Deuxième volet du rapport d'étape présenté par M. Bruno Bourg-Broc, lors de la réunion de la commission de l'éducation, de la communication et des Affaires culturelles, relatif au français dans les institutions internationales : le cas de Genève
À Châlons-en-Champagne, au mois d'avril dernier, je vous ai présenté un pré-rapport sur le français dans les institutions européennes. Au cours du débat, il m'a été demandé de présenter à Niamey un nouveau volet de ce rapport portant cette fois sur les institutions internationales.
Je me suis donc rendu, le 17 juin dernier, à Genève, afin de rencontrer des diplomates et des hauts fonctionnaires de l'Office des Nations unies et de ses institutions spécialisées. Je vous en présente aujourd'hui le compte-rendu.
Entretien avec M. Hervé Cassan, Représentant Permanent de l'OIF auprès des Nations unies à Genève
M. Hervé Cassan a tout d'abord rappelé que l'OIF disposait de quatre représentations permanentes : auprès de l'Office des Nations unies et de ses institutions spécialisées à Genève, auprès de l'ONU à New York, à Bruxelles et à Addis-Abeba. À Genève, seule l'OMC est exclue du champ d'action de la Représentation permanente, car cette institution passe elle-même ses accords de coopération avec les autres organisations. Mais, en raison du conflit israélo-arabe, elle n'accorde plus aucun statut d'observateur, ce qui fait que l'OIF n'a pu l'obtenir.
Pour M. Hervé Cassan, la situation du français à Genève est bonne. Dans la plupart des organisations, il existe une véritable tradition francophone : au BIT, au Haut Commissariat des droits de l'homme, à la CNUCED... En revanche, l'OMS, longtemps francophone, est passé à l'anglais. Quoi qu'il en soit, il est indubitable que l'on constate une évolution lente mais régulière vers l'anglais dans toutes les institutions.
Dans beaucoup d'entre elles, le français est la langue de la convivialité. On le parle dans les cafétérias. Dans les bureaux, la langue parlée est celle du chef. Or, les fonctionnaires francophones de haut niveau ne sont pas suffisamment nombreux. Pour la France par exemple, les énarques refusent de faire une partie de leur carrière dans les institutions internationales.
Par ailleurs, on constate que si les postes occupés par des francophones augmentent, ceux qui les occupent oublient très vite la cause de la francophonie. Il n'en demeure pas moins que les « alliés objectifs » de la cause francophone restent les fonctionnaires internationaux. Il convient donc de les valoriser et de favoriser leurs associations, de placer dans les organisations des jeunes diplomates, et de défendre l'idée que la francophonie est un élément de la diversité culturelle.
M. Hervé Cassan a aussi rappelé que, dans la plupart des organisations, l'anglais utilisé était un anglais spécifique, avec des soubassements romains. Seule, l'OMC a une véritable tradition anglo-saxonne, en raison de la longue absence de la France et des pays africains. Je reviendrai sur ce point.
Quelles sont, dans ces conditions, les recommandations de M. Hervé Cassan ?
Pour lui, il n'y a pas de problème particulier à Genève, qui est une ville complètement francophone, sans querelles linguistiques. Les actions possibles, pour renforcer la place du français dans les institutions internationales, consisteraient donc à :
- renforcer le rôle de l'OIF ;
- se pencher sur la place du français à l'OMS. Il conviendrait notamment de mettre en place une structure francophone, par exemple un secrétariat, pour favoriser les négociations internationales, en commençant par celles de Cancun. Une telle logistique en appui des pays francophones participants, notamment africains, permettrait de défendre la diversité des langues ;
- favoriser le recrutement de fonctionnaires, sinon par le biais de l'ENA, du moins dans le cadre de filières secondaires ;
- enfin, encourager les associations de fonctionnaires internationaux.
Entretien avec M. Bernard Kessedjian, Représentant Permanent de la France auprès de l'Office des Nations unies à Genève
M. Bernard Kessedjian a tout d'abord formulé deux constats :
- Genève est une ville complètement francophone, avec une tradition culturelle française, dans laquelle les fonctionnaires internationaux sont parfaitement insérés,
- l'érosion du français dans les institutions internationales est une réalité. L'usage des deux langues de travail, français et anglais, disparaît pour des raisons de commodité et d'économie, et parce que l'usage du français est difficile à imposer car il expose immédiatement à des demandes reconventionnelles.
M. Kessedjian identifie trois causes principales :
- l'élargissement de l'Europe qui, en passant à quinze membres, a réduit la part du français de 80 à 20 %.
- la faiblesse des contributions financières volontaires de la France aux organismes des Nations unies. Au quatrième rang pour les contributions obligatoires, la France passe au 17e ou 18e rang pour les contributions volontaires. Or, ces contributions volontaires constituent un élément de pression dont usent de nombreux pays, y compris ceux qui ne payent pas leurs contributions obligatoires.
- l'absence de tout militantisme francophone comparable au militantisme anglophone ; les francophones considèrent qu'il s'agit d'un combat d'arrière-garde et il n'y a pas de véritable volonté politique de la part de la France et des pays francophones de défendre leur langue.
Pourtant, le Représentant Permanent de la France ne considère pas qu'il s'agisse d'une cause perdue. Il propose plusieurs types d'intervention :
- que la France reprenne un certain poids au sein d'organisations comme le HCR, l'OMS, le OCR, ou le BIT en augmentant ses contributions volontaires : celles-ci pourraient utilement s'établir à 50 millions €.
- que les diplomates et les fonctionnaires payent de leur personne, par exemple en prenant la présidence de groupes de travail.
- que les pays francophones se montrent plus exigeants face à leurs fonctionnaires nationaux, voire internationaux. Cette exigence pourrait aller jusqu'à la prise de sanctions.
- enfin, que les représentants permanents exigent le respect des textes et des traditions.
Pour M. Kessedjian, il conviendrait également d'ouvrir plus largement les universités françaises, de relancer le programme des bourses et de mettre en place des programmes « d'élitisme francophone ». Citant l'exemple de l'absence de lycée français à Genève et du manque de capacité de celui de Fernet Voltaire, il a suggéré de développer l'implantation d'établissements français. Il a également indiqué qu'il serait souhaitable d'utiliser plus largement et mieux le programme de financement des jeunes experts associés (JPO). Ce programme, relayé par l'OIF, est utilisé de façon trop parcimonieuse et avec des délais de réponse trop importants. Or, ces jeunes experts ont vocation à intégrer l'organisation à la fin du programme.
En conclusion, M. Bernard Kessedjian s'est félicité du dynamisme nouveau de l'OIF ainsi que du rôle du groupe des ambassadeurs francophones.
Entretien avec MM. Dizier et Stroot, du Département Information et Relations extérieures de l'OMS
Pour les représentants de l'OMS, la situation est très variable suivant les organisations. À l'OMS, on observe une utilisation grandissante de l'anglais. Les causes en sont multiples :
- on constate d'abord une coupure réelle entre la ville de Genève et le monde des organisations internationales, ce dernier étant très coupé des réalités ;
- une volonté délibérée, au cours des dernières années, de délaisser le français au profit de l'anglais ;
- des raisons financières ; nos interlocuteurs ont, eux aussi, souligné les conséquences de la faible contribution française au budget extraordinaire de l'OMS, et cela bien que les services de traduction relèvent du budget ordinaire auquel la France contribue ;
- le désintérêt des scientifiques pour l'usage du français, alors que les aspects culturels de la santé constituent une donnée importante ;
- l'absence, dans les postes importants, des africains francophones, soit parce qu'ils n'ont pas connaissance des postes, soit parce qu'ils ne répondent pas aux conditions de recrutement.
Cela conduit à certaines aberrations. Par exemple des informations sur le virus Ebola, rédigées au départ en français, ont été diffusées en anglais, alors même que les pays africains concernés ne pratiquent pas cette langue.
Mes deux interlocuteurs ont cependant noté quelques améliorations, par exemple avec la traduction en français d'une partie du site Internet rédigé d'origine en anglais, ou avec les encouragements de la hiérarchie à suivre des cours de langue.
Ils regrettent cependant que la France ne se montre pas assez vigilante, alors que le français est la seule langue à pouvoir rivaliser avec l'anglais. Leurs solutions sont les suivantes :
- imposer le respect du règlement ;
- faire des démarches conjointes aux pays francophones pour rappeler la place du français ;
- prendre mieux en considération les revendications africaines ;
- enfin, mettre en avant les avantages de la diversité culturelle apportée par l'usage de deux langues de travail.
Entretien avec M. Charles Dan, membre du cabinet du directeur général du BIT
M. Charles Dan considère que le bilan de l'usage du français au BIT est satisfaisant. Le directeur général, lui-même trilingue, est favorable au plurilinguisme. Les trois langues de travail sont l'anglais, le français et l'espagnol. Il existe par ailleurs une association, de création récente, des fonctionnaires francophones. Les annonces de recrutement sont faites dans les trois langues et les entretiens dans l'une d'entre elles, au choix du candidat. L'usage du français ne suscite pas de débat particulier au sein de l'OIT. Certains se plaignent cependant de délais de traduction trop longs. Le coût du plurilinguisme n'est généralement pas évoqué, d'autant que les conférences sont prises en charge financièrement par les Gouvernements.
Cependant, la prééminence de l'anglais est réelle, notamment dans les réunions informelles, pour les publications ou dans les comités de rédaction d'où sont peu à peu expulsés les experts qui ne parlent pas anglais.
Pour M. Charles Dan, il est néanmoins nécessaire de faire preuve de vigilance.
Au cours d'un déjeuner organisé à la résidence par l'ambassadeur 7 ( * ) , M. Bernard Kessedjian, les points suivants ont été abordés :
- le blocage du statut d'observateur à l'OMC, en raison des positions de la Ligue arabe, qui empêche l'OIF de suivre les travaux ;
- la production de documents rédigés essentiellement en anglais par l'Europe ;
- la proportion insuffisante de francophones aux postes-clés des organisations internationales et le fait que certains d'entre eux n'embrassent pas la cause de la francophonie ;
- et surtout le rôle de l'OIF.
Ce dernier point a été particulièrement discuté. Il a notamment été suggéré que l'OIF, comme le fait déjà le Commonwealth, apporte aux délégations francophones un appui logistique. Des séminaires pourraient également être organisés pour aider à comprendre les sujets abordés, notamment dans la perspective des négociations de Cancun. Le financement de cette structure pourrait être discuté à l'occasion de la prochaine Conférence Ministérielle de la Francophonie. Il faudrait également faire en sorte que l'OIF participe en tant que telle aux travaux de l'OMC, par exemple en l'intégrant dans une délégation. L'idée a également été lancée de faire avancer la francophonie politique en recherchant des points de convergence francophone, par exemple l'exception culturelle, afin de constituer, pour les négociations, un groupe de pression francophone.
Entretien avec M. Ulrich Von Blumenthal, Conseiller juridique chargé d'un rapport sur le multilinguisme à l'ONUG, et M. William Bunch, chargé du service des Conférences
Mes interlocuteurs ont tout d'abord souligné que Genève était le seul siège des Nations unies dans un environnement francophone. Cela détermine la langue des employés locaux. Pour cette raison, le service juridique où exerce M. Von Blumenthal travaille essentiellement en français. Pour les conférences, les langues utilisées sont celles déterminées par le règlement de la conférence soit 6,3 ou 5 langues dont, toujours, le français.
À l'ONU Genève, le français est indispensable car tous les travaux se font en deux langues. Mes interlocuteurs ont cependant évoqué plusieurs problèmes : la présence de non francophones dans des postes de haut niveau, l'emploi de l'anglais par les Suisses alémaniques, la place grandissante des documents en anglais, ou encore la volonté délibérée de certains Français de parler anglais. Il conviendrait en conséquence que les pays francophones, et d'abord la France, soient vigilants sur ces points.
Ils ont également souligné que les fonctionnaires internationaux ne pensaient plus dans des catégories nationales. Leurs motivations de privilégier une langue sont autres.
Citant leurs exemples personnels, MM. Von Blumenthal et Bunch, l'un Allemand, l'autre américain, ont souligné l'intérêt culturel de défendre le français. Pour eux, ce combat est le symbole de l'usage de langues différentes. Il constate qu'aux Nations unies beaucoup de fonctionnaires aiment les langues. Pour eux, la solution passe donc par l'apprentissage des langues, rendu facile à l'ONU Genève grâce à des aménagements d'horaires. Ils ont aussi suggéré que l'OIF interviennent pour pousser les fonctionnaires les plus hauts placés à suivre des cours de langue.
En conclusion, ils ont remarqué que la situation à Genève était très différente de celle de New York.
Entretien avec M. Alain Frank, directeur de la division des Relations extérieures à l'OMC
M. Alain Frank a tout d'abord dressé l'historique de la situation dégradée de la francophonie à l'OMC. Il a rappelé que la situation actuelle trouve son origine dans l'échec du projet d'organisation mondiale du commerce de 1947, remplacé par le traité du Gatt, d'initiative anglo-saxonne, dont la France, poussé par un patronat protectionniste, s'était longtemps tenue éloignée. Les pays africains, privilégiant les accords préférentiels, n'y participaient pas non plus. Les choses changent depuis 1995 avec la création de l'OMC. Les pays en voie de développement ont également demandé, à partir de 1991, à participer aux négociations multilatérales. Ainsi, l'Afrique est présente dans le cycle de Doha et demande qu'on l'aide à négocier. C'est ce que commence à faire l'OIF.
Pour M. Frank, la francophonie n'est pas une cause perdue. Le français reste une langue officielle et importante. Elle le sera d'autant plus que la France et les pays francophones seront actifs.
Mais les francophones, pour les raisons historiques déjà évoquées, sont peu nombreux dans l'administration de l'OMC. Même aujourd'hui, où la France est plus active, les francophones rentrent en petit nombre car ils ne sont pas formés au commerce international.
M. Alain Frank a indiqué qu'il vivait dans un univers francophone, et que les Anglo-Saxons vivaient eux-mêmes dans un univers Anglo-Saxon. Il a observé que les associations de fonctionnaires francophones n'étaient pas beaucoup aidées.
Il a également abordé le débat en cours sur l'ouverture de l'OMC à d'autres langues. Les langues de l'OMC sont actuellement l'anglais, le français et l'espagnol. Il serait question de les ouvrir au chinois, au russe et à l'arabe, ce qui aurait pour conséquence inéluctable le passage au tout anglais. Cela ne s'est pas encore fait pour des raisons budgétaires.
En conclusion M. Alain Frank a suggéré :
- de développer les magisters de commerce international dans les universités francophones ;
- de mener une politique agressive dans le domaine du commerce international ;
- et de développer des synergies entre les pays francophones.
Entretien avec M. Carlos Fortin, secrétaire général adjoint de la CNUCED et M. Christopher Macfarquhar, éditeur en chef
La CNUCED utilise six langues officielles et deux langues de travail, l'anglais et le français. Mais l'anglais est la langue la plus usitée, notamment pour les réunions de secrétariat, même si au quotidien l'anglais et le français sont utilisés à égalité. Pour être embauché, il est demandé d'être bilingue. Toutefois, le rôle de la CNUCED étant d'aider les pays en voie de développement, celle-ci est particulièrement sensible aux besoins des pays francophones, ce qui l'incite à utiliser le français.
La plupart des documents sont cependant rédigés en anglais, et ceux qui ne le sont pas sont traduits très rapidement. En revanche, la traduction vers le français est plus problématique. Dans la mesure où la CNUCED recourt aux services communs de traduction des Nations unies, elle ne maîtrise pas véritablement ses priorités. Seuls les documents préparatoires aux réunions sont traduits rapidement, les autres pouvant attendre au point de ne plus être utile. De même, le site Web connaît un retard de traduction important.
La CNUCED a passé plusieurs accords de coopération avec l'OIF, pour la formation, l'assistance technique, et la diplomatie commerciale afin d'aider les pays les moins avancés à mieux participer aux négociations.
Divers documents et rapports m'ont été remis à cette occasion, mais je n'ai pas encore eu le temps de les dépouiller. Ce sera fait pour le rapport définitif.
L'impression que j'ai de ces entretiens, quant à l'usage du français dans les institutions de Genève, est plutôt mitigée. Toutefois, je n'en ai pas fait la synthèse, car cela me semble prématuré. Le présent compte rendu des rencontres que j'ai eues à Genève ne concerne en effet qu'une partie des entretiens qui me semblent nécessaires avant de rédiger mon rapport. Pour avoir une vision plus exacte de la situation du français dans les organisations internationales, je crois indispensable de rencontrer d'autres interlocuteurs dans d'autres types d'environnements, non francophones comme à Bruxelles ou Genève, mais anglo-saxons, comme à New York, ou plus mêlés, comme à Addis Abeba.
* 7 Participaient au déjeuner, autour de l'ambassadeur, MM. Philippe Séguin et Hervé Cassan, Mme Yolande Bike, ambassadeur du Gabon, M. Mohamed Saleck Ould Mohamed Lemine, ambassadeur de Mauritanie et président du groupe des ambassadeurs francophones ainsi que des hauts fonctionnaires de la RP et d'organisations internationales.