III. UN PROJET DE LOI CONSTITUTIONNELLE QUI DOIT PERMETTRE LA MISE EN oeUVRE DU MANDAT D'ARRÊT EUROPÉEN
Le 26 septembre 2002, le Conseil d'Etat, saisi par le Premier ministre, d'une demande d'avis sur la question de savoir si la transposition en droit français de la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen était de nature à se heurter à des obstacles tirés de règles ou de principes de valeur constitutionnelle, a répondu que la transposition de la décision-cadre nécessitait au préalable une révision de la Constitution. Tel est l'objet du présent projet de loi constitutionnelle.
A. UNE RÉVISION CONSTITUTIONNELLE JUGÉE NÉCESSAIRE PAR LE CONSEIL D'ETAT
Aux termes de l'article 23 de l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945 sur le Conseil d'Etat, « Le Conseil d'Etat donne son avis (...) sur toutes les questions pour lesquelles son intervention est prévue par des dispositions législatives ou réglementaires, ou qui lui sont soumises par le Gouvernement ».
Sur la base de cette disposition, le Premier ministre a saisi le Conseil d'Etat d'une demande d'avis sur la question de savoir si la transposition de la décision-cadre du 13 juin 2002 était de nature à se heurter à des obstacles tirés de règles ou de principes de valeur constitutionnelle, « notamment en ce que ladite décision-cadre exclut que l'Etat d'exécution du mandat d'arrêt européen puisse se fonder sur le motif tiré du caractère politique de l'infraction pour refuser la remise à l'Etat d'émission de la personne recherchée ».
Le Conseil d'Etat a estimé que la transposition de la décision-cadre impliquait au préalable une révision constitutionnelle, précisément pour le motif mentionné par le Premier ministre dans sa demande d'avis.
1. La plupart des dispositions de la décision-cadre ne portent atteinte à aucun principe de valeur constitutionnelle
Dans son avis, le Conseil d'Etat a tout d'abord appelé que le respect de la souveraineté nationale ne faisait pas obstacle à ce que, sur le fondement des dispositions du préambule de la Constitution de 1946, puisse être transposée par voie législative une décision-cadre ayant pour conséquence de substituer aux relations de coopération classique entre Etats membres un système de libre circulation des décisions judiciaires en matière pénale. Il précise néanmoins qu'une telle transposition nécessite une révision de la Constitution si la décision-cadre comporte des dispositions « contraires à la Constitution ou à des principes de valeur constitutionnelle, mettant en cause les droits et libertés constitutionnellement garantis ou portant atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale ».
En fait, ces observations ne font que reprendre les considérants des décisions rendues par le Conseil constitutionnel sur le fondement de l'article 54 de la Constitution, en particulier celle du 22 janvier 1999 relative au traité portant statut de la Cour pénale internationale.
Le Conseil d'Etat énumère ensuite plusieurs dispositions de la décision-cadre pour préciser qu'elles ne contreviennent pas « à des principes ou à des règles constitutionnelles » :
- la possibilité d'extrader des nationaux ne soulève pas de difficultés dès lors qu' « aucun des droits et libertés de l'individu, tels qu'ils ont été proclamés par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et par le préambule de la Constitution, n'implique que les nationaux ne puissent être extradés ».
En pratique, cette solution avait déjà été affirmée par le Conseil d'Etat dans un avis du 24 novembre 1994 ;
- de même, la suppression, pour certaines infractions, du contrôle de la double incrimination ne heurte aucun principe à valeur constitutionnelle. Le Conseil d'Etat relève en effet que « si cette règle est appliquée couramment dans le droit de l'extradition en fonction de l'idée que l'Etat requérant doit justifier de la pertinence de sa demande et que l'Etat requis n'apporte son aide que parce que la répression d'infractions qui sont également punissables en vertu de sa législation concourt à la réalisation d'un intérêt commun aux deux Etats, ladite règle ne peut cependant être regardée comme l'expression d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République au sens où l'a entendu le Préambule de la Constitution de 1946 ».
- l'amnistie et la prescription constituant des motifs de non-exécution du mandat d'arrêt européen, le Conseil d'Etat estime que les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale sont respectées.
Il faut en déduire, conformément à la décision du Conseil constitutionnel du 22 janvier 1999 relative au traité de Rome portant statut de la Cour pénale internationale, que si la décision-cadre n'avait pas prévu la possibilité de refuser l'extradition pour une infraction prescrite dans l'Etat d'exécution, il aurait existé un risque d'atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté ;
- à propos du droit d'asile , le Conseil d'Etat fait valoir que « la décision-cadre satisfait aux exigences constitutionnelles en matière d'asile dans la mesure où son article 1 er paragraphe 3, énonce qu'elle « ne saurait avoir pour effet de modifier l'obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux tels qu'ils sont consacrés par l'article 6 du traité de l'Union européenne ».
Ainsi, le Conseil d'Etat estime que la plupart des dispositions de la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen ne portent atteinte à aucun principe de valeur constitutionnelle.
2. La question des infractions à caractère politique
En revanche, dans son avis du 26 septembre 2002, le Conseil d'Etat a estimé que la transposition de la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen nécessitait au préalable une révision constitutionnelle, dès lors que la décision-cadre ne prévoyait pas la possibilité de refuser l'exécution du mandat d'arrêt lorsque celui-ci porte sur une infraction à caractère politique .
La loi du 10 mars 1927 relative à l'extradition prévoit dans son article 5 que l'extradition n'est pas accordée « lorsque le crime ou délit a un caractère politique ou lorsqu'il résulte des circonstances que l'extradition est demandée dans un but politique ».
a) La notion d'infraction à caractère politique
La règle selon laquelle l'extradition n'est pas accordée lorsque le crime ou le délit a un caractère politique est ancienne.
Dans le droit pénal français actuel, le caractère politique d'une infraction n'a pas de conséquences sur le quantum de la peine mais quelques dispositions témoignent d'une très relative faveur du législateur à l'égard des délinquants politiques. Ainsi, les condamnations prononcées pour un crime ou un délit politique ne font jamais obstacle à l'octroi du sursis. De même, ces infractions ne peuvent jamais entraîner la révocation d'un sursis antérieurement accordé. La contrainte par corps est interdite en matière politique.
En ce qui concerne la procédure pénale, elle comporte également quelques règles spécifiques en matière d'infractions politiques. La comparution immédiate est exclue pour les infractions à caractère politique. Les condamnations pour une infraction politique n'ont aucune incidence sur la durée de la détention provisoire.
Singulièrement, il n'existe aucune définition légale de l'infraction à caractère politique . En ce qui concerne les crimes, ceux qui ont un caractère politique peuvent être identifiés parce qu'ils sont punis d'une peine de « détention criminelle ». Il en est ainsi des crimes constituant des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation prévus par le titre Ier du livre IV du code pénal : trahison et espionnage, attentat, complot... Ce critère ne vaut cependant pas en matière de délits.
En pratique, il est revenu à la jurisprudence de déterminer quelles infractions revêtaient un caractère politique.
Pour l'essentiel, la jurisprudence s'est fondée sur la nature de certaines infractions pour leur reconnaître un caractère politique. Elle a reconnu ce caractère à de nombreuses infractions contre la nation, l'Etat et la paix publique, mais aussi aux délits de presse ou aux infractions réprimées par le code électoral.
Les mobiles des auteurs sont de moins en moins pris en compte pour déterminer le caractère politique d'une infraction. Ainsi, en matière d'extradition, la jurisprudence refuse de reconnaître un caractère politique aux infractions de droit commun lorsqu'elles excèdent une certaine gravité. Par ailleurs, dans le code pénal, les mobiles politiques d'une infraction sont parfois érigés par le législateur en facteur d'aggravation . Confronté à la menace terroriste, le législateur a aggravé un grand nombre d'infractions de droit commun lorsqu'elles sont « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la teneur ». La spécificité des actes de terrorisme a également été reconnue par plusieurs conventions internationales dont l'objet explicitement affirmé est de soustraire de tels actes à la qualification politique.
En définitive « on peut s'interroger aujourd'hui sur la pertinence du maintien d'un régime juridique de faveur. En effet, dans une société libérale et démocratique, l'expression de convictions politiques ne peut bien entendu constituer une infraction pénale. Elle ne devient répréhensible que si elle est accompagnée de violences, de destructions ou d'incitation à la haine. Mais alors, c'est une infraction de droit commun consistant en une atteinte aux personnes ou aux biens qui est sanctionnée, et non une infraction politique. Quant aux infractions dirigées contre l'organisation politique de l'Etat, telle la fraude électorale, on ne voit pas en quoi elles seraient plus estimables que la falsification d'un acte authentique ou le détournement de fonds publics. On pourrait même soutenir que, dans la mesure précisément où la démocratie tolère les modes pacifiques d'expression des opinions, le recours à la violence pour imposer ses convictions y est moins justifié qu'ailleurs et constitue donc davantage une cause d'aggravation de la répression. En définitive, la reconnaissance de la spécificité des infractions politiques apparaît surtout justifiée en matière d'extradition, lorsqu'il s'agit de soustraire à la répression des citoyens persécutés dans leur pays en raison de leur engagement politique » 5 ( * ) .
b) La poursuite dans un but politique
La loi du 10 mars 1927 interdit l'extradition non seulement lorsque le crime ou le délit a un caractère politique, mais également « lorsqu'il résulte des circonstances que l'extradition est demandée dans un but politique ».
Cette clause résulte d'un amendement déposé par le rapporteur au Sénat du projet de loi à l'origine de la loi de 1927, celui-ci souhaitant éviter « que les hommes qui se sont compromis par leurs idées politiques ne soient livrés à d'autres hommes qui les jugeraient avec un esprit de rancune, de violence ou de vengeance » 6 ( * ) .
c) Des principes à valeur constitutionnelle
Dans un arrêt du 3 juillet 1996 7 ( * ) , le Conseil d'Etat a énoncé que la règle selon laquelle l'Etat doit refuser l'extradition d'un étranger lorsqu'elle est demandée dans un but politique constituait un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Dans un avis du 9 novembre 1995, rendu à propos d'un projet de convention en cours de négociation entre les Etats membres de l'Union européenne, le Conseil d'Etat a également considéré « qu'eu égard à la constance et à l'ancienneté de la règle exprimée par la loi du 10 mars 1927 et par les conventions signées par la France, le principe selon lequel l'Etat doit se réserver le droit de refuser l'extradition pour les infractions qu'il considère comme des infractions à caractère politique constitue un principe fondamental reconnu par les lois de la République, ayant à ce titre valeur constitutionnelle en vertu du Préambule de la Constitution de 1946 » 8 ( * ) .
d) Une contrariété entre la décision-cadre et un principe à valeur constitutionnelle
Dans son avis sur la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen, le Conseil d'Etat estime que la décision-cadre ne porte pas atteinte au principe selon lequel l'Etat doit refuser l'extradition lorsqu'elle est demandée dans un but politique, dès lors que l'un des considérants de la décision-cadre précise que l'Etat d'exécution a le droit de refuser la remise d'une personne s'il a des raisons de croire que la demande de remise a été émise dans un but politique.
En revanche, le Conseil d'Etat constate que les articles 3 et 4 de la décision-cadre, qui dressent des listes de motifs de non-exécution obligatoire ou facultative du mandat d'arrêt européen, ne comprennent pas la nature politique des infractions.
Certes, la décision-cadre précise qu'elle ne peut être regardée comme affectant les droits fondamentaux tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles des Etats membres, mais le Conseil d'Etat observe que ces dispositions ne permettent pas, en l'absence de jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes sur ce point, d'inférer qu'il existerait en la matière un principe général de l'ordre juridique communautaire ayant la même force juridique que le Traité sur l'Union européenne et s'imposant par là même comme une règle d'interprétation de la décision-cadre dans un sens garantissant le principe constitutionnel de la possibilité de refuser la remise d'une personne recherchée pour une infraction à caractère politique.
Dans ces conditions, le Conseil d'Etat a estimé que la transposition de la décision-cadre ne pouvait intervenir sans une révision préalable de la Constitution.
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Il est possible de s'interroger sur la conclusion à laquelle est parvenue le Conseil d'Etat dans son avis. Compte tenu des évolutions jurisprudentielles sur la notion d'infraction à caractère politique, n'aurait-il pas été possible de constater que le considérant de la décision-cadre permettant de refuser la remise d'une personne lorsque la demande a été émise dans un but politique couvrait également le cas des infractions à caractère politique dans l'acception que leur donnent de plus en plus les juridictions ? Le Conseil d'Etat n'a-t-il pas donné valeur constitutionnelle à une notion qui semblait tomber en désuétude ?
A cet égard, ne conviendrait-il pas que le législateur envisage de mettre fin à une distinction ignorée par bon nombre de nos partenaires européens et qui a perdu beaucoup de signification ?
Quoi qu'il en soit, l'avis du Conseil d'Etat place le Constituant dans une situation inédite.
* 5 F. Desportes et F. Le Gunehec, Droit pénal général, 8è édition. Economica
* 6 J.O. Débats Sénat, 9 décembre 1926, p. 1734.
* 7 CE Moussa Koné.
* 8 Avis n° 357-344, du 9 novembre 1995.