II. UN RENFORCEMENT PAR LA COMMISSION DES LOIS DE LA SÉCURITÉ JURIDIQUE DU DISPOSITIF PROPOSÉ SANS REMISE EN CAUSE DE L'OBJECTIF POURSUIVI
Si votre commission partage l'objectif des auteurs de la proposition de loi, ce texte soulève néanmoins de nombreuses interrogations auxquelles votre commission a entendu apporter des réponses précises.
1. Des interrogations quant à l'opportunité d'une réforme législative
• Un texte qui découle d'une décision de première instance isolée
En premier lieu, comme l'ont souligné les personnes entendues par votre rapporteur, le contentieux de la responsabilité civile des gestionnaires et des propriétaires, du fait de dommages causés sur des sites naturels, est peu abondant, voire inexistant ces dernières années pour les personnes publiques.
La décision du tribunal de grande instance de Toulouse du 14 avril 2016, contre laquelle la FFME et son assureur ont interjeté appel, est un jugement isolé de première instance. Il n'existe donc pas de jurisprudence constante dans ce domaine.
Les rares décisions trouvées par votre rapporteur concernent, à la différence de l'affaire jugée à Toulouse, des sites qui n'étaient pas ouverts au public ou des aménagements qui n'avaient pas été mis en place par le gardien du site ouvert au public. Ainsi, dans un arrêt du 2 février 2017 5 ( * ) , la cour d'appel de Versailles a mis hors de cause l'Office national des forêts (ONF), en sa qualité de gestionnaire d'un site naturel, à la suite d'un accident dont fut victime un adolescent qui pratiquait le vélo tout terrain (VTT) sur un circuit aménagé de manière clandestine au sein d'une forêt domaniale. Dans cette affaire, concernant la responsabilité fondée sur la garde du circuit (alinéa premier de l'ancien article 1384 du code civil), la Cour a considéré que « le circuit [n'avait] joué qu'un rôle passif dans la survenance du dommage [et ne pouvait] donc être considéré comme en ayant été l'instrument, et l'accident [était] exclusivement imputable à l'imprudence fautive de la victime ».
Selon les personnes entendues pas votre rapporteur la quasi absence de contentieux en matière de responsabilité civile des gestionnaires et propriétaires de sites naturels n'est pas un argument en faveur du statu quo . Elle est seulement révélatrice de la très grande attention portée par ces personnes à la sécurité des pratiquants de sports de nature.
Pour votre rapporteur, l'absence de jurisprudence stabilisée sur cette question n'est pas un obstacle à l'intervention du législateur, bien au contraire. Dans un contexte de fort développement des sports de nature, il n'est pas inutile que la loi anticipe les difficultés à venir, et fixe précisément les règles applicables, pour éviter d'éventuels tâtonnements du juge.
• Un texte qui crée un nouveau régime spécial alors même qu'une grande réforme de la responsabilité civile est annoncée
Plusieurs personnes entendues par votre rapporteur se sont inquiétées de voir les régimes spéciaux se multiplier alors même que la chancellerie a engagé d'importants travaux qui devraient déboucher prochainement sur l'examen d'un projet de loi de réforme de l'ensemble des règles applicables à la responsabilité civile.
Votre rapporteur comprend parfaitement les réticences exprimées. Il tient cependant à rappeler que la responsabilité du fait des choses, telle qu'on la connaît à l'heure actuelle, est une construction jurisprudentielle initiée à la fin du XIX ème siècle pour garantir la réparation de dommages causés par des choses en dehors de toute faute prouvée de leur gardien. Elle a pris appui sur le premier alinéa de l'ancien article 1384 du code civil, devenu le premier alinéa de l'article 1242, aux termes duquel « on est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait [...] des choses que l'on a sous sa garde ». Dans l'intention du législateur de 1804, ce texte n'avait pas cette vocation. Les seules choses qui entraînaient une responsabilité sans faute du gardien étaient les bâtiments et les animaux.
Faute d'évolutions législatives depuis 1804, pour prendre en considération des problématiques qui n'existaient pas à l'époque, les juges ont tant bien que mal appliqué ce principe général, sauf exceptions 6 ( * ) , à toutes les choses : les meubles, les immeubles, les choses en mouvement ou les choses inertes qui se trouvent dans une position ou un état anormal...
En application de ce principe très général, le propriétaire d'un site naturel, ou son gestionnaire s'il avait transféré à celui-ci sa garde juridique par convention, pourra voir sa responsabilité civile engagée, pour des branches qui tombent ou des pierres qui roulent, dès lors que la victime démontre que la chose est intervenue dans la réalisation du dommage et alors même que le gardien n'a commis aucune faute. Le gardien aura alors le plus grand mal à s'exonérer de sa responsabilité car il devra prouver l'existence d'un cas de force majeure (appréciée très strictement par les juges) ou une faute de la victime.
Comme il l'a déjà fait pour certaines situations spécifiques, le législateur est donc légitime à intervenir pour créer un régime adapté aux contraintes particulières inhérentes à ces sites naturels.
C'est d'ailleurs le régime spécial applicable aux riverains des cours d'eau non domaniaux, prévu à l'article L. 214-12 du code de l'environnement, qui a inspiré les auteurs de la proposition de loi. Le dernier alinéa de cet article dispose que « la responsabilité civile des riverains des cours d'eau non domaniaux ne saurait être engagée au titre des dommages causés ou subis à l'occasion de la circulation des engins nautiques de loisir non motorisés ou de la pratique du tourisme, des loisirs et des sports nautiques qu'en raison de leurs actes fautifs ».
Certes, comme l'ont souligné certaines personnes entendues par votre rapporteur, la situation de ces propriétaires est assez différente de celle des personnes visées par la proposition de loi, puisque ce dispositif est la contrepartie de sujétions particulières.
La responsabilité des riverains des cours d'eaux non domaniaux est limitée à leurs actes fautifs pour contrebalancer la règle posée au premier alinéa de l'article L. 214-12 selon lequel « la circulation sur les cours d'eau des engins nautiques de loisir non motorisés s'effectue librement [...] ». C'est donc parce que le législateur impose aux riverains l'obligation de laisser la libre circulation sur les cours d'eau qu'il est venu limiter le jeu de leur responsabilité.
C'est dans le même esprit que l'article L. 121-37 du code de l'urbanisme dispose que « la responsabilité civile des propriétaires des terrains, voies et chemins grevés par les servitudes définies aux articles L. 121-31 et L. 12134 ne saurait être engagée au titre de dommages causés ou subis par les bénéficiaires de ces servitudes ».
Pour autant, la solution proposée par les auteurs de la proposition de loi n'est pas si novatrice puisque dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins et aux parcs naturels régionaux, l'article L. 361-1 du code de l'environnement prévoyait justement, s'agissant de la fréquentation des itinéraires de randonnée inscrits dans un plan départemental, que la responsabilité civile des propriétaires ruraux et forestiers ne pouvait être engagée « au titre des dommages causés ou subis à l'occasion de la circulation des piétons ou de la pratique d'activités de loisirs qu'en raison de leurs actes fautifs ». Ce régime a été remplacé, à compter de la loi de 2006, par les dispositions prévues à l'article L. 365-1 du code de l'environnement 7 ( * ) , que la proposition de loi entend compléter.
Comme les auteurs de la proposition de loi, votre rapporteur considère que les règles de la responsabilité civile actuelle ne sont pas adaptées à la situation particulière des espaces naturels, difficilement aménageables et alors même que les usagers recherchent justement leur caractère sauvage.
Faut-il alors attendre le grand projet de réforme de la responsabilité civile annoncé par le ministère de la justice pour intervenir ?
Votre rapporteur ne le pense pas.
Cette proposition de loi est une belle occasion pour le Sénat d'engager la réflexion sur ce sujet et de jouer pleinement son rôle de force d'initiative, comme il l'a déjà fait par le passé, en matière de consécration de la réparation du préjudice écologique 8 ( * ) par exemple. Sa rédaction doit toutefois être revue pour lui permettre d'atteindre l'objectif recherché.
2. Une rédaction qui soulève des difficultés
En premier lieu, comme l'ont relevé plusieurs personnes entendues par votre rapporteur, le dispositif proposé s'articule mal avec le reste de l'article L. 365-1 du code de l'environnement. En effet, l'article unique de la proposition de loi prévoit simplement de faire précéder l'article L. 365-1 du code de l'environnement d'un alinéa posant le principe d'une responsabilité des propriétaires ou gestionnaires d'espaces naturels limitée à leurs actes fautifs. La proposition envisage donc de maintenir en l'état la suite du texte.
Dès lors, tous les propriétaires et gestionnaires d'espaces naturels verraient leur responsabilité limitée à leurs actes fautifs, et ceux dont les terrains se situent dans l'un des espaces protégés visés par ce qui deviendrait le second alinéa de l'article L. 365-1 verraient en plus cette responsabilité « appréciée au regard des risques inhérents à la circulation dans un espace naturel [...] ».
Votre rapporteur estime que cette juxtaposition de dispositions nuit considérablement à la lisibilité du texte.
En second lieu, le dispositif lui-même soulève de multiples difficultés d'interprétation en raison de son imprécision.
À titre d'exemple, certaines personnes entendues par votre rapporteur ont estimé que l'utilisation de la notion de « responsabilité civile » n'était pas opportune puisqu'elle couvre certes la responsabilité délictuelle (responsabilité sans faute du gardien) mais aussi la responsabilité contractuelle du propriétaire ou du gestionnaire. Cela reviendrait à prévoir une exonération de responsabilité totale de ces personnes, hors les cas où elles ont commis une faute. Ainsi, par exemple, un manquement non fautif à l'obligation de sécurité mise à la charge de l'exploitant d'un site payant par la jurisprudence n'engagerait plus sa responsabilité à l'égard de la victime du dommage. Il en résulterait un transfert du risque pesant actuellement sur l'exploitant (d'une station de ski par exemple), souvent professionnel et assuré, vers son client, seulement couvert par une assurance de dommages personnels.
La notion d'« acte fautif » pose également question. Exigerait-on un acte positif ou une simple négligence ? Une inaction pourrait-elle caractériser la faute ?
Quant au champ des personnes bénéficiaires de cette exonération, la référence aux « propriétaires et gestionnaires » ne permet pas de couvrir l'ensemble des gardiens potentiels de la chose. Ainsi, le locataire du site, qui n'est pas gestionnaire, ne serait pas couvert par l'exonération alors même qu'il est le gardien de la chose.
Par ailleurs, la notion de « sites naturels » n'est pas définie en droit. Les notions utilisées dans le code de l'environnement sont essentiellement liées à des classifications administratives des lieux concernés. Il appartiendrait donc au juge de déterminer ce que sont ces sites naturels.
Enfin, l'utilisation de la notion de « circulation du public » prête à confusion car elle peut renvoyer à la circulation d'engins motorisés relevant du régime spécial de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation
Pour l'ensemble de ces raisons, à l'initiative de son rapporteur, votre commission a choisi de proposer une nouvelle rédaction complète de l'article unique de la proposition de loi.
3. La proposition de votre commission : la mise en place d'un régime de responsabilité partagée entre gardiens des espaces naturels et usagers de ces espaces
Sans remettre en cause l'objectif poursuivi par les auteurs du texte, alléger la responsabilité qui pèse sur les propriétaires ou gestionnaires de sites naturels accessibles au public, votre commission, à l'initiative de son rapporteur, a retenu une nouvelle rédaction de l'article unique de la proposition de loi ( amendent COM-1 ).
Cette nouvelle rédaction permet de lever les ambiguïtés contenues dans le texte initial.
La rédaction retenue écarte explicitement le jeu de la responsabilité du fait des choses des gardiens des sites (propriétaires, gestionnaires...) dans lesquels s'exercent les sports de nature ou les activités de loisirs, en cas de dommages subis par les pratiquants de ces sports et activités. C'est donc désormais le régime de la responsabilité pour faute qui s'appliquerait à ces hypothèses.
Cette solution repose sur la théorie de l'acceptation des risques, bien connue dans le domaine sportif. En vertu de cette théorie, celui qui accepte de participer à une activité à risque en supporte les conséquences, ce qui revient à alléger ou supprimer la responsabilité de l'auteur ou du responsable du dommage.
Cette théorie a été progressivement délaissée par la jurisprudence pour faire bénéficier les victimes du régime plus favorable de la responsabilité de plein droit du fait des choses. Le développement des assurances dans le domaine du sport n'était sans doute pas étranger à cette évolution. Par un arrêt du 4 novembre 2010, la Cour de cassation a ainsi abandonné la théorie de l'acceptation des risques 9 ( * ) , qui était déjà cantonnée aux risques liés à la compétition et au sport de haut niveau.
En restaurant cette théorie, votre commission entend revenir à une conception plus limitée de la responsabilité objective, qui a seulement pour objet de protéger la victime contre des risques créés par autrui et non de la protéger contre des risques auxquels elle participerait volontairement du fait de sa propre activité.
C'est également cette logique qui sous-tend la rédaction actuelle de l'article L. 365-1 du code de l'environnement, en vertu de laquelle la responsabilité des personnes concernées « est appréciée au regard des risques inhérents à la circulation dans des espaces naturels ayant fait l'objet d'aménagements limités dans le but de conservation des milieux ».
Cette approche aboutit à considérer que la victime accepte de prendre plus de risques dans un milieu naturel peu aménagé que dans un milieu aménagé.
Votre commission a ensuite choisi d'introduire ce dispositif dans le code du sport plutôt que dans le code de l'environnement, puisqu'il concerne la pratique des sports de nature et des activités de loisirs.
Ce choix se justifie également par le fait qu'il existe déjà dans ce code, à l'article L. 321-3-1, une autre hypothèse dans laquelle la responsabilité du fait des choses est écartée, au nom de la théorie de l'acceptation des risques : les cas de dommages matériels causés à un pratiquant sportif, par un autre pratiquant, dans des conditions strictement définies.
Par ailleurs, puisque le jeu de la responsabilité du fait des choses serait écarté dans les hypothèses visées par l'article L. 365-1 du code de l'environnement, la commission a considéré que les indications à destination du juge relatives à la prise en compte des particularités du milieu naturel pour contextualiser et atténuer, le cas échéant, la responsabilité du gardien de la chose n'avaient plus lieu d'être.
Dès lors, à l'initiative de son rapporteur, elle a adopté un amendement COM-2 , qui complète la proposition de loi par un article 2 pour abroger l'article L. 365-1 du code précité.
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Votre commission a adopté la proposition de loi ainsi modifiée.
* 5 Cour d'appel de Versailles, 2 février 2017, n° 15/01390.
* 6 Régimes spéciaux applicables aux produits défectueux ou aux accidents de la circulation par exemple.
* 7 Cet article dispose que « la responsabilité civile ou administrative des propriétaires de terrains, de la commune, de l'État ou de l'organe de gestion de l'espace naturel, à l'occasion d'accidents survenus dans le coeur d'un parc national, dans une réserve naturelle, sur un domaine relevant du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres ou sur les voies et chemins visés à l'article L. 361-1, à l'occasion de la circulation des piétons ou de la pratique d'activités de loisirs, est appréciée au regard des risques inhérents à la circulation dans des espaces naturels ayant fait l'objet d'aménagements limités dans le but de conservation des milieux, et compte tenu des mesures d'information prises, dans le cadre de la police de la circulation, par les autorités chargées d'assurer la sécurité publique ».
* 8 La proposition de loi visant à inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil, n° 546 rectifiée bis (2011-2012), déposée sur le bureau du Sénat par M. Bruno Retailleau et plusieurs de ses collègues, le 23 mai 2012, a été adoptée par le Sénat le 16 mai 2013. Ce dispositif a ensuite été repris, avec modifications, à l'article 4 de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, à l'initiative du rapporteur du texte, M. Jérôme Bignon, et de M. Bruno Retailleau. Voir avis n° 569 (2015-2016) de M. Alain ANZIANI, fait au nom de la commission des lois, déposé le 29 avril 2016. Cet avis est consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/rap/a15-569/a15-5691.pdf.
* 9 Cour de cassation, 2 ème chambre civile, 4 novembre 2010, n° 09-65.947 : « La victime d'un dommage causé par une chose peut invoquer la responsabilité résultant de l'article 1384, alinéa 1 er , du code civil, à l'encontre du gardien de la chose, instrument du dommage, sans que puisse lui être opposée son acceptation des risques ».