole morale de tous les républicains, de tous les humanistes. L'injustice qu'il a subie n'est en effet pas confinée à son époque ; elle s'adresse à nous tous.
Quand un citoyen est discriminé en raison de son sexe, de sa couleur de peau, de ses croyances ou de ses origines ; quand une femme est traitée différemment à cause de son genre ; quand une personne est exclue ou jugée à l'aune de ses origines ; quand une foi devient une marque d'infériorité dans le regard de la loi ou de la société, alors Alfred Dreyfus doit se lever dans notre mémoire pour nous rappeler que la dignité est indivisible, que l'égalité n'est pas un artifice et que la fraternité exige de l'audace : celle de contrer les haines, de rétablir la justice et de réparer les blessures.
Le destin de Dreyfus montre que les institutions militaires ne sont pas immunisées contre les influences de l'époque ni contre les préjugés. Notre armée doit constituer un modèle de cohésion et d'intégrité dans lequel chaque soldat, quels que soient son parcours et ses croyances, est respecté et protégé.
Il s'agit non pas de magnifier une figure historique, tel un reliquat d'un autre temps, mais d'en faire un symbole vivant pour l'armée moderne, une armée diverse, éthique, qui sait qu'elle n'est forte que si elle est juste.
Élever Dreyfus au rang de général, ce n'est pas seulement réparer une injustice, c'est rappeler que l'honneur militaire est indissociable de l'exigence morale. C'est rappeler que l'armée doit être la gardienne des valeurs républicaines, et non de privilèges ou de favoritismes.
Certes, le geste que nous faisons pour promouvoir Dreyfus ne compense pas la douleur vécue, pas plus qu'il ne rétablit les années volées, mais il constitue une reconnaissance publique, solennelle, un acte moral qui dit que la République reconnaît ses fautes, les assume et tente de les réparer.
Il ne doit pas pour autant demeurer cantonné au texte, mais trouver une incarnation concrète, visible, tangible pour les citoyens, pour les générations futures. C'est pourquoi je propose que la statue de Dreyfus, œuvre de Tim, soit installée dans la cour de l'École militaire, à l'endroit même où eut lieu sa dégradation le 5 janvier 1895.
C'est d'ailleurs cet emplacement qui avait été envisagé lorsque cette sculpture fut commandée en 1985, mais le ministre de la défense de l'époque refusa. C'est pourquoi elle se trouve aujourd'hui boulevard Raspail, en un lieu discret, comme s'il s'agissait d'une honte.
Plus qu'une formalité, ce déplacement représenterait une réparation pleine et entière, une reconnaissance que l'injustice commise, précisément en ce lieu, ne saurait être oubliée, mais doit être affrontée. Installer la statue du général Dreyfus à cet endroit, c'est inscrire dans la pierre la vérité que l'on a tenté de nier.
Mes chers collègues, ce projet d'élévation posthume ne doit pas être regardé comme un geste nostalgique ou décoratif : c'est un moment politique, moral et historique. En élevant Alfred Dreyfus à la dignité qu'il méritait, nous proclamons que la République ne renonce pas à son exigence de justice, que la vérité doit triompher du silence, que l'humain ne sera jamais sacrifié sur l'autel des préjugés.
Je vous invite donc solennellement à associer à ce geste légal une matérialité forte : l'installation de sa statue dans la cour de l'École militaire, en ce lieu même où l'ignominie fut commise. Que cette cour, jadis théâtre de la plus grande injustice, devienne l'emblème d'une République capable de se regarder, de se corriger, de s'honorer. Puisse ce geste résonner comme un acte de foi en notre devenir national, pour que plus jamais un citoyen ne soit exclu, jugé ou humilié pour ce qu'il est.
Qu'Alfred Dreyfus, élevé à titre posthume, soit pour nous une boussole : pour nos institutions, pour notre armée, pour chaque enfant de la République. (Applaudissements sur l'ensemble des travées.)


