PREMIÈRE PARTIE - COMPTE
RENDU ANALYTIQUE DU COLLOQUE
PREMIÈRE TABLE RONDE
- « DIVERSITÉ DES USAGES,
DIVERSITÉ DES ÉCRITS -
UN PROCESSUS
COLLÉGIAL »
Présidence de M. Jean-Jacques Hyest,
sénateur de Seine-et-Marne,
ancien président de la commission
des lois du Sénat
M. Jean-Jacques Hyest , président. - M. Sueur n'a pas cité Charles Péguy ?
M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois . - Cela va venir !
M. Jean-Jacques Hyest , président . - Je salue nos invités, les plus éminents personnages de l'État, du Sénat, de l'Université. Il est plus facile de commenter et parfois de critiquer la loi que de l'écrire. Lors de la grande réécriture du code pénal, les critiques se sont abattues sur notre travail au cours d'une grand-messe laïque à la Sorbonne. « Appliquons donc la loi », ai-je dit à mon ami Pierre Méhaignerie : dès qu'il l'a fait, les critiques se sont tues.
Voilà pourtant un bel exemple d'écriture d'un code entier sur plusieurs années. Cette réforme avait été précédée d'importants travaux préparatoires -une phase durant laquelle les universitaires ont toute leur place. Le Conseil d'État est consulté -désormais, il peut même l'être sur les propositions de loi. Nous entendrons ce matin ceux qui participent à l'élaboration de la loi qu'écrit le Parlement, lequel devait d'ailleurs être le seul à écrire le code civil... Le secrétaire général du Gouvernement a un rôle de coordination entre les ministères. Quant à Jean-Louis Hérin, il sait tout sur la loi ! Il y a en effet des techniques pour la rendre cohérente, en améliorer la qualité. Attention toutefois à ne pas toujours vouloir changer un mot pour faire moderne, comme on l'a fait, au détour d'un amendement sur les pouvoirs de police du maire, à la loi de 1884 dont l'élaboration avait pris cinq ans.
« Le Conseil d'Etat et l'écriture de la loi » par M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'Etat
M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État . - Je remercie la commission des lois de m'offrir pour la première fois en huit ans, la possibilité de m'exprimer devant pareil aréopage. L'écriture du droit a pu être comparée à celle d'un roman à la chaîne C'est un processus séquencé et collégial qui ne doit rien à l'esthétique hasardeuse du cadavre exquis.
L'exercice de la fonction consultative du Conseil d'État, la plus ancienne et la plus discrète, a été profondément transformé depuis 1971 par l'essor du contrôle de la constitutionnalité des lois, un mouvement renforcé par la réforme de 2008 créant la question prioritaire de constitutionnalité, ainsi que par le contrôle de leur conventionalité depuis l'arrêt Nicolo. L'émergence de l'effectivité de la hiérarchie des normes est à l'origine du renouveau de cette fonction dans un mouvement tectonique dépassant le seul Conseil d'État.
Son rôle est d'éclairer, sécuriser, nourrir les délibérations du Parlement. Le Conseil d'État veille, dans le respect des équilibres institutionnels, à ce que les membres du Parlement disposent de l'information la plus précise, complète et sincère. Sa contribution à l'écriture de la loi intervient en aval des procédures administratives et en amont des procédures proprement législatives. Sous la V ème République, elle est devenue une garantie importante de la qualité des textes transmis au Parlement.
Le Conseil d'État participe à la confection des lois, en vertu d'une compétence devenue obligatoire avec l'ordonnance du 31 juillet 1945. Sous la III ème République, elle n'était que facultative : trois projets de loi soumis au Conseil d'État en soixante-dix ans...
Le Conseil d'État ne se borne pas à délivrer un avis sur un projet de texte, il l'enrichit, l'amende, propose souvent une nouvelle rédaction. Il contribue ainsi avec l'autorité que lui donne son expérience à l'écriture de la loi, au sens propre et au sens fort. Ainsi que le relevait Marceau Long, ses avis sont à la frontière de la consultation et de la décision -ils s'arrêtent au seuil de celle-ci.
Avec plus de retenue, il rend désormais aussi des avis sur les propositions de loi lorsqu'il est saisi, avec l'accord de leurs auteurs, par les présidents des assemblées parlementaires. Cela s'est produit à dix-sept reprises depuis 2009. Il s'abstient de les réécrire mais soumet des appréciations, voire des conseils et recommandations pour surmonter les difficultés relevées, et même, dans certains cas, suggère des rédactions.
En complément, le Conseil d'État répond aux demandes d'avis émanent du Premier ministre ou des ministres, sur les difficultés en matière administrative pour reprendre les termes de l'article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII ; les décisions du Conseil constitutionnel constituent à cet égard une source d'inspiration. Nous examinons la qualité rédactionnelle, la régularité juridique et l'opportunité administrative des textes qui nous sont soumis, en tenant compte du degré d'urgence. Encore faudrait-il déposer d'un délai d'examen suffisant... Or le rythme trépident de la vie gouvernementale a vu celui-ci se réduire de 42 à 28 jours de 2008 à 2013 pour les textes soumis à l'assemblée générale -il est d'une dizaine de jours à une vingtaine pour ceux qui relèvent de la commission permanente.
Le Conseil d'État vérifie qu'aucune ambiguïté n'entache le texte et poursuit sans relâche l'objectif constitutionnel d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi. Il veille à la régularité juridique des textes, en tenant compte de la hiérarchie des normes. Son examen ne se limite plus au respect de la frontière entre la loi et le règlement, à la chasse aux neutrons législatifs ou à l'incompétence négative. La gamme des normes supra-législatives s'est en effet élargie. La participation active du Conseil d'État à un dialogue des juges à l'échelle européenne lui permet de prévenir des contentieux et de renforcer utilement la sécurité juridique des lois nouvelles. Il a renoncé aux facilités de solipsisme. Ce n'est plus à notre seule pensée que nous nous confrontons. La question n'est plus : « qu'en pense le Conseil d'État ? », mais « que pense le Conseil d'État de ce que penseront demain le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ? ».
Cette mise en abîme a modifié notre office. Le Conseil d'État se garde de sacrifier à une sorte de principe de précaution juridique. Il n'émet d'avis défavorable - toujours motivé avec soin - qu'en cas de doute sérieux sur la constitutionnalité ou la conventionalité.
Il n'a jamais considéré qu'il était tenu de s'en tenir à une appréciation purement juridique, ainsi que l'a souligné le président Denoix de Saint-Marc ; il apprécie l'opportunité administrative du texte, s'assure qu'il se fondra dans l'environnement juridique et recommande parfois que des dispositions lacunaires soient complétées. Il prend aussi en compte l'efficience des moyens pour la mise en oeuvre des textes : en 2013, certaines obligations prévues par le texte sur la déontologie des fonctionnaires ont ainsi été estimées inopportunes. L'ampleur des défis juridiques auxquels s'exposent ceux qui rédigent la loi les conduit à s'étonner, parfois avec humeur, de ces appréciations du Conseil d'État. Celles-ci découlent pourtant de la réforme constitutionnelle de 2008.
Nous veillons aussi scrupuleusement à la législation déléguée. L'article 39 de la Constitution trace désormais une nouvelle frontière, avec de nouvelles conditions de présentation des textes. Le Conseil d'État s'attache à son respect, afin de maîtriser l'inflation législative et de renforcer la qualité des textes. Nous examinons attentivement aussi les lois d'habilitation, leur objet, leur périmètre, statuons sur les ordonnances non ratifiées et nous assurons du respect des normes supra-législatives, du droit en vigueur et des principes généraux du droit.
Loin de se limiter à apposer des coups de tampon, le Conseil d'État exerce un triple rôle de contrôleur, de régulateur et de réformateur dans le respect de son office et au service des pouvoirs publics. ( Applaudissements )
M. Jean-Jacques Hyest , président . - Le Parlement fait seul la loi mais semble le seul à ignorer les avis du Conseil d'État. Au moins en théorie...
« Le Secrétariat général du Gouvernement et l'écriture de la loi » par M. Serge Lasvignes, secrétaire général du Gouvernement
M. Serge Lasvignes, secrétaire général du Gouvernement . - Le secrétariat général du Gouvernement est une administration de l'ombre, « importante et mal connue », comme le disent les manuels de droit. Son rôle n'est pas d'écrire les projets de loi. Ceux-ci sont proposés par les ministères, plus ou moins bien outillés à cet égard, même s'il s'agit bien, à mon sens, d'une question d'organisation. Certains, comme l'Agriculture, proposent des textes plus satisfaisants sur le plan légistique que d'autres pourtant plus puissants mais aux directions plus indépendantistes.
Avant le conseil des ministres, le secrétariat général du Gouvernement reçoit un avant-projet de loi préparé en amont, souvent dans le secret. Nous sommes chargés de la coordination interministérielle : le ministère de la Justice est ainsi souvent obligé de collaborer avec celui de l'Intérieur... Le secrétariat général du Gouvernement est le gardien des points de passage Il doit pouvoir « bloquer » et dispose du monopole de la saisine du Conseil d'État.
Lors des réunions de relecture en amont du Conseil d'État, nous cristallisons l'avant-projet, le précisons. Ensuite, un dialogue s'engage avec le Conseil d'État. Celui-ci rend son avis le jeudi et le texte est nécessairement adopté le mercredi en conseil des ministres : nous disposons du vendredi pour une dernière relecture, qui part toujours du texte du Conseil d'État, sauf si l'on nous démontre la nécessité de procéder autrement. Sur les projets de loi, contrairement aux décrets, nous pouvons panacher, élaborer des tiers textes : nous disposons d'une marge de créativité dès lors que le Conseil d'État s'est prononcé sur le fond.
Après le conseil des ministres, le Parlement prend le relais. Commence la période noire pour le secrétariat général du Gouvernement. Les amendements sont déposés par vagues, avec des réunions interministérielles d'examen, et nous ne savons pas quel texte nous retrouverons.
Après l'adoption définitive, le secrétariat général du Gouvernement a le monopole des productions devant le Conseil constitutionnel. Celui-ci peut modifier l'écriture du texte par ses interprétations neutralisantes, qui résultent souvent d'un échange.
Puis nous veillons à la promulgation. Ensuite, nous procédons à la consolidation de la loi dans les bases de données de Légifrance. Je passe sur les tristes rectificatifs au Journal officiel ... pour en venir à l'hypothèse - choquante ici ! - où le secrétariat général du Gouvernement modifie la loi définitivement adoptée. Si le Conseil constitutionnel a déclaré qu'une disposition de la loi était de nature réglementaire, elle peut être modifiée par décret : c'est l'article 37-2. Le secrétariat général du Gouvernement est là aussi seul compétent.
Comme le Conseil d'État, nous sommes des régulateurs et des intercesseurs, mais étant un service du Gouvernement, nous en connaissons les rouages, les attentes et les tabous. Culturellement, nous adhérons aux valeurs du Conseil d'État, mais nous connaissons les priorités politiques.
Nous sommes ainsi les seuls à nettoyer les textes pour tenir compte de ces arbitrages. Souvent, nous faisons de la discipline, tout en exerçant une fonction de transaction : si le Conseil d'État a souligné le caractère règlementaire de certaines mesures, ce qui n'est pas rare, peut-être peut-on en conserver quelques-unes, selon les voeux des ministères... Nous procédons à un marchandage sur la qualité de la loi. Nous apprécions le degré de prise de risque, dans la perspective de l'examen du Conseil constitutionnel. Notre travail se fonde parfois sur du sable, car on ne sait jamais quel texte le Parlement adoptera.
Avec la codification, notre travail devient de plus en plus technique. Nos lois sont de plus en plus des modifications des codes. Il nous faut faire la part du politique dans l'écriture de la loi. D'où des exposés des motifs qui se répandent parfois dans le texte de la loi, ces intertitres qui sont des manifestes politiques, cette intrusion du discursif dans le normatif. L'article 1 er du projet de loi en cours d'examen sur l'agriculture commence ainsi par insérer dans le code rural un Livre préliminaire énumérant les objectifs de la politique en faveur de l'agriculture : telle est la part du politique. Puis, vient l'article 2 qui modifie un alinéa du code rural : fini de rire, la technique reprend la main. Or les articles préliminaires ne sont pas codifiés et disparaissent dans Légifrance : on en débat, puis on ne les revoit plus...
En outre, le travail législatif se spécialise : lois de finances, lois sociales, lois portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne, lois de programme, lois pour l'outre-mer... Finalement les lois se composent de morceaux disparates -l'on saisit le Conseil d'État de morceaux de la loi de finances.
Liée à l'usage du traitement de texte et du mail, la malléabilité croissante de la loi traduit un phénomène culturel plus profond. Tout étant conçu comme une étape intermédiaire, l'écriture ne cesse jamais, à chaque étape les articles évoluent. Les définitions, dont nous avons pris l'habitude avec la transposition des directives, se périment. Plus la loi est précise, moins les corrections jurisprudentielles sont possibles. Bref, plus la loi devient technique, moins elle résiste au temps. ( Applaudissements)
M. Jean-Jacques Hyest , président . - Parfois, mais pas assez à mon avis, le Conseil constitutionnel renvoie la copie, exige une réécriture au motif que la loi est illisible et incompréhensible. Les neutrons législatifs se multiplient. Parfois, les textes qui arrivent devant le Parlement ne sont pas aboutis : à lui de s'en charger. Souvenez-vous de la loi Alur, qui de grosse, est devenue monstrueuse - en attendant les textes sur la décentralisation... Bon courage au Conseil d'État pour rendre un avis sur les avant-projets contradictoires qu'on lui envoie !
« L'écriture des lois et la constitutionnalité » par M. Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel
M. Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel. - L'invitation du président Sueur m'a fait plaisir et je suis heureux de saluer Alain Richard, auprès duquel j'ai servi au ministère de la défense et le président Hyest avec qui j'ai fait l'ordonnance de 2005 portant réforme de la filiation. Reste que ma participation n'est pas évidente car le rôle premier du Conseil constitutionnel n'est pas d'écrire de la loi. Une demi-douzaine de fois, depuis 2009, il a utilisé sa prérogative de procéder à des corrections d'écriture, remplaçant un mot pour que le texte reste lisible comme dans sa décision du 8 juin 2012 où il remplace un « et » par une virgule, ou dans celle du 20 mars 2014, substituant aux mots « ne peut être fixé à un montant supérieur » les mots « est égal ».
Au-delà de cette intéressante jurisprudence, le Conseil constitutionnel apprécie le respect de la frontière entre la loi et le règlement. Alors que c'était initialement l'une de ses missions, sa première mission historiquement, il n'a plus été saisi depuis 1979 sur ce point, malgré la tentative du constituant de 2008 de revivifier cette procédure. L'écriture de la loi n'est pas contrainte par ce partage. Le Conseil constitutionnel est saisi cinq à six fois par an d'une procédure de délégalisation. Depuis la jurisprudence prix et revenus de 1982, l'empiètement du règlement sur le domaine de la loi ne la rend pas inconstitutionnelle. Souvent d'ailleurs, il la rend plus lisible.
En revanche, le Conseil constitutionnel sanctionne l'incompétence négative : le législateur ne doit pas déléguer sa compétence au pouvoir réglementaire sans l'encadrer avec précision. C'est une garantie essentielle pour le citoyen. Comme dans sa décision de 2008 sur les organismes génétiquement modifiés (OGM), ou celle de 2011 sur les maisons départementales des personnes handicapées, le Conseil constitutionnel est vigilant et sa jurisprudence est constante. Celle-ci s'applique également aux questions prioritaires de constitutionnalité (jurisprudences Kimberly Klarck et Fnem-FO), dès lors qu'elles affectent un droit garanti par la Constitution. Nous avons encore veillé récemment à propos des schémas régionaux de l'air et de l'énergie, à ce que le législateur utilise sa compétence : l'écriture complète de la loi conditionne sa conformité à la Constitution.
La clarté de la loi est nécessaire. Le président du Conseil constitutionnel s'était ému lors de ses voeux au président de la République de voir des lois aussi longues, imparfaitement travaillées, des amendements hâtivement rédigés non préalablement soumis au Conseil d'Etat. Le Conseil constitutionnel a d'abord censuré en 1985 le manque de clarté, considérant qu'il relevait de l'incompétence négative. Dans sa décision du 16 décembre 1999, il a érigé comme objectif de valeur constitutionnelle l'accessibilité et l'intelligibilité de la loi. Des défectuosités législatives ont été censurées pour ce motif en 2004, 2008 et 2013. Il a ainsi censuré une disposition fiscale de neuf pages, illisible et incompréhensible même pour ses auteurs... Autre exemple, en 2008, un dispositif qui distinguait deux cas de figure, tous deux « au-dessus » d'un seuil .
Désormais bien fixé, notre considérant rappelle l'objectif à valeur constitutionnelle de clarté et d'accessibilité de la loi. Le Conseil constitutionnel a estimé qu'il ne pourrait être invoqué seul à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité. Tel a été le cas à propos de cette disposition de droit mosellan écrite seulement en allemand : nous l'avons censurée sur le fondement de l'article 2 de la Constitution et au regard de l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi.
Les réserves neutralisantes ne participent pas l'écriture de la loi mais s'inscrivent dans la panoplie des techniques de contrôle, partagées par toutes les cours constitutionnelles, et qui reviennent à préciser le sens de la loi. ( Applaudissements )
M. Jean-Jacques Hyest , président . - Si le Conseil constitutionnel n'écrit pas la loi, nous avons toujours sa jurisprudence en tête.
« Le Parlement et la loi » par M. Jean-Louis Hérin, secrétaire général de la Présidence du Sénat
M. Jean-Louis Hérin, secrétaire général de la Présidence du Sénat . - Je m'exprimerai d'une voix tremblante, car fonctionnaire parlementaire. Je suis un passionné de la loi, comme du travail parlementaire. Il arrive qu'à l'occasion de colloques, l'on critique la qualité de la loi, un peu comme l'on va à la messe le dimanche pour se faire pardonner les péchés de la semaine. Je ne cèderai cependant pas à l'autodénigrement : la loi de 1948 n'était pas facile à lire... Je ne crois pas à la notion de neutrons législatifs : quand la loi Quilliot a affirmé le droit au logement, la Cour de cassation s'est saisie de ce principe pour en exclure les résidences secondaires. Les lois, qui sont d'excellente qualité, sont un outil d'exportation juridique grâce à la codification. La loi américaine, elle, n'est qu'un registre de précédents.
Je dédie mon intervention à Jean-Claude Bécane, secrétaire général du Sénat, trop tôt disparu, et qui m'avait donné la chance avec Michel Couderc de participer à l'actualisation de l'ouvrage de référence sur la loi.
Loi-Parlement, Parlement-loi, les deux notions sont indissociables, car dans notre tradition, la loi émane du Parlement. Certes, l'exécutif peut s'aventurer dans le domaine de la loi - ou plutôt dans les domaines de la loi (articles 34, 35, 72, charte de l'environnement). Même après avoir été ratifiées par le Parlement, les ordonnances de l'article 38 de la Constitution restent des ordonnances et ne peuvent devenir des lois stricto sensu . « Le Parlement vote la loi », selon l'article 24. C'est sa première mission, avant le contrôle ou l'évaluation - notons qu'on ne dit plus que « la loi est votée par le Parlement ».
Le monopole parlementaire garantit la qualité de la loi, les règles de la délibération tendant à la meilleure expression possible de la volonté générale. La publicité, tout d'abord, est un acquis de la Révolution de 1789. La norme suprême de la République ne doit pas être élaborée dans le secret d'un cabinet. Le Parlement travaille dans la transparence - l'idée de rendre publics les conseils des ministres a vite été abandonnée... Les réunions de commissions et délégations font l'objet d'un compte rendu analytique ; les séances plénières d'un compte rendu analytique et d'un compte rendu intégral. Autre élément de publicité : notre site Internet. La petite loi, document intermédiaire ciselé par la Division des lois et de la légistique, est mise en ligne au fur et à mesure des débats. Cette publicité, si elle autorise la critique, assure une forme de démocratie participative, dès les auditions du rapporteur.
Deuxième principe : la collégialité. La loi est une création collective. « Au Parlement, nul n'a raison tout seul », disait le Président Jean-Pierre Bel. Le Gouvernement ou le rapporteur propose, la séance plénière dispose. J'entends encore la complainte du doyen Carbonnier déplorant que les parlementaires aient dénaturé « ses » lois de 1972 sur la filiation.
Le troisième principe est le pluralisme. La délibération a pour objet d'organiser la confrontation des points de vue dans la discussion générale puis pendant l'examen des articles, afin de parvenir à un consensus - le Parlement est une machine à produire du consensus. Si un ministre réunit l'unanimité du Sénat, il est content.
M. Jean-Jacques Hyest , président . - S'il l'a contre lui, il est moins heureux !
M. Jean-Louis Hérin . - Un texte peut aussi être un marqueur politique... Lors de la réforme du code pénal, il avait d'abord été envisagé de recourir aux ordonnances, ce qui aurait dépossédé le Parlement. Les parlementaires s'en sont saisis. Il n'y a qu'un code pénal, disait M. Toubon, et il n'est ni de gauche ni de droite. Aurait-il eu la même valeur politique et symbolique s'il avait été adopté par une seule chambre et non par l'Assemblée et le Sénat ?
La navette, enfin, repose sur l'espoir ou la volonté de l'accord le plus large possible. Mieux vaut l'examen par deux assemblées que par une seule. Les lois coproduites par les deux assemblées sont les meilleures disait M. Badinter. Ainsi, le vote de l'abolition de la peine de mort par le Sénat qui y était initialement hostile, a sécurisé cette grande loi de société.
Qui écrit la loi ? J'ai renoncé, suivant M. Pierre Avril, à toute recherche en paternité : mieux vaut parler de pluri-paternité. Le Gouvernement, qui détermine et conduit la politique de la Nation, a un rôle prééminent. Mais une fois déposé, le texte échappe à ses auteurs, par le jeu des amendements : 10 000 amendements déposés en commission et en séance pendant un an, 3 000 adoptés.
Selon l'association « Regards citoyens » , qui a ouvert un blog sur la fabrique de la loi, plus de 70% des textes ont été modifiés à plus de 50 %. Le projet de loi sur le droit opposable au logement (DALO) comportait 10 articles à l'origine, il en comptait 100 à la fin du débat.
M. Alain Richard . - Quel résultat satisfaisant...
M. Jean-Louis Hérin. - Comme le disait Guy Carcassonne « pour faire de bonnes lois, on n'a pas inventé mieux que le Parlement. Les ordonnances, en effet, sont exactement comme des projets de loi qui deviendraient directement des lois. Ce sont généralement des textes défectueux dont les malfaçons ne se révèlent qu' a posteriori , là où il se serait sans doute trouvé un parlementaire pour soulever, fût-ce innocemment, le problème qui ne s'est découvert qu'après, à l'occasion de contentieux multiples. Le tamis parlementaire a des vertus intrinsèques ». Je ne veux pas dire qu'il y a opposition entre le Parlement et le gouvernement. La loi est faite pour les citoyens, mais les ministres, les ministères contribuent aussi à la confection de la loi. C'est cette pluralité d'acteurs et cette collégialité qui font effectivement que les lois sont d'excellente qualité.
Enfin, je vous livre quelques éléments d'un quizz . La première loi de la République ? C'est la loi du 22 prairial an II sur le Tribunal révolutionnaire. La plus longue ? La plus prolixe est la loi Alur, avec 479 pages, 177 articles... et 173 mesures réglementaires ; la plus normative est celle du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales. La plus courte, enfin, est la loi du 29 janvier 2001 dont l'article unique reconnaît publiquement l'existence du génocide arménien. Pourquoi interdire au Parlement d'être aussi poétique que d'autres institutions ? (Applaudissements)
M. Jean-Jacques Hyest , président . - Mme Levade va parler de la recherche du compromis. C'est le rôle de la navette. Sa disparition, sur des textes importants, est difficilement acceptable...
« La recherche du compromis et de l'intérêt général dans l'élaboration de la loi » par Mme Anne Levade, professeur à l'université Paris Est-Créteil
Mme Anne Levade, professeur à l'université Paris Est-Créteil . - N'étant pas un acteur de la procédure législative, je ne peux avoir qu'une vision décalée. Mon attitude ne sera pas critique mais interrogative, sur le thème même qui m'a été confié. La recherche du compromis et de l'intérêt général peut sembler aisée à cerner, à la suite des communications que nous avons entendues. En outre, la loi étant par nature l'expression de la volonté générale, ceux qui l'élaborent ne peuvent que rechercher le compromis pour obtenir l'intérêt général.
En réalité, les choses sont bien moins faciles à cerner. Dans le sujet, il y a deux notions ambiguës.
Le compromis, d'abord. Mieux vaut un mauvais arrangement qu'un bon procès, dit l'adage. Un compromis peut donc être mauvais : peut-on s'en satisfaire ? Il n'y a parfois pas loin du compromis à la compromission. Qui dit compromis dit pluralité des points de vue, alors que l'intérêt général se caractérise par une unité, une supériorité. Pour le doyen Vedel, il est indéfinissable ; pour le Conseil d'État, il est au coeur de la pensée politique et juridique française et la fin ultime de l'action publique. Il suppose que des intérêts divergents ne sont pas individualisés - c'est en tout cas la lecture française- et semble donc incompatible avec le compromis.
La recherche, ensuite. Elle suppose un processus, des méthodes : la question est celle des voies et moyens pour parvenir au compromis et à l'identification de l'intérêt général. Peut-on parvenir en même temps au compromis et à l'intérêt général ? On pourrait naïvement considérer que le compromis est gage de l'intérêt général : la loi doit être acceptée, s'imposer avec évidence. Mais le compromis conduisant chacun à en rabattre, il peut être un élément d'insatisfaction généralisée. Il y a donc à la fois complémentarité et antagonisme dans la recherche du compromis et de l'intérêt général.
« L'élaboration de la loi » : le champ est immense. Comment, concrètement, s'opère cette recherche du compromis et de l'intérêt général, associés ou dissociés ? Par la procédure législative, cette recherche est institutionnalisée, mais il y a une tentation d'y associer des acteurs autres qu'institutionnels, et de constitutionnaliser cette démarche.
Le processus législatif conduit à rechercher un compromis démocratique entre droit et politique, entre des conceptions politiques différentes, entre majorité et opposition. Cette recherche du compromis participe de la recherche de l'intérêt général.
L'institutionnalisation du compromis entre juridique et politique, c'est le travail du secrétariat général du Gouvernement, du Conseil d'État, indirectement du Conseil constitutionnel, mais aussi du travail en commission. Les études d'impact y participent aussi. La recherche du compromis politique est illustrée par le déroulement du débat parlementaire. Chaque parlementaire contribue à l'élaboration de la loi. Rien ici ne menace l'intérêt général, dès lors que c'est la logique même du processus démocratique. Mais ne soyons pas naïfs : le compromis politique est rare, voire rarissime. Est-il même souhaitable ? Les textes dits clivants ont leur intérêt, ils manifestent qu'une réforme est en cours ; la recherche du compromis ne doit pas aboutir à la mollesse législative. Inversement, certains textes bénéficiant du « consensus républicain » ne sont pas soumis au Conseil constitutionnel...mais aujourd'hui, il y a la QPC !
L'intérêt général peut parfois être menacé par une quête effrénée du compromis. L'écriture de la loi se déplace. La première préoccupation des politiques, des auteurs de la loi, c'est d'être en phase avec les attentes de la société. Pour garantir cette cohérence, on constitue des comités d'experts, des conférences de consensus, des états généraux, des panels, on transpose des accords entre partenaires sociaux; la loi Larcher en fait même une norme. Parfois, la simple crainte d'une contestation de la rue conduit à repenser la loi. L'avis des citoyens est sollicité sur le site internet des assemblées.
Cette association recèle des risques : celui de la démocratie fictive d'abord. On ne peut satisfaire tous les intérêts individuels ou collectifs. Il peut y avoir prise en main du dispositif par des intérêts corporatistes, mise en évidence de clivages, mise en cause, enfin, de la représentativité des élus.
La tentation de la constitutionnalisation de la recherche du compromis existe ; un projet de loi constitutionnelle sur la démocratie sociale a même été déposé ; il avait pour but d'associer les partenaires sociaux dans le processus législatif. Les problèmes soulevés sont innombrables. Comment mesurer la représentativité des partenaires sociaux ? Que faire si certains refusent de participer au processus ? Quid du rôle du législateur s'il était ainsi lié en amont ?
En définitive, l'intuition initiale est confirmée. C'est avant tout la recherche d'un subtil équilibre entre compromis et intérêt général qui doit présider à l'élaboration de la loi. Mais peut-être la conception française de l'intérêt général est-elle trop absolue, voire trop absolutiste, pour même supporter l'idée du compromis. (Applaudissements)
M. Jean-Jacques Hyest , président . - Merci pour ces très riches interventions qui vont nourrir le débat.