CHAPITRE II -
LES QUESTIONS NUCLÉAIRES
Alors
que les crédits consacrés à l'équipement classique
dans le budget de la défense pour 2002 subissent une forte diminution,
ceux relatifs à la dissuasion nucléaire connaîtront un vif
redressement : + 13 % pour les crédits de paiement et + 22,9 % pour
les autorisations de programme.
Cette situation fait suite à une diminution rapide des crédits du
nucléaire depuis une dizaine d'années, et singulièrement
au cours de l'actuelle loi de programmation.
Avant d'analyser plus en détail cette évolution, qui
répond à l'augmentation des besoins financiers pour la
réalisation de nos principaux programmes, votre rapporteur souhaite
replacer notre force de dissuasion dans le contexte stratégique
international. Il est clair que les événements du
11 septembre dernier et la matérialisation du risque terroriste,
mais aussi l'ensemble des questions liées à la
prolifération et à la contre-prolifération, conduisent
à s'interroger sur le sens profond de notre effort d'entretien et de
modernisation des forces nucléaires.
I. LA DISSUASION NUCLÉAIRE DANS LE CONTEXTE GÉOSTRATÉGIQUE ACTUEL : PERMANENCE ET ÉVOLUTIONS
En
frappant les Etats-Unis au coeur même de leur territoire national et en
leur infligeant un dommage massif, les attentats du 11 septembre ont
matérialisé, avec un degré d'intensité que l'on
aurait eu peine à imaginer, l'émergence de la menace terroriste.
La place désormais acquise par des organisations non-étatiques
dans les questions de sécurité internationale contribue, avec
d'autres évolutions telles que la prolifération dans le domaine
balistique et dans celui des armes de destruction massive, à modifier le
panorama stratégique mondial.
Un débat s'est ouvert, entre ceux qui décèlent une
« rupture », remettent en cause les analyses qui fondent
nos politiques de défense, et ceux qui ne voient dans les
événements actuels qu'une évolution très largement
prise en compte dans les concepts stratégiques définis dès
la fin de la guerre froide.
La dissuasion nucléaire est largement concernée par ce
débat. Faut-il voir dans les milliers de morts de New York et Washington
la démonstration qu'elle ne répond plus aux besoins de protection
face à ces menaces nouvelles ? Garde-t-elle au contraire sa
pertinence dans un contexte international où les menaces nouvelles
s'ajoutent -et ne se substituent en rien- aux menaces traditionnelles ?
Sans trancher ce débat qui dépasse largement le cadre de cet avis
budgétaire, votre rapporteur souhaiterait simplement rappeler une
réalité, à savoir que le monde reste dominé par le
fait nucléaire. La dissuasion nucléaire ne peut donc être
du jour au lendemain reléguée au rang des outils dépourvus
d'utilité. Cela ne signifie pas que, dans ses composantes comme dans la
doctrine qui la sous-tend, la dissuasion nucléaire doive restée
figée dans les choix opérés il y a plusieurs
décennies, aux temps de la guerre froide. Elle doit au contraire
s'adapter au nouveau contexte.
A. LE MONDE RESTE DOMINÉ PAR LE FAIT NUCLÉAIRE
S'il
semble indispensable de tirer tous les enseignements des
événements de septembre dernier, il serait dangereux d'en faire
le prisme unique de nos analyses. Comme nous avons pu le constater au cours de
la dernière décennie, les crises se succèdent sans
nécessairement se ressembler. Ce n'est donc pas à la
lumière de la dernière d'entre elles que notre politique de
défense doit être définie, mais en fonction de
données beaucoup plus permanentes intégrant toute la
variété des menaces.
Il n'est pas inutile de rappeler que, dès 1994, le
Livre blanc de la
défense
consacrait un long développement aux
«
vulnérabilités nouvelles »,
au
premier rang desquelles figure le terrorisme, considéré comme
«
la principale menace non militaire qui soit en mesure d'affecter
notre sécurité ».
Ce thème était
repris dans le rapport annexé de la loi de programmation militaire
1997-2002.
Aucune incompatibilité n'était donc ressentie entre la prise en
compte du risque terroriste et le maintien du concept de dissuasion
nucléaire, et ce pour deux raisons :
- il n'a jamais été dans la vocation de la dissuasion
nucléaire de parer à toutes les menaces, et notamment à la
menace terroriste,
- la menace terroriste n'est qu'une caractéristique, parmi d'autres,
d'un environnement international incertain où coexistent de nombreux
facteurs de risque et d'insécurité et dans lequel la dissuasion
nucléaire conserve sa pertinence comme garantie ultime des
intérêts vitaux.
Le monde reste en effet dominé par le fait nucléaire. Les deux
grandes puissances conservent des arsenaux considérables, bien qu'en
voie de réduction, et à leurs côtés, des puissances
nucléaires, reconnues ou non, renforcent les leurs.
Parallèlement, tous les instruments de désarmement
nucléaire et de non prolifération sont aujourd'hui au point mort.
• Les forces nucléaires des Etats-Unis et de la Russie :
réduction quantitative, amélioration qualitative
La réduction des armements nucléaires russes et américains
a été engagée dans le cadre des
accords START
.
L'accord START I, signé en 1991, avait défini pour chacun des
deux pays un niveau de 6 000 têtes nucléaires, objectif
pratiquement atteint aujourd'hui. La ratification par la Douma du traité
START II, le 14 avril 2000, bien que conditionné au respect par les
Etats-Unis du traité ABM, avait ouvert la voie à une nouvelle
diminution (3 000 têtes nucléaires pour la Russie et 3 500
pour les Etats-Unis à l'horizon 2007) et à la négociation
d'un nouveau traité START III, fixant des objectifs encore
inférieurs.
L'
arrivée de la nouvelle administration américaine
a
partiellement changé la donne. Le principe de réductions
très significatives va de pair, dans l'esprit des responsables
américains, avec le développement de moyens défensifs,
c'est à dire le système de défense anti-missiles. La mise
en oeuvre de ces réductions semble désormais liée à
la modification, voire à l'abandon du traité ABM, et paraît
plutôt envisagée sous la forme de
décisions
unilatérales
.
C'est dans ce contexte que lors de sa rencontre avec Vladimir Poutine, le 13
novembre dernier, le président Bush a annoncé son intention de
réduire des deux-tiers dans les dix années à venir les
forces nucléaires américaines
, qui ne comporteraient plus que
1 700 à 2 200 têtes nucléaires.
Le
même jour,
le président russe
, qui préconise depuis
plusieurs mois une réduction drastique des deux arsenaux à
hauteur de 1 500 têtes nucléaires,
a lui aussi
proposé de réduire d'au moins deux-tiers l'arsenal de son
pays
.
Ces annonces spectaculaires restent désormais à clarifier, la
Russie souhaitant leur formalisation dans un traité alors que les
Etats-Unis ont déjà fait part de leurs réticences
vis-à-vis de textes trop contraignants. Par ailleurs, toutes les
décisions en ce domaine restent suspendues au débat
américano-russe sur le devenir du traité ABM et le
déploiement de la défense antimissiles.
Afin d'
éviter tout contresens sur la signification de cette
importante inflexion des politiques américaine et russe
, votre
rapporteur croit utile d'apporter plusieurs précisions.
Tout d'abord, même si le principe de ces réductions est
confirmé dans les prochains mois,
les Etats-Unis et la Russie
continueront à disposer, pour plusieurs années encore, d'arsenaux
considérables
.
Pour ces deux pays, la poursuite de la réduction des arsenaux
engagée dans la dernière décennie répond au souci
premier de ne pas avoir à maintenir dans leurs forces nucléaires
un trop grand nombre d'
armes anciennes
dont les coûts de maintien
en condition pèsent lourdement sur les budgets sans pour autant que leur
fiabilité et leur sûreté soient parfaitement garanties.
Elle ne remet pas en cause les choix fondamentaux qui fondent l'architecture
même de ces forces nucléaires. Les deux pays continueront à
s'appuyer sur la flexibilité d'un arsenal fondé sur la triade
nucléaire : missiles balistiques sol/sol intercontinentaux,
sous-marins, bombardiers. Les Etats-Unis conservent par ailleurs
intégralement les possibilités de reconstituer un arsenal plus
important et, outre la triade, ils disposent d'une gamme d'armes
nucléaires de puissance variable prêtes à s'intégrer
dans leurs forces. Ils conservent également la possibilité de
retraiter des matières nucléaires en cas de besoin, ainsi que
d'effectuer des essais nucléaires, les installations étant
simplement « mises sous cocon ».
Mais surtout,
les Etats-Unis comme la Russie restent engagés dans des
programmes de modernisation de leurs forces nucléaires
qui doivent
en améliorer les performances.
Les Etats-Unis procèdent à de nombreuses améliorations sur
leur missile balistique sol/sol intercontinental Minuteman III, qui
bénéficiera d'un nouveau système de guidage et sera
doté de têtes nucléaires plus modernes. La composante
maritime verra quatre SNLE supplémentaires équipés du
missile Trident II alors qu'une nouvelle génération de SNLE et de
missiles balistiques sont à l'étude pour l'horizon 2015.
En Russie, les contraintes financières ne remettent pas en cause les
projets d'évolution de la composante sol/sol, avec la mise en place de
missiles Topol (SS27) plus performants, alors qu'un SNLE de nouvelle
génération, le Borey, équipé d'un nouveau missile
balistique, est en cours de construction. Un projet de bombardier à long
rayon d'action est également en cours d'élaboration pour un
horizon 2010.
• La montée en puissance des autres nations nucléaires
Parmi les puissances militaires reconnues, seule
la Chine n'a pas
diminué son arsenal nucléaire
qui, au contraire, irait
plutôt en augmentant, surtout qualitativement. Elle détiendrait
aujourd'hui environ 300 têtes nucléaires stratégiques,
auxquelles s'ajouteraient 150 têtes tactiques non
déployées. L'arsenal chinois comporte trois composantes
(aérienne, terrestre et sous-marine), mais repose surtout sur les moyens
basés au sol. Les
missiles balistiques sol-sol
à
propulsion liquide vont être
remplacés par des engins à
propulsion solide
: le missile Dongfong 21, de 1700 km de
portée, adapté à un lanceur mobile, le Dongfong 31, lui
aussi mobile, mais d'une portée de 8 000 km, testé avec
succès à l'été 1999 et le Dongfong 41, de
12 000 km de portée, qui pourrait emporter des charges multiples.
Un
SNLE de nouvelle génération
, équipé d'un
missile dérivé du Dongfong 31, remplacera vers 2005 l'unique SNLE
chinois, l'objectif étant, à terme de disposer de 4 à 6
SNLE. La Chine modernise également sa flotte de
bombardiers
stratégiques
.
Après les 5 essais nucléaires du mois de mai 1998, qui ont
confirmé ses capacités de production de matières
nucléaires et de réalisation d'armes, l'
Inde
semble
déterminée à développer un arsenal complet
dont la finalité principale est la dissuasion vis-à-vis de la
Chine. Elle poursuit la réalisation d'un ambitieux programme de mise au
point de missiles balistiques avec le Prithvi et surtout l'Agni, missile
stratégique à propulsion solide capable d'emporter une charge de
l'ordre d'une tonne sur une distance de 2 500 kilomètres. C'est la
dernière version de ce missile, l'Agni -2, qui a été
testée en vol en avril 1999.
Le
Pakistan
a lui aussi fait la démonstration de sa
capacité nucléaire militaire en procédant en mai 1998
à des expérimentations souterraines. Il entreprend la
réalisation de têtes pour missiles et a testé au mois
d'avril 1999, peu après le tir indien, un missile balistique Ghauri
à propulsion liquide, mis au point avec l'aide de la Corée du
Nord, d'une portée théorique de 1 500 kilomètres pour une
charge utile de 700 kg, ainsi qu'un missile à carburant solide Shaheen,
inspiré semble-t-il d'une technologie chinoise, d'une portée
théorique de 750 km pour une charge utile d'une tonne.
• Le blocage des instruments multilatéraux de désarmement
et de non-prolifération
L'année 2001 n'aura connu aucun progrès quant à la
perspective de mise en oeuvre des instruments multilatéraux de
désarmement et de prolifération.
La condition requise pour l'entrée en vigueur
du traité
d'interdiction complète des essais nucléaires
, à
savoir sa ratification par les 44 Etats membres de la Conférence du
désarmement possédant des capacités nucléaires de
recherche ou de production d'énergie, n'est toujours pas remplie.
L'Inde, le Pakistan et la Corée du Nord demeurent les trois seuls Etats,
parmi les 44 dont la ratification est requise, à n'avoir pas
signé le traité.
Bien que signataires, la Chine, l'Iran, Israël et l'Egypte ne l'ont pas
ratifié. Enfin, après son rejet par le Sénat le 13 octobre
1999, la ratification par les Etats-Unis est toujours en suspens.
D'autre part, la négociation d'un traité universel,
vérifiable et non discriminatoire d'
interdiction de production de
matières fissiles pour les armes nucléaires
(fissile
material cut-off treaty ou « cut-off »)
n'a toujours
pas pu démarrer, faute d'accord sur le mandat de négociation.
Des divergences sont en effet apparues, notamment entre les puissances
nucléaires reconnues et le groupe des pays non alignés, sur la
prise en compte ou non des stocks de matières fissiles
déjà constituées, les Etats-Unis, la France et le
Royaume-Uni souhaitant l'ouverture d'une négociation selon les termes du
mandat Shannon, agréé en 1995, qui n'inclut pas les stocks de
matières fissiles.
Enfin, la négociation d'un protocole de renforcement de la convention
d'interdiction des armes biologiques a évolué au mois
d'août dernier.
B. POUR UNE DISSUASION ADAPTÉE AU CONTEXTE STRATÉGIQUE INTERNATIONAL
Face aux
évolutions, mais aussi aux permanences de l'environnement international,
comment se présente notre force nationale de dissuasion ?
Tout d'abord, il faut rappeler que notre force de dissuasion est
désormais dimensionnée dans une logique de «
stricte
suffisance ».
La « stricte suffisance » peut se résumer en
trois caractéristiques
: la
permanence à la mer
d'un et, si nécessaire, de deux sous-marins
armés de missiles
stratégiques, une
composante aérienne
à la fois
plus visible et plus souple d'emploi, et des
moyens de simulation
qui
garantissent la fiabilité, et donc la crédibilité des
armes nucléaires en l'absence d'essais en vraie grandeur.
Ces trois éléments forment
un tout cohérent
et on
ne voit guère de palier inférieur à la stricte suffisance
ainsi définie. En deçà de ce palier, nous passerions sous
un seuil critique pour notre crédibilité.
Nos forces nucléaires ont vocation à doter la France de la
capacité d'infliger des dommages inacceptables à tout Etat qui
s'en prendrait à ses intérêts vitaux, «
en
toute circonstance et quelles que soient la localisation ou la nature de la
menace
», selon la formulation retenue le 8 juin dernier par le
Président de la République.
Si le scénario de la guerre froide, c'est à dire la menace d'une
agression aéroterrestre massive contre l'Europe, a peu de chances de se
reproduire à moyen terme, la manifestation d'une menace majeure ne peut
être totalement exclue, dans la mesure où subsisteront dans le
monde et pendant encore longtemps, des arsenaux nucléaires importants,
et d'autres en voie d'accroissement. Dans ce contexte, la dissuasion demeure la
garantie ultime de notre survie face à une toute puissance majeure
hostile et dotée des moyens de mettre en cause notre existence
même. C'est la première fonction de notre armement
nucléaire.
Mais comme l'a reconnu le Livre blanc de 1994, d'autres types de menaces sur
nos intérêts vitaux peuvent apparaître du fait de la
prolifération des armes de destruction massive. Le Président de
la République affirmait dès 1995 que «
seule la
force de dissuasion garantit la France contre l'éventuel recours
à des armes de destruction massive, quelle qu'en soit leur
nature »
. Le premier ministre rappelait en 1999 que l'arme
nucléaire permettait à la France «
de faire face aux
risques liés à l'existence d'armes de destruction massive et de
vecteurs balistiques, en préservant notre liberté de manoeuvre
face à une menace contre nos intérêts
vitaux »
. Dès lors, la modernisation de l'arsenal
nucléaire français doit «
désormais
prendre en considération les armes balistiques et de destruction
massive dont se dotent certaines puissances ».
Ainsi n'est-il
plus possible de résumer le concept français à une
dissuasion du faible au fort : il n'est pas exclu qu'en raison des
développements de la prolifération, des puissances
régionales soient à même, à l'avenir, de mettre en
cause nos intérêts vitaux. Cette idée a été
réaffirmée avec force par le Président de la
République dans son intervention du 8 juin 2001, et face au risque d'un
échec des politiques de non-prolifération, la France
considère que la meilleure réponse demeure celle de la dissuasion
nucléaire.
Le Président de la République a précisé que dans un
tel cas, «
le choix ne serait pas entre l'anéantissement
complet d'un pays ou l'inaction. Les dommages auxquels s'exposerait un
éventuel agresseur s'exerceraient en priorité sur ses centres de
pouvoir, politique, économique et militaire
». Il s'agit,
à cet égard, d'adapter la menace dissuasive à l'enjeu d'un
conflit qui ne serait pas, face à une puissance régionale, notre
survie même. Notre concept ne se résume plus à la
« dissuasion anti-cités » mais évolue vers
une dissuasion « adaptée » à la nature et
à la variété des menaces.
Cette formulation quelque peu nouvelle de la doctrine de la dissuasion
française doit bien entendu inspirer l'adaptation de nos outils de
dissuasion. Nos forces nucléaires doivent être en mesure de
menacer de manière crédible une plus large gamme d'objectifs,
afin de garantir la dissuasion en toutes circonstances. La modulation de la
puissance explosive des têtes nucléaires et le renforcement de
leurs capacités de pénétration, la variété
des types de vecteurs et l'amélioration de leur portée et de leur
précision, sont autant de paramètres qui sont d'ores et
déjà pris en compte pour l'évolution de notre dissuasion.
Ces différents éléments sont au centre des enjeux de la
modernisation de nos forces nucléaires au cours des quinze prochaines
années.