OUVERTURE PAR M. JEAN-PIERRE SUEUR, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DES LOIS DU SÉNAT
M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois du Sénat . - Je salue nos éminents invités et vous souhaite la bienvenue à ce colloque organisé par la commission des lois du Sénat et par l'Association française de droit constitutionnel. Je remercie chaleureusement la petite équipe qui a composé ce programme, pour un exercice qui n'a guère de précédent.
L'écriture de la loi est au coeur du travail législatif. On peut aimer le Parlement -c'est mon cas-, et la lumière un peu jaunâtre de l'hémicycle où nous débattons pendant des heures, des jours et des nuits. Une atmosphère s'installe, avec des tensions, des répits. Dans ce théâtre, nous parlons, argumentons, écoutons. Il faut aimer le Parlement parce que chaque mot, chaque alinéa de la loi que nous façonnons, va s'appliquer à l'ensemble du peuple. Un mot dans la loi peut changer la vie de tous les Français, de Brest à Strasbourg, de Dunkerque à Perpignan, et jusqu'en Nouvelle Calédonie. Le Parlement joue son rôle, le Gouvernement joue le sien. Le Conseil d'État aussi. Si des inconstitutionnalités subsistent, il revient au Conseil constitutionnel d'intervenir. La doctrine contribue aussi, par ses commentaires, à interpréter, voire à réécrire la loi.
Que je fasse visiter le Sénat à des collégiens ou à des membres du Rotary Club, je suis toujours sidéré de voir combien nos concitoyens ignorent le processus d'adoption des lois. Mais confondre l'adoption d'un projet en conseil des ministres et l'adoption de celui-ci par le parlement -comme je le constate trop souvent- n'empêche pas d'aucuns de dire beaucoup de mal des lois... J'ajoute que, comme le disait déjà Montaigne, « nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble, et plus qu'il n'en faudrait à régler tous les mondes d'Épicure ».
Il est arrivé qu'un président de la République ait pensé que lorsqu'un fait divers avait bouleversé tout le monde, il convenait d'annoncer une nouvelle loi sur un perron. « Tout sujet du 20 heures est virtuellement une loi », assurait Guy Carcassonne. Chaque ministre souhaite donner son nom à une loi. Certains textes sont aussi des lois d'alerte : hier, nous avons ainsi débattu d'une loi purement réglementaire, à propos des candidats « sans étiquette » aux élections municipales auxquels des préfets en avaient donné une dont ils ne voulaient pas. Il y a aussi de bonnes raisons pour que certaines lois soient complexes. C'est que la réalité est complexe, qu'il s'agisse par exemple de bioéthique ou d'internet...
Le temps de la bonne loi est assez long, comme celui de la ville. Or la politique aime le court terme. Comme pour le bon vin, il faut du temps pour faire une bonne loi. Quand on aime le parlement, on aime la navette, on aime prendre le temps. Cependant tous les gouvernements sont abominablement pressés -sur la loi pénale, sur la décentralisation, sur toute chose... Or la procédure accélérée est dommageable pour la bonne écriture de la loi.
Un paradoxe m'a donné l'idée d'organiser ce colloque. La loi est une norme, qui obéit à des règles linguistiques particulières. Le présent est un impératif. La loi aime les noms et les verbes, elle ne goûte guère les adjectifs, et bannit les adverbes - à commencer par le célèbre notamment que nous pourchassons sans relâche. Tous les mots sont respectables. Il n'y a pas des fantassins et des généraux. Mais dans les textes de loi, les déictiques sont exclus, comme les pronoms je , tu et nous ou les adverbes ici et maintenant . On peut y trouver des passés composés, voire des formes surcomposées - qui sont un délice ! Point de passé simple, en revanche : pas de récit dans la loi ! On y trouve le subjonctif à caractère mécanique, mais plus rarement le subjonctif à valeur sémantique.
Or cette norme n'est écrite ni par des professeurs de droit, ni par des juristes éminents. Non, l'on part du discursif, d'un débat public en commission puis en séance publique où l'on passe le texte au tamis de toutes les objections et contre-objections. C'est de cette matière, qui est discursive, et qui est par essence contradictoire, qu'on façonne peu à peu une norme. Quels sont les caractères de ce processus singulier par lequel on passe du discursif au normatif ? Voilà l'une des questions que ce colloque pourra explorer.
Nous avons pour tâche d'amender les textes, mais au fil des débats, nous rendons parfois les textes incompréhensibles, voire contradictoires. Je pense à l'amendement Accoyer à la loi de 2004 définissant la profession de psychothérapeute. L'article de cette loi relatif à ce sujet a connu pas moins de sept versions. La première limitait cette appellation aux seuls médecins. Elle fut taxée « d'hygiéniste ». À la fin, la commission mixte paritaire a produit un texte dont le troisième alinéa disait strictement le contraire du quatrième : impossible pour le Gouvernement d'en tirer un décret. Si bien qu'il a fallu réécrire la loi.
Cet exemple montre combien la loi peut porter les stigmates du discursif qui lui a donné naissance. Nous déposons des amendements, parfois par dizaines, parfois par centaines. Mais qu'est-ce qu'un amendement ? Un sparadrap, une rature, une variante. L'article, une fois amendé, est souvent boursouflé, à force d'ajouts émanant de groupes différents, et qui ne concourent guère à produire une belle langue claire et limpide.
La loi est une norme mais elle a aussi été, avant son adoption, un champ de bataille, du moins un débat républicain, un dialogue. Si elle en porte trop les marques, elle n'est plus une norme. Que d'inconscient, de non-dit, de présupposé dans l'écriture de la loi ! Il y a toujours de l'explicite et de l'implicite.
N'abusons pas des procédures accélérées, pour utiles qu'elles soient parfois. La raison d'être du Parlement est de prendre le temps d'écrire la loi. Beaucoup de lois durent longtemps ; celle de 1901 s'applique 113 ans plus tard à 1 200 000 associations. Il valait bien la peine que les législateurs de l'époque y consacrent quelques jours ! Polir les textes comme la vague polit les galets est un beau travail. C'est le nôtre. C'est un art, l'art de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », comme l'écrivait Stéphane Mallarmé. ( Applaudissements )