3. Une familiarisation progressive des juridictions au contrôle de la loi a posteriori au regard du droit international
Le contrôle de conventionnalité a posteriori , né de la pratique juridictionnelle sur « habilitation » tacite du Conseil constitutionnel (cf. la décision n°74-54 DC du 15 janvier 1975, Loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse 10 ( * ) ), s'est rapidement ancré dans l'ordre juridique français.
En premier lieu, la loi française n'est plus totalement souveraine : le contrôle a posteriori a perdu la portée novatrice qu'il pouvait encore revêtir en 1990. En refusant de contrôler la conformité des lois aux traités internationaux en 1975, le Conseil constitutionnel 11 ( * ) a en effet ouvert la voie au contrôle a posteriori des lois au regard des engagements internationaux de la France 12 ( * ) -contrôle de conventionnalité d'abord par les juridictions judiciaires 13 ( * ) et, plus tardivement, par le Conseil d'État 14 ( * ) qui effectue ce type de contrôle dans un arrêt sur trois 15 ( * ) -.
Le contrôle de conventionnalité s'exerce ainsi par voie d'exception à l'initiative d'un justiciable qui conteste devant un juge l'application qui lui est faite d'une loi au motif que celle-ci est incompatible avec une convention internationale. Il appartient alors au juge de statuer directement sur ce moyen.
La loi ayant ainsi perdu son caractère virtuellement intangible, l'évolution des moeurs juridiques a conduit à la reconnaissance de l'utilité de l'introduction d'un contrôle de constitutionnalité a posteriori .
4. L'utilité désormais reconnue du contrôle a posteriori
Malgré leurs avantages respectifs et leur efficacité, le contrôle de constitutionnalité a priori et le contrôle de conventionnalité semblent insuffisants pour garantir le respect des droits fondamentaux.
Les limites du contrôle a priori
Depuis la loi constitutionnelle n° 74-904 du 29 octobre 1974 qui a ouvert à soixante députés ou soixante sénateurs la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel, rares sont les textes intéressant les libertés et droits fondamentaux qui ne soient pas soumis au Conseil constitutionnel.
Cependant, la grande lacune de ce contrôle tient au fait qu'il ne concerne pas, en principe, les lois adoptées avant 1958. En outre, le Conseil constitutionnel, s'il peut élargir le champ de son contrôle au-delà des termes de sa saisine, et procéder d'office à l'examen de l'ensemble des dispositions du projet de texte qui lui est soumis, ne procède pas systématiquement à un contrôle exhaustif de la loi. La décision de conformité ne vaut pas, sauf pour les lois organiques obligatoirement soumises à un contrôle, « brevet de constitutionnalité ». Même si le Conseil constitutionnel admet que « la régularité au regard de la Constitution d'une loi déjà promulguée peut être utilement contestée à l'occasion de l'examen des dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine » 16 ( * ) , il lui est matériellement impossible de passer au crible l'ensemble de ces dispositions. Comme le relève justement le professeur Guy Carcassonne « si le Conseil constitutionnel estime que la disposition déjà promulguée est contraire à la Constitution, il peut faire obstacle à la promulgation de celle qui la modifie, la complète ou affecte son domaine, mais il ne peut censurer celle qui est déjà en vigueur : la voilà donc formellement déclarée non conforme et, tout aussi formellement, maintenue en application ! » 17 ( * ) .
Dans ce cas il appartient au législateur seul de procéder à l'abrogation de ces dispositions 18 ( * ) .
Par ailleurs, le contrôle d'une loi, au regard de la Constitution, exercé par le Conseil d'Etat ne porte que sur les lois antérieures et manifestement contraires à une disposition constitutionnelle. Cette jurisprudence, inaugurée par l'arrêt Taddei de 1958, n'a conduit à écarter l'application de la loi que dans un nombre de cas très limité 19 ( * ) .
Les limites du contrôle de conventionnalité
Les décisions du juge judiciaire ou du juge administratif qui écartent dans un litige l'application d'une loi comme contraire à un accord international n'ont que l'autorité relative de la chose jugée : la disposition contestée n'est écartée que dans le cadre de ce litige, inter partes , mais demeure en vigueur à l'égard de tous.
Le contrôle de conventionnalité s'exerce ainsi de manière concrète, en fonction des faits de la cause avec une portée limitée au cas d'espèce.
Par ailleurs, si le contrôle de conventionnalité a certainement contribué à conforter l'Etat de droit en France, il ne revêt pas la même portée, ni dans le champ des droits concernés, ni dans la façon dont il s'exerce, que le contrôle de constitutionnalité.
Comme l'a rappelé à votre rapporteur le vice-président du Conseil d'Etat, M. Jean-Marc Sauvé, le champ des principes conventionnels -au premier chef, les droits visés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales- et celui des principes compris dans le « bloc de constitutionnalité » ne se recouvrent pas entièrement.
Il en est ainsi du principe d'égalité qui dépasse sans doute par sa portée le principe de non discrimination posé par la Convention européenne des droits de l'homme. De même, à titre d'exemple, la référence dans la Constitution au Préambule de 1946 permet d'élargir le champ des droits au-delà de ceux garantis par la convention (tel est le cas lorsque le juge constitutionnel français concilie la liberté d'entreprendre avec la protection des travailleurs).
Ainsi que l'a noté M. Jean-Marc Sauvé, certains moyens qui sont actuellement rejetés sur le terrain de la conventionnalité pourraient être accueillis sur le terrain constitutionnel 20 ( * ) . Et inversement, comme le Conseil constitutionnel l'avait lui-même affirmé dans sa décision IVG 21 ( * ) , « une loi contraire à un traité ne serait pas, pour autant, contraire à la Constitution » (considérant n°5), car il existe une « différence de nature de ces deux contrôles » (considérant n°6).
En ce qui concerne les effets du contrôle de conventionnalité et celui de constitutionnalité a posteriori , ce dernier présente davantage de garanties pour la sécurité juridique.
Malgré ses qualités, le contrôle de conventionnalité par le juge de droit commun est parfois source d'incohérence et d'imprévisibilité. En effet, l'appréciation de la conventionnalité des lois par un tribunal d'instance ou un tribunal administratif est souvent affranchie de tout contrôle (sous réserve des voies de recours à l'occasion desquelles la question est portée devant la Cour de cassation ou le Conseil d'Etat). Cela implique qu'en pratique, si le requérant demande au juge du fond d'écarter une loi au motif qu'elle est contraire à une convention internationale, et si sa prétention est satisfaite, le litige s'en arrêtera là. Ce n'est qu'en cas de contestation par l'autre partie, qui est loin d'être systématique, que l'affaire sera soumise à l'appréciation des juridictions suprêmes. Une telle incohérence est génératrice d'insécurité juridique.
Le contrôle de conventionnalité peut être source d'imprévisibilité et d'inégalité pour les justiciables. En principe, la décision du juge ordinaire qui déclare une disposition contraire à une norme conventionnelle n'est assortie que d'une autorité relative de chose jugée et ne vaut alors que pour le litige qui lui est soumis. Ainsi, la disposition écartée dans un litige demeure applicable pour les autres, ce qui est source d'inégalité entre les citoyens. L'issue de leur procès est alors tributaire de la compétence de l'avocat, ainsi que de l'appréciation casuistique par le juge ordinaire.
Le contrôle de constitutionnalité a posteriori , au contraire, permet d'assurer la sécurité juridique et l'égalité des justiciables. Selon l'article 62 alinéa 2 de la Constitution, une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution est abrogée immédiatement et erga omnes .
* 10 Selon le considérant n°7 de la décision, « il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, lorsqu'il est saisi en application de l'article 61 de la Constitution, d'examiner la conformité d'une loi aux stipulations d'un traité ou d'un accord international... ».
* 11 Conseil constitutionnel, décision n° 75-54 DC du 15 janvier 1957 sur la loi relative à l'interruption volontaire de grossesse.
* 12 Olivier Dutheillet de Lamothe, contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, in « Mélanges en l'honneur de Daniel Labetoulle », Dalloz 2007.
* 13 Cour de cassation, 24 mai 1975, Société des cafés Jacques Vabre. Dans ses conclusions, le procureur général relevait « si les dispositions de l'article 55 de la Constitution confèrent aux traités une autorité supérieure à celle des lois, elles n'impliquent pas que le respect de ce principe doive être assuré par le Conseil constitutionnel (...) [il] doit l'être par les juridictions auxquelles ce problème est posé, et il leur appartient, sous peine de déni de justice, d'y répondre ».
* 14 Conseil d'État, 20 octobre 1989, Nicolo - Le commissaire au gouvernement relevait : « on a vu que les juridictions judiciaires savent précisément s'affranchir aujourd'hui, sans le moindre complexe, du respect dû à l'autorité de la norme législative, pour faire prévaloir celle des traités. Et il y a évidemment quelque paradoxe à voir le Conseil d'État refuser d'entrer dans une telle logique par humilité pour un législateur, alors que de simples tribunaux d'instance contrôlent chaque jour, par ce biais, la validité des lois qu'ils ont à appliquer ».
* 15 O. Dutheillet de Lamothe, op. cit.
* 16 Conseil constitutionnel, décision n° 85-185 DC du 25 janvier 1985.
* 17 Guy Carcassonne, la Constitution, p. 287 (8 ème édition) Le Seuil.
* 18 Tel a d'ailleurs été le cas à la suite de la décision du Conseil constitutionnel du 15 mars 1999 : la disposition de la loi de 1985 déclarée inconstitutionnelle a été abrogée par l'article 4, 33° de l'ordonnance n° 2000-912 du 18 septembre 2000 permettant l'adoption de la partie législative du code de commerce.
* 19 L'adoption de la loi organique rendra cette jurisprudence caduque du fait de la nouvelle procédure d'abrogation explicite.
* 20 Voir par exemple les conclusions du commissaire du Gouvernement dans l'affaire Mme Boamar, arrêt de section du 7 février 2008.
* 21 La décision n°74-54 DC du 15 janvier 1975 sur la loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse, précitée.