EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est saisi en première lecture du projet de loi organique relatif à l'article 61-1 de la Constitution adopté à l'unanimité par l'Assemblée nationale le 14 septembre 2009.
La Constitution de la V ème République a institué, en 1958, un contrôle de constitutionnalité, confié au Conseil constitutionnel, exercé par voie d'action, abstrait, préalable à la promulgation de la loi et réservé aux autorités mentionnées par le deuxième alinéa de l'article 61 (Président de la République, Premier ministre, président de l'Assemblée nationale, président du Sénat et, depuis la loi constitutionnelle du 29 octobre 1974, soixante députés ou soixante sénateurs).
A l'occasion de la révision du 23 juillet 2008, le constituant a complété ce dispositif par un contrôle concret, a posteriori, ouvert aux justiciables après l'entrée en vigueur de la loi.
Ainsi, aux termes du nouvel article 61-1 de la Constitution : « Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ».
Le second alinéa de cet article réserve à une loi organique le soin de préciser les conditions d'application de ces dispositions.
Tel est l'objet du présent texte.
Le constituant était inspiré par un triple objectif :
- conférer au citoyen un droit nouveau lui permettant de faire valoir directement la protection de ses droits et libertés garantie par la Constitution en invoquant la non-conformité d'une disposition législative aux règles constitutionnelles, et créer ainsi un lien direct entre le citoyen et la Constitution;
- purger l'ordre juridique des dispositions inconstitutionnelles ;
- assurer la prééminence de la Constitution dans l'ordre juridique interne, conformément à la jurisprudence des Cours suprêmes 1 ( * ) et du Conseil Constitutionnel 2 ( * ) .
Grâce à l'introduction de la question d'inconstitutionnalité, la France comble une lacune manifeste de son Etat de droit et rejoint les autres grands Etats démocratiques qui, presque tous, connaissent depuis plusieurs décennies le contrôle de constitutionnalité a posteriori .
Le projet de loi organique a pour objet de garantir l'effectivité du nouveau droit institué par l'article 61-1 de la Constitution. Le texte proposé par le Gouvernement tel qu'il a été complété très utilement par l'Assemblée nationale, à l'initiative de sa commission des lois, apporte, à cet égard, les garanties nécessaires.
Votre commission approuve très largement les avancées proposées par les députés tout en étant attentive à l'équilibre nécessaire entre les attentes légitimes des justiciables vis-à-vis de ce nouveau droit et les exigences de la bonne administration de la justice et de la sécurité juridique, conditions sine qua non du succès de la réforme.
La mise en oeuvre de l'article 61-1 de la Constitution ouvre sans doute une nouvelle ère au contrôle de constitutionnalité en France. S'il paraît difficile de mesurer exactement l'ampleur que prendra ce nouveau contentieux, votre commission considère qu'un équilibre sera rapidement atteint, après une période initiale d'engouement, grâce à la stabilisation de la jurisprudence et des comportements des justiciables.
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I. LE CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ A POSTERIORI : UNE LACUNE DE NOTRE DROIT DÉSORMAIS COMBLÉE
A. LES RAISONS DU REFUS DU DISPOSITIF AVANT LA REFORME DES INSTITUTIONS DE 2008
1. L'hostilité traditionnelle au contrôle a posteriori de la loi
Notre tradition juridique s'est longtemps montrée rétive à un contrôle de constitutionnalité de la loi par le juge, a fortiori lorsque ce contrôle s'exerce après l'entrée en vigueur de la loi.
L'hostilité à la remise en cause de la loi trouvait sa source dans l'idée de la souveraineté du législateur, pratiquement omnipotent sous la III ème République. Vue comme l' « expression de la volonté générale » (art.6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen), la loi puisait sa force de la légitimité de son auteur et de la faiblesse de la Constitution. La formulation de l'article 91 de la Constitution de la IV ème République est à cet égard particulièrement révélatrice. Selon ce texte, le Comité constitutionnel était tenu d'examiner si « les lois votées par l'Assemblée nationale supposent une révision de la Constitution » et non si le projet de loi est conforme à la Constitution.
En effet, avant 1958 le contrôle de constitutionnalité était pratiquement inexistant, de sorte que l'introduction d'un véritable contrôle a priori , aussi limité soit-il, était symptomatique d'un changement majeur dans l'esprit du constituant. Le contrôle a priori s'est progressivement affirmé dans notre ordre juridique, grâce à l'audace de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (notamment, la décision fondatrice dite Liberté d'association , n° 71-44 DC du 16 juillet 1971) et à l'extension du droit de saisine aux soixante députés et sénateurs. Le contrôle de constitutionnalité a posteriori , connu depuis plusieurs décennies dans certaines autres démocraties occidentales, restait perçu avec méfiance.
Toutefois, le début des années 1990 a marqué un infléchissement dans les esprits. S'appuyant sur les propositions formulées dès 1989 par notre excellent collègue M. Robert Badinter, alors président du Conseil constitutionnel, le Président de la République, François Mitterrand, formait le voeu, le 14 juillet 1989, que « tout Français puisse s'adresser au Conseil constitutionnel lorsqu'il estime qu'un droit fondamental est méconnu ».
Conformément à l'objectif fixé par le Président de la République, un projet de loi constitutionnelle était déposé en mars 1990 accompagné d'un projet de loi organique.
Selon les termes de ce dernier, l'article 61 de la Constitution devait être complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Les dispositions de loi qui concernent les droits fondamentaux reconnus à toute personne par la Constitution peuvent être soumises au Conseil constitutionnel par voie d'exception à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction ».
La révision proposée renvoyait à la loi organique les modalités de mise en oeuvre du mécanisme en précisant cependant que le Conseil constitutionnel devrait être saisi par renvoi du Conseil d'État et de la Cour de cassation. Enfin, une disposition déclarée inconstitutionnelle dans ce cadre aurait cessé d'être applicable et n'aurait pas pu s'appliquer aux procédures en cours.
Le Sénat, dont le rapporteur était M. Jacques Larché, alors président de votre commission des lois, avait admis le principe du contrôle de constitutionalité exercé a posteriori par voie d'exception mais en l'assortissant de nombreuses réserves. En rendant inapplicable erga omnes une disposition déclarée inconstitutionnelle, le Conseil constitutionnel se voyait, selon le rapporteur, reconnaître un pouvoir d'abrogation de la loi qui n'appartenait jusqu'à présent qu'au Parlement 3 ( * ) .
Le Sénat avait prévu notamment une procédure de renvoi automatique devant le Parlement des lois déclarées non conformes 4 ( * ) .
Les divergences entre l'Assemblée nationale et le Sénat subsistèrent en deuxième lecture et la réforme n'aboutit pas.
En 1993, un texte très proche fut soumis aux assemblées avec un sort identique 5 ( * ) . Le comité consultatif pour la révision de la Constitution présidé par le doyen Georges Vedel avait alors préconisé la création d'un mécanisme de question préjudicielle de constitutionnalité. Un nouveau projet de révision constitutionnelle, très proche de celui de 1990, fut déposé. Le changement de majorité législative intervenu la même année ne permit pas de faire prospérer cette initiative.
* 1 Conseil d'Etat, Sarran, 30 octobre 1998, Cour de cassation, ass. plén, Fraysse, 2 juin 2000.
* 2 Décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une constitution pour l'Europe.
* 3 Rapport sur le projet de loi constitutionnelle portant révision des articles 61, 62 et 63 de la Constitution et instituant un contrôle de constitutionnalité des lois par voie d'exception, par M. Jacques Larché au nom de la commission des lois, n° 351, Sénat, 1989-1990.
* 4 Selon le rapporteur, « Ce mécanisme rétablirait dans la Constitution un contre-pouvoir parlementaire certes modeste, mais facteur d'équilibre démocratique face au pouvoir supplémentaire considérable accordé au Conseil constitutionnel. ».
* 5 Rapport sur le projet de loi constitutionnelle portant révision de la Constitution du 4 octobre 1958 et modifiant les titres VII, VIII, IX et X par MM. Etienne Dailly (Conseil Constitutionnel), Hubert Haenel (Magistrature) et Charles Jolibois (Haute cour de justice et responsabilité pénale du gouvernement) au nom de la commission des lois, n° 316, Sénat, 1992-1993.