C. LE RESPECT DU FRANÇAIS PAR LES FRANÇAIS À L'HEURE DES VINGT ANS DE LA « LOI TOUBON »
À l'heure où la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française, dite « loi Toubon », fête ses vingt ans, votre rapporteur pour avis a souhaité faire le point sur le recul du français dans deux secteurs hautement stratégiques : l'enseignement et la recherche, d'une part, et les institutions internationales, d'autre part.
1. Le recul incontestable du français dans l'enseignement et la recherche
La présence du français a été très tôt fortement concurrencée dans le domaine scientifique, où colloques et publications se font de plus en plus souvent exclusivement en anglais (dès 1980, l'université d'Orsay organisait un colloque intitulé « Le français chassé des sciences »), comme en matière culturelle (dans l'indifférence quasi générale, le film L'ours de Jean-Jacques Annaud sort en anglais en 1988, comme L'amant , du même réalisateur, en 1992 et ce malgré le soutien financier des pouvoirs publics français) mais également au sein des instances européennes et internationales, en dépit du statut du français comme langue de travail.
Malgré les mesures prises en faveur de la préservation de la place du français dans les secteurs de l'enseignement supérieur et de la recherche, l'anglais confirme sa position hégémonique dans la compétition intense de l'économie de la connaissance. L'enquête ELVIRE (« étude sur l'usage des langues vivantes dans la recherche ») sur l'usage des langues vivantes dans la recherche publique française, pilotée par l'Institut national d'études démographiques (INED), fait état d'un recul préoccupant de la présence du français dans les activités et publications scientifiques de dimension internationale, malgré le dispositif légal en vigueur. En effet, tant pour les échanges scientifiques internationaux que pour le référencement des articles, l'anglais s'avère incontournable.
L'incapacité ou le refus d'utiliser l'anglais comme moyen de la diffusion des résultats de la recherche devient pénalisant pour le rayonnement de la recherche et déboucherait immanquablement sur une marginalisation de nos laboratoires à l'international. Ainsi, selon l'enquête précitée, 81 % des directeurs de laboratoire français dressent le même constat : l'anglais, considéré comme ultra-dominant dans le milieu scientifique, s'est largement imposé dans leurs activités quotidiennes. Un quart des universitaires français ont déjà participé en anglais à des séminaires réguliers ou occasionnels. La proportion s'élève à 55 % chez les chargés de recherche.
Les différences de comportement linguistique restent néanmoins marquées selon les disciplines. Le français est plus que marginal dans les sciences dures puisque seulement 2 % des directeurs de laboratoire interrogés estiment que le français est préféré à d'autres langues dans ce domaine. Il résiste davantage, en revanche, dans les sciences humaines et sociales avec un taux d'utilisation estimé à 23 %. S'agissant des colloques, l'INED signale que seulement 20 % des organisateurs peuvent s'offrir les services d'interprètes au moins une fois dans l'année. À cet égard, c'est un constat général de neutralité des effets du dispositif de la « loi Toubon », inscrit à l'article L. 121-3 du code de l'éducation, qui est fait. Néanmoins, comme le rappelle l'étude précitée de l'INED, « l'étudiant ou le chercheur n'est pas un consommateur à protéger. Au « droit de comprendre » il oppose le devoir d'apprendre » 7 ( * ) . Or, sans évincer le français comme langue de débat, l'anglais s'impose comme langue d'échange et ce, plus que jamais auprès des jeunes générations.
Source : Enquête ELVIRE, INED/Délégation générale à la langue française et aux langues de France
La place du français dans l'enseignement supérieur a fait l'objet de récentes évolutions votées dans le cadre de la loi n° 2013-660 du 22 juillet 2013 relative à l'enseignement supérieur et à la recherche, dont l'article 2 introduit à l'article L. 121-3 du code de l'éducation de nouvelles dérogations au principe de l'enseignement en langue française.
Pour mémoire, en application de l'article 11 de la loi du 4 août 1994 précitée, seules deux catégories d'exceptions étaient autrefois prévues : celles justifiées par les nécessités de l'enseignement des langues et cultures régionales ou étrangères, d'une part, et lorsque les enseignants étaient des professeurs associés ou invités étrangers, d'autre part. Cependant, les écoles étrangères ou spécialement ouvertes pour accueillir des élèves de nationalité étrangère, ainsi que les établissements dispensant un enseignement à caractère international, n'étaient pas soumis à cette obligation.
Notre collègue Dominique Gillot, rapporteure de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication sur le projet de loi relatif à l'enseignement supérieur et à la recherche, rappelait toutefois que cette disposition semblait avoir été largement contournée, indiquant que « d'après les informations fournies par Campus France, il existe aujourd'hui en France 795 programmes proposant des enseignements en anglais, dont 165 sont des formations proposées exclusivement dans cette langue ».
Plusieurs représentants de la communauté éducative et scientifique ont soutenu l'élargissement des exceptions à l'emploi du français dans l'enseignement supérieur, arguant de la nécessité de prendre en compte la réalité des pratiques linguistiques dans la recherche autant que les impératifs de diffusion de la recherche française. A contrario , l'Académie française, comme d'autres, s'est farouchement opposée à ce qu'elle considère comme une atteinte au statut de la langue et un risque pour la qualité de l'enseignement, sans véritable impact sur l'attractivité de notre système éducatif.
Finalement, aux termes de débats parlementaires passionnés, il est désormais possible de déroger à l'obligation d'enseigner en français dans deux nouveaux cas :
- lorsque les enseignements sont dispensés dans le cadre d'un accord avec une institution étrangère ou internationale ou dans le cadre d'un programme européen ;
- pour des cursus et diplômes transfrontaliers multilingues.
Article L. 121-3 du code de l'éducation « I. - La maîtrise de la langue française et la connaissance de deux autres langues font partie des objectifs fondamentaux de l'enseignement. « II. - La langue de l'enseignement, des examens et concours, ainsi que des thèses et mémoires dans les établissements publics et privés d'enseignement est le français. Des exceptions peuvent être justifiées : « 1° Par les nécessités de l'enseignement des langues et cultures régionales ou étrangères ; « 2° Lorsque les enseignants sont des professeurs associés ou invités étrangers ; « 3° Par des nécessités pédagogiques, lorsque les enseignements sont dispensés dans le cadre d'un accord avec une institution étrangère ou internationale tel que prévu à l'article L. 123-7 ou dans le cadre d'un programme européen ; « 4° Par le développement de cursus et diplômes transfrontaliers multilingues. « Dans ces hypothèses, les formations d'enseignement supérieur ne peuvent être que partiellement proposées en langue étrangère et à la condition que l'accréditation concernant ces formations fixe la proportion des enseignements à dispenser en français. Le ministre chargé de l'usage de la langue française en France est immédiatement informé des exceptions accordées, de leur délai et de la raison de ces dérogations. « Les étudiants étrangers bénéficiant de formations en langue étrangère suivent un enseignement de langue française lorsqu'ils ne justifient pas d'une connaissance suffisante de cette dernière. Leur niveau de maîtrise suffisante de la langue française est évalué pour l'obtention du diplôme. « Les enseignements proposés permettent aux étudiants francophones d'acquérir la maîtrise de la langue d'enseignement dans laquelle ces cours sont dispensés. « Les écoles étrangères ou spécialement ouvertes pour accueillir des élèves de nationalité étrangère, ainsi que les établissements dispensant un enseignement à caractère international, ne sont pas soumis à l'obligation prévue au premier alinéa. » |
Il est bien évidemment précipité de tirer le moindre bilan de ce nouveau cadre, dans l'attente des conclusions du rapport sur l'impact des modifications apportées au principe de l'enseignement en français, qui sera transmis au Parlement dans un délai de trois ans, conformément à la loi du 22 juillet 2013 précitée.
2. La place du français comme langue d'influence au sein des organisations internationales
La préservation du multilinguisme au sein des institutions internationales constitue un enjeu crucial pour la France sur le plan diplomatique, au nom du respect de la diversité culturelle et linguistique défendue comme valeur cardinale par la Francophonie multilatérale. Les pouvoirs publics français expriment régulièrement, depuis la fin des années 1990, leur inquiétude face au recul du français aux niveaux européen et international. Le passage de 11 à 24 langues officielles au sein de l'Union européenne a largement contribué à la marginalisation de l'usage du français au profit de l'anglais au sein des organes communautaires. La Commission européenne, le Conseil européen, le Conseil de l'Union européenne et le Parlement européen ont tous enregistré une marginalisation notable de l'utilisation du français comme première langue des échanges ou de rédaction des documents de travail stratégiques ou législatifs depuis 2012. Alors qu'en 1997, le français était la langue de rédaction d'origine de 42 % des documents du Conseil de l'Union européenne, contre 41 % pour l'anglais, le rapport s'est inversé dès 1998 pour atteindre, en 2003, 72 % pour l'anglais et seulement 18 % pour le français. L'obtention des documents dans d'autres langues que l'anglais se raréfie. Le secrétariat général des affaires européennes du ministère des affaires étrangères et du développement international a préparé, par conséquent, un plan d'action stratégique pour l'influence française en Europe afin de sensibiliser les partenaires de la formation des fonctionnaires à cet enjeu (instituts régionaux d'administration, École nationale d'administration, École nationale de la magistrature...).
Dans un contexte d'anglicisation croissante des institutions internationales, le français semble, néanmoins, mieux résister que d'autres langues. L'Assemblée des fonctionnaires francophones des organisations internationales a publié, en 2013, une analyse des pratiques linguistiques sur Internet des organisations internationales qui montre que le français est, avec l'anglais, l'une des deux seules utilisées systématiquement sur chacun des sites concernés par l'étude. Le comportement des hauts fonctionnaires et responsables politiques français, qui se doivent de faire preuve d'exemplarité sur la scène internationale, est déterminant pour le respect du multilinguisme au sein des instances internationales. Il serait utile que les principes posés par la circulaire du Premier ministre du 25 avril 2013 soient, à cet égard, scrupuleusement observés :
« - l'utilisation du français est systématique, dès lors qu'une interprétation dans notre langue est disponible ; lorsque le statut de notre langue le permet, il convient d'exiger cette interprétation, afin d'avoir l'assurance d'être compris ;
- si tel n'est pas le cas, nos représentants peuvent, selon leur compétence, choisir de s'exprimer dans la langue maternelle de leur interlocuteur, dans un souci de valorisation de la diversité linguistique ;
- il n'est fait usage qu'en dernier recours d'une langue tierce, solution qui peut satisfaire des besoins usuels de communication, mais qui s'avère souvent insuffisante pour des échanges approfondis. » 8 ( * )
* 7 HÉRAN, François, « L'anglais hors la loi ? Enquête sur les langues de recherche et d'enseignement en France », in Population & Sociétés , n° 501, juin 2013.
* 8 Délégation générale à la langue française et aux langues de France, Rapport au Parlement sur l'emploi de la langue française , 2013.