II. UN « RÉGIME » TRANSFORMÉ PAR SON EXTENSION, EN UN « STATUT » CONTESTÉ QUI DONNE LIEU À DES CRISES SPECTACULAIRES
Avec la couverture de leur risque chômage par la solidarité interprofessionnelle, les intermittents du spectacle sont placés au même rang que les autres salariés : ils sont compensés temporairement après leur perte d'emploi, par une allocation de retour à l'emploi. L'activité par projet étant par nature intermittente, il est prévisible que la couverture de ce risque soit déséquilibrée : comme pour les autres situations d'emploi précaire (CDD, intérim), c'est bien le surplus de cotisation payé par les salariés en CDI, moins exposés au risque chômage, qui compense le déséquilibre entre dépenses et cotisations pour les emplois précaires.
Cependant, l'extension du recours au « régime » de l'intermittence et l'usage qui en est fait, l'ont progressivement transformé en un « statut » de plus en plus contesté à mesure que son déséquilibre s'accentuait et que les règles des annexes VIII et X apparaissaient plus avantageuses que les autres formes d'emploi précaire.
A. UNE PROGRESSION MASSIVE DE L'ACTIVITÉ CULTURELLE, FACILITÉE PAR UN EMPLOI ARTISTIQUE HYPERFLEXIBLE ET SUBVENTIONNÉ
Depuis les années 1980, le nombre de professionnels du spectacle s'est considérablement accru avec le développement de l'activité culturelle, mais la proportion d'intermittents indemnisé a progressé fortement , d'où ce paradoxe propre à ce qui est devenu le « régime » des intermittents du spectacle : plus l'emploi s'est développé, plus les comptes de l'assurance chômage se sont dégradés. Le développement de l'activité culturelle s'est accompagné d'un morcellement toujours plus fort du marché du travail et d'une économie de projets où de plus en plus d'employeurs, publics autant que privés, n'ont été que des commanditaires ou donneurs d'ordres, sans autre obligation que celles, fortement allégées, du CDDU. À charge, pour l'indemnisation chômage de « boucler » ce fonctionnement hyper-flexible en assurant des revenus de substitution au travail pour les périodes de chômage devenues de plus en plus importantes pour un nombre croissant de salariés que ce « régime » a intégrés.
Depuis les années 1960, la culture a pris une place grandissante dans notre économie nationale, jusqu'à représenter environ 3,2 % du produit intérieur brut (PIB) et 680 000 emplois en 2012 2 ( * ) . Conséquence directe, entre les années 1980 et 2010, les effectifs des professionnels artistiques ont plus que doublé et ceux des professionnels du spectacle ont quadruplé , alors que la population active française progressait du quart 3 ( * ) .
Ces progrès s'expliquent par l'accroissement des dépenses de consommation des ménages pour la culture et les loisirs et, parallèlement, par l'augmentation des dépenses publiques dans la production et la diffusion culturelles. L'État a doublé son budget de la culture au début des années 1980. Les collectivités territoriales ont pris toute leur place dans cet accroissement et leurs crédits représentent désormais les deux tiers des dépenses publiques culturelles 4 ( * ) .
Ce développement a été rendu possible, également, par le morcellement toujours plus grand d'un marché de producteurs astreints à peu d'obligations sociales en matière d'emploi , en vertu des conditions très flexibles du CDDU.
Le morcellement du marché tient à de nombreux facteurs bien identifiés et cumulatifs, en particulier :
- dans le spectacle vivant, la création de nouvelles structures pérennes de production et de diffusion (centres dramatiques et chorégraphiques, scènes nationales), généralement dépendantes des subventions, autour desquelles gravitent des organisations légères, souvent associatives (compagnies), qui composent avec des financements à géométrie variabl e, autour de projets, avec des moments forts que sont les festivals , eux-mêmes en plein développement sur l'ensemble du territoire ;
- l'apparition d'un nouveau marché de prestations culturelles, de spectacles, d'animation, d'ateliers, de partages d'expérience... où les professionnels du spectacle interviennent, en étant financés par des ressources issues de l'action culturelle et de l'action sociale ;
- un développement rapide et très morcelé de l'industrie musicale, audiovisuelle et cinématographique, stimulée par une demande toujours plus forte de musique, de télévision et de cinéma, et d'une concurrence avivée par la libéralisation des chaînes et le développement des matériels légers, moins onéreux. La sous-traitance s'est banalisée, de très petites unités de production ont proliféré, souvent satellisées par les grandes chaînes audiovisuelles donneuses d'ordre, transformant l'économie d'un secteur dynamique et lui aussi soutenu par des fonds publics et parapublics... avec des coûts de main d'oeuvre allégés par des contrats de travail très flexibles.
Dans ces conditions, le contrat à durée déterminée d'usage est apparu indispensable à l'activité culturelle , le nombre d'intermittents a bondi et la proportion de ceux qui sont indemnisés a progressé plus vite encore :
- le nombre d'intermittents a été multiplié par sept en trente ans : la caisse des congés spectacles recensait 19 100 intermittents en 1974, 28 750 en 1984, 68 900 en 1994 et 123 000 en 2002 ;
- cette progression est plus importante que l'activité elle-même exprimée en volume, mais celle des CDDU est plus forte encore : entre 1992 et 2007, le volume du travail (en équivalent jours) progresse de 85 %, tandis que le nombre d'intermittents fait plus que doubler et que le nombre de CCDU fait plus que tripler 5 ( * ) ;
- enfin, la proportion des intermittents indemnisés progresse fortement : depuis les années 1980, elle passe du tiers aux quatre cinquièmes 6 ( * ) ; dans le même temps, la proportion d'artistes est passé de 20 % à 50 % des intermittents.
Ces statistiques montrent bien que le développement exemplaire de l'activité culturelle s'est fait sur fond d'émiettement du travail , phénomène général depuis les années 1980 mais particulièrement marqué dans le secteur du spectacle.
* 2 Rapport des inspections générales des finances et de la culture, 2014.
* 3 Pierre Michel Menger, Les intermittents du spectacle. Sociologie du travail flexible. Éditions de l'EHESS, 2011, p.341.
* 4 Rapport pour avis n° 150 (session 2014-2015) de Mme Catherine Morin-Desailly, fait au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, déposé le 3 décembre 2014, relatif à la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République et traitant du rôle des collectivités territoriales dans les politiques culturelles.
* 5 Source : P-M. Menger, op. précit., p.343.
* 6 En 1984, l'Unédic a indemnisé 9 060 intermittents (31 % de l'ensemble), et près de 103 000 en 2002 (84 %) Source : PM. Menger op.précit. p.15.