EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs

Le présent projet de loi organique n° 125 (2006-2007) relatif au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats , adopté le 14 décembre dernier par l'Assemblée nationale en première lecture, après déclaration d'urgence, constitue avec le projet de loi tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale n° 133 (2006-2007) l'un des deux volets d'une réforme de la justice attendue .

« Juger les autres comporte l'inévitable réversibilité de l'acte : être jugé par eux » ; ainsi le premier président de la Cour de cassation, M. Guy Canivet, lors de l'audience solennelle de rentrée du 6 janvier 2006 a-t-il relevé la difficulté de l'exercice du métier de magistrat. La demande croissante de justice exprimée par les citoyens lui donnant une place centrale dans notre société, le magistrat est plus que jamais tenu, davantage encore que tout autre agent public en raison de ses prérogatives étendues, de rendre compte de ses actes conformément aux exigences de l'article 15 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen.

Or, ces dernières années, le comportement peu scrupuleux ou les insuffisances professionnelles de certains magistrats dans quelques affaires isolées ont porté atteinte à la confiance des justiciables dans la justice et à sa crédibilité.

L'institution judiciaire n'est pas restée indifférente à la crise qu'elle traverse et s'est interrogée sur les moyens de mieux détecter et prévenir des difficultés préjudiciables à son bon fonctionnement. Ainsi, M. Dominique Perben, à l'époque garde des sceaux, a confié à une commission le soin de réfléchir sur l'éthique dans la magistrature 1 ( * ) , laquelle a formulé, en novembre 2003, 10 propositions concrètes, inspirées de pistes de réforme esquissées par le Conseil supérieur de la magistrature. Puis, le ministère de la justice, en juillet 2005, a mis en place un groupe de travail sur la responsabilité des magistrats.

Les dysfonctionnements apparus dans l'affaire d'Outreau analysés par la commission d'enquête de l'Assemblée en juin dernier 2 ( * ) n'ont fait que donner un plus large écho à la mise en évidence de certaines défaillances de la justice judiciaire.

La responsabilité dont doit faire preuve tout magistrat dans l'exercice de son métier doit s'entendre au sens large. Elle ne se réduit pas simplement à l'obligation de réparer les dommages causés à autrui ou de répondre de ses fautes devant une instance disciplinaire, mais implique plus généralement d'avoir conscience à tout instant de l'ensemble des obligations qu'implique l'état de magistrat.

Le présent projet de loi organique s'inscrit dans cette problématique en proposant de nombreuses innovations pour responsabiliser les magistrats à tous les stades de leur carrière, en amont , à l'occasion du recrutement dans le corps, durant la formation initiale, puis dans l'exercice quotidien de leur métier dans le cadre de la formation continue ou encore grâce à des règles de mobilité plus ouvertes, comme en aval , en cas de manquement aux obligations qui découlent de leur statut ou lorsque le magistrat est affecté par une pathologie incompatible avec ses fonctions.

La réforme qui vous est soumise opère la synthèse des travaux de la commission de réflexion sur l'éthique dans la magistrature et des recommandations de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur l'affaire d'Outreau. Le Sénat a toutes les raisons de se réjouir des avancées proposées qui sont en outre l'aboutissement d'une réflexion plus ancienne menée par votre commission dans le cadre de travaux de contrôle conduits en 2002 sur l'évolution des métiers de la justice 3 ( * ) .

Les auditions organisées par votre rapporteur 4 ( * ) ont démontré que l'objectif de remédier aux dysfonctionnements de l'institution judiciaire était unanimement partagé par l'ensemble du corps de la magistrature. De nombreux professionnels se sont néanmoins inquiétés des atteintes qui pourraient être portées à l'équilibre entre l'exigence accrue de responsabilité et le respect intangible de l'indépendance de l'autorité judiciaire, consacrée par la Constitution de 1958. Ce souci légitime a d'ailleurs guidé votre rapporteur dans son analyse de la présente réforme et dans les propositions de modifications qu'il vous soumet.

I. PRÉVENIR PLUS EFFICACEMENT LES DYSFONCTIONNEMENTS DE L'INSTITUTION JUDICIAIRE

A. PAR UNE PÉDAGOGIE PLUS AMBITIEUSE

La formation des magistrats judiciaires, étape propice à la réflexion sur la place de la justice dans notre société, façonne les pratiques professionnelles des magistrats, participant ainsi de manière déterminante au bon fonctionnement de l'institution judiciaire.

1. Des dispositifs éprouvés, de nécessaires enrichissements pour une responsabilisation accrue des magistrats

? Une formation initiale des auditeurs de justice dense mais susceptible d'améliorations pour prévenir des insuffisances professionnelles

La formation initiale des auditeurs de justice n'a cessé de se moderniser depuis sa mise en place en 1958, sous l'égide de l'Ecole nationale de la magistrature (ENM). Sa durée a plusieurs fois varié : à l'origine de trente-six mois, réduite à vingt-quatre mois dans les années 80, elle s'établit, depuis 1992, à trente et un mois , cet allongement ayant été proposé pour accentuer l'effort d'ouverture sur l'extérieur .

Déroulement de la formation initiale des auditeurs de justice

En caractère normal : phase généraliste

En caractère gras : phase spécialisée

Source : ENM

Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a porté une appréciation positive sur le dispositif actuel : « la longévité de cette pédagogie démontre que l'école a su relever le défi de la formation, en développant la professionnalisation des magistrats, qui, aujourd'hui, sont mieux préparés à l'exercice de leurs fonctions que dans le système antérieur à 1958 » 5 ( * ) .

La formation initiale des magistrats apparaît néanmoins comme un système fermé ne favorisant pas suffisamment les échanges avec d'autres professions ni le contact avec des disciplines non juridiques telles que la psychologie ou les sciences humaines et sociales pourtant essentielles à une bonne appréhension des fonctions judiciaires .

Comme l'a mentionné le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), est notamment reprochée à l'ENM une tendance à « la modélisation » des esprits et à « la répétition des pratiques en cours » 6 ( * ) . En outre, la brièveté des stages auprès des principaux interlocuteurs des juridictions (deux mois en cabinet d'avocat) ne permet pas aux auditeurs de justice d'envisager le fonctionnement de l'institution judiciaire avec un autre regard.

Or, une bonne connaissance des partenaires de la justice et le développement de relations cordiales entre les magistrats et ces derniers sont des conditions essentielles d'une justice bien rendue .

Comme l'avait souligné en 2002 votre commission, dans le cadre de la mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice constituée en son sein, on constate une « méconnaissance réciproque » des magistrats et des avocats 7 ( * ) . L'affaire d'Outreau a confirmé la réelle distance entre ces deux professions comme l'a relevé la commission d'enquête parlementaire de l'Assemblée nationale 8 ( * ) .

Ce phénomène prend sa source dès le stade de la formation initiale . Si des pays comme la Belgique, l'Espagne, l'Italie ou le Portugal partagent avec la France une même conception -cloisonnée- de la formation initiale , tel n'est pas le cas de l'Allemagne où les membres des professions juridiques 9 ( * ) bénéficient d'une formation commune ou encore du Royaume-Uni où les juges professionnels sont choisis parmi les avocats les plus expérimentés ainsi que l'indique une récente étude de législation comparée du Sénat sur le recrutement et la formation des magistrats du siège 10 ( * ) .

De récents efforts ont été entrepris par l'ENM, comme l'a souligné son directeur, M. Michel Dobkine, au cours de son audition, pour favoriser l'émergence d'une culture judiciaire commune entre les avocats et les magistrats . Ainsi, en mai dernier et pour la première fois, près d'une vingtaine d'élèves avocats ont été accueillis à Bordeaux pour suivre la formation théorique aux côtés des auditeurs de justice 11 ( * ) . De même, a été mise en place une direction d'étude spécialisée dans les droits de la défense dans le cadre de laquelle des avocats ont vocation à intervenir.

Une deuxième critique concerne la portée réduite des appréciations émises au cours de la scolarité et plus spécifiquement des recommandations instituées depuis 1996. Le jury de classement peut en effet assortir la déclaration d'aptitude à l'exercice des fonctions judiciaires de chaque auditeur qu'il est chargé d'émettre d'une recommandation sur les fonctions que cet auditeur lui paraît le mieux à même d'exercer lors de sa nomination à son premier poste 12 ( * ) .

En pratique, ces recommandations sont rares et de faible portée : elles n'emportent aucune obligation pour les auditeurs qui peuvent choisir le poste qu'ils souhaitent. Par ailleurs, elles ne sont transmises aux autorités de nomination qu'à l'occasion de la première affectation en juridiction puis sont versées au dossier de l'auditeur conservé par l'ENM. Dépourvues d'effet après la première nomination, ces recommandations ne sont donc pas de nature à responsabiliser les auditeurs de justice, ni à les inciter à remédier aux difficultés auxquelles ils ont pu être confrontés en cours de scolarité.

Les doutes sur les aptitudes d'un magistrat quant à l'exercice de certaines fonctions judiciaires doivent pourtant pouvoir être connus des autorités de nomination à tout moment de sa carrière, y compris les réserves exprimées lors de la formation initiale.

? Une formation continue, un contenu riche, une diffusion insuffisante

Facultative à l'origine, la formation continue est devenue obligatoire en 1982, les magistrats devant suivre deux semaines de formation par an pendant les huit premières années consécutives à leur entrée en fonction. La loi organique du 19 janvier 1995 13 ( * ) transcrivant dans le statut des magistrats un principe affirmé dans le statut général de la fonction publique 14 ( * ) a consacré un simple droit à la formation continue (cinq jours par an). Pour 2006, la durée moyenne d'une action de formation a été estimée à 4,5 jours.

Depuis 1972, l'ENM est chargée de piloter la formation continue. L'offre de formation continue est très variée . La formation continue nationale , organisée par l'antenne parisienne de l'ENM, propose de nombreux stages et séminaires en vue notamment d'accompagner des réformes législatives récentes et de soutenir les magistrats dans l'exercice de fonctions nouvelles (formation « changement de fonctions »). En parallèle, pratiquée depuis 1990 et officialisée en 1995, la formation continue déconcentrée, assurée par les cours d'appel sous la coordination de l'ENM, intervient en complément compte tenu des spécificités de chaque ressort et de l'actualité.

En 2005, 4.300 magistrats, soit 56 % du corps , ont suivi une formation continue nationale . Les participations à une action de formation dans le ressort d'une cour d'appel ont concerné 3.629 magistrats , étant précisé que ceux-ci peuvent également avoir suivi une formation nationale.

Le droit à la formation continue est donc mis en oeuvre par la majorité des magistrats mais reste encore théorique pour une part significative de ce corps. Ainsi, plus d'une trentaine de programmes de formation continue initialement programmés par l'ENM -qui concernaient tant des sujets généralistes et de réflexion (« le juge protecteur des libertés individuelles », « drogue : les enjeux des politiques publiques ») que des aspects techniques du métier de magistrat (référés, procédures rapides)- ont dû être annulés en 2005, faute d'un nombre suffisant d'inscrits.

De nombreux acteurs de l'institution judiciaire ont souhaité la généralisation de la formation continue au sein de la magistrature. Ainsi, en 2003, le CSM, pour lequel la formation continue contribue à parfaire et à transmettre la connaissance des règles déontologiques, s'est prononcé en ce sens 15 ( * ) .

Outre que ce dispositif participe au développement de la réflexion sur l'éthique des magistrats 16 ( * ) , la complexité croissante et le développement de la législation nationale, européenne ou encore internationale appellent l'actualisation des connaissances juridiques. La formation continue constitue un des moyens de garantir la compétence du magistrat et donc de le responsabiliser davantage dans l'exercice de son métier . En outre, les sessions de formation continue constituent un moment privilégié pour les échanges entre magistrats et de réflexion collective, alors même que certains exercent parfois un métier très solitaire.

La possibilité d'exercer différentes fonctions et donc différents métiers au sein d'un corps unique impose une mise à niveau préalable indispensable et une connaissance minimale des pratiques professionnelles. Il est à cet égard regrettable qu'un peu plus de 20 % des magistrats (soit 103 sur 444) ayant changé de fonctions en 2005 n'aient pas participé à une session de formation.

* 1 Rapport de la commission de réflexion sur l'éthique dans la magistrature présidée par M. Jean Cabannes, premier avocat général honoraire à la Cour de cassation.

* 2 « Au nom du peuple français - Juger après Outreau » - Rapport n° 3125 (Douzième législature) de M. Philippe Houillon, rapporteur au nom de la commission d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement, présidée par M. André Vallini.

* 3 « Quels métiers pour quelle justice ? » - Rapport n° 345 (session 2001--2002) de M. Christian Cointat au nom de la mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice présidée par M. Jean-Jacques Hyest et constituée au sein de la commission des lois.

* 4 Cf. liste des personnes entendues en annexe.

* 5 Rapport annuel d'activité 2002-2003, page 99.

* 6 Rapport annuel précité, page 88.

* 7 Rapport n° 345 (session 2001-2002) de M. Christian Cointat précité, page 140.

* 8 « La commission a reçu de nombreux témoignages de dégradation des relations entre des magistrats et des avocats. Sans qu'il soit possible de généraliser ce climat à l'ensemble des membres des deux professions, on constate que ces dissensions sont loin d'être spécifiques à l'affaire d'Outreau et sont répandues dans de nombreuses juridictions », page 443 du rapport précité de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale.

* 9 Les juges allemands reçoivent la même formation que les membres des professions juridiques (avocats notamment) et sont recrutés parmi les meilleurs étudiants en droit.

* 10 Voir l'étude de législation comparée du Sénat n° LC 164, juin 2006 annexée au présent rapport.

* 11 Des conventions ont été signées entre l'ENM d'une part et l'Ecole française du barreau de Paris et le centre régional de formation professionnelle des avocats (CRFPA) de Bordeaux, d'autre part. De nouvelles conventions sont en cours de signature avec d'autres CRFPA.

* 12 Les auditeurs choisissent ensuite leur poste sur une liste établie par la direction des services judiciaires en fonction de leur rang de classement. Ces choix sont soumis pour avis à la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature (l'avis est conforme pour un poste du siège, simple pour un poste du parquet).

* 13 Loi organique n° 95-64 du 19 janvier 1995 modifiant l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature.

* 14 Article 22 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires : « le droit à la formation permanente est reconnu aux fonctionnaires ».

* 15 « La formation continue ne doit-elle, d'ailleurs, rester qu'une faculté pour le magistrat ou doit-elle devenir, selon une périodicité à fixer, une obligation dont le non-respect délibéré ne devrait pas rester sans conséquences ? Compte tenu de l'importance de la formation continue, une telle réforme ne pourrait être que bénéfique pour l'ensemble du corps, dans l'intérêt des justiciables. » Extrait du rapport annuel d'activité du CSM pour 2003.

* 16 De nombreuses actions de formation ont été réalisées en ce domaine. Ainsi, le module « déontologie et responsabilité » qui combine les études de cas et les développements théoriques, suscite un nombre de candidatures croissant (46 en 2005 contre 71 en 2006).

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