B. UNE DOCTRINE INFLÉCHIE, OU LES PREMIÈRES RIDES DU « NOUVEAU MONDE »
1. Le lancement d'une « revue stratégique » des entreprises du SBF 120 et de certaines entreprises jugées stratégiques
L'APE a apporté une réponse de deux natures :
- opérationnelle , d'une part, en suivant la gestion de la crise sanitaire par les entreprises du portefeuille de l'État actionnaire ;
- stratégique , d'autre part, en mesurant l'impact de la crise sanitaire sur les capacités financières des grandes entreprises à participation publique ou sans actionnariat public.
De façon immédiate, des mesures générales de soutien ont été mises en place dès la première loi de finances rectificative 20 ( * ) , avec les prêts garantis par l'État et le dispositif d'activité partielle. Il s'agissait avant tout de prévenir tout risque de liquidité.
Ensuite, l'APE a rapidement conduit une « revue stratégique » , conduisant à évaluer la situation financière et l'impact potentiel de la crise pour l'ensemble des entreprises du SBF 120, ainsi que pour certaines entreprises non cotées jugées stratégiques ou particulièrement exposées aux conséquences de la crise sanitaire.
À l'appui d'une matrice de vulnérabilité, cette revue stratégique a permis de distinguer les entreprises dont les fonds propres seraient particulièrement affectés par la crise, risquant de leur couper l'accès aux marchés pour se refinancer dans de bonnes conditions.
Sur cette base, l'APE a finalement établi une liste d'une vingtaine d'entreprises , résultant de l'application conjointe de deux critères :
- d'une part, un critère de vulnérabilité , apprécié au moyen de la revue stratégique exposée précédemment ;
- d'autre part, un critère stratégique , recouvrant soit des entreprises de secteurs de souveraineté - défense ou nucléaire par exemple - soit des sociétés exerçant un rôle majeur dans leur secteur, de sorte que leur défaillance constituerait une menace quasi systémique.
Suivies par l'APE, ces entreprises sont susceptibles, en cas de besoin manifeste, de faire l'objet d'une intervention rapide en fonds propres ou en quasi fonds propres de l'État , au moyen des crédits exceptionnels prévus par la deuxième loi de finances rectificative. C'est précisément sur la base de cette liste et des besoins potentiels identifiés que le montant de 20 milliards d'euros a été retenu.
À ce jour, l'enveloppe a fait l'objet de deux utilisations majeures, pour financer :
- d'une part, l'avance en compte courant d'actionnaire consentie au groupe Air France-KLM le 6 mai dernier, pour un montant de 3 milliards d'euros - dont plusieurs décaissements sont susceptibles d'intervenir d'ici à la fin de l'exercice ;
- d'autre part, la souscription par l'État à hauteur de 40 % de l'émission par EDF d'OCEANE 21 ( * ) en septembre dernier, pour un montant légèrement supérieur à 1 milliard d'euros .
De telles interventions ont été rendues possibles, sous conditions, par l'encadrement temporaire des aides d'État 22 ( * ) adopté par la Commission européenne en réponse à la crise sanitaire.
Désormais la question reste de savoir comment la stratégie définie au printemps sera ajustée pour tenir compte de l'inscription de la crise sanitaire dans la durée . Les solutions retenues initialement pourraient en effet être menacées par le rebond épidémique et les nouvelles mesures prises pour le contenir.
En réponse aux questions posées à ce sujet, l'APE a indiqué qu'une actualisation de la revue stratégique , déjà conduite en août à l'appui des résultats semestriels, sera à nouveau effectuée dans les prochaines semaines .
2. Un infléchissement bienvenu de la stratégie de l'État actionnaire, marquant le retour à la doctrine qui prévalait jusqu'en 2017
Plus largement, comme l'indique le Gouvernement, la crise sanitaire « a pour effet d'infléchir significativement la politique actionnariale de l'État » 23 ( * ) , avec deux évolutions principales :
- premièrement, l'interruption du programme de cessions et de « respiration » du portefeuille engagé depuis 2017 ;
- deuxièmement, le recours aux interventions en capital comme outil de soutien à l'économie.
L'APE insiste sur la gradation des outils mis en oeuvre : l'intervention en capital par le biais du compte a vocation à se déployer sur un périmètre priorisé d'entreprises stratégiques vulnérables, en cohérence avec les autres outils à la disposition, et en subsidiarité avec la mobilisation d'acteurs de marché.
Deux catégories d'entreprises sont ainsi distinguées , conduisant à des réponses différentes :
- la première catégorie regroupe des entreprises dont le modèle d'activité est durablement bouleversé , ce qui peut requérir de l'État actionnaire, en tant qu'actionnaire majoritaire ou de référence, la mobilisation de soutiens massifs en capital ;
- la seconde catégorie agrège des entreprises , certes touchées par la crise sanitaire, mais qui pourront retrouver un développement rentable assez rapidement une fois la crise jugulée , ce qui peut conduire, de façon ponctuelle et sélective, l'État actionnaire à les soutenir afin de les aider à relancer leur activité.
Le rapporteur spécial approuve cette réorientation du Gouvernement , qui admet finalement de façon explicite le recours à l'intervention en capital comme outil de politique économique.
Un tel choix correspond à la conviction profonde du rapporteur spécial, qui avait dénoncé le choix initial du Gouvernement en 2017 d'atrophier la stratégie de l'État actionnaire.
L'intervention directe en capital par la puissance publique offre une solution aux carences du marché , a fortiori en période exceptionnelle comme celle que nous traversons actuellement. Elle peut s'imposer pour soutenir ou sauver des entreprises jugées stratégiques au plan national ou territorial.
Force est de constater que, sous couvert d'une respiration du portefeuille et d'un objectif de financement de l'innovation dite « de rupture », la nouvelle doctrine a rapidement démontré ses limites . C'est bien un retour à la doctrine définie sous la mandature du président François Hollande en janvier 2014 que le Gouvernement met en oeuvre aujourd'hui, comme le détaille l'encadré ci-après.
L'infléchissement de la doctrine de
l'État actionnaire,
ou le retour à la doctrine de
2014
Une doctrine d'investissement avait, pour la première fois, été explicitement formalisée par un Gouvernement au moyen d'une communication en Conseil des ministres le 15 janvier 2014.
À cette occasion, quatre objectifs d'intervention avaient été retenus :
- la souveraineté , pour contrôler les entreprises intervenant dans des secteurs stratégiques et sensibles ;
- les infrastructures et opérateurs de service public, afin de s'assurer de l'existence « d'opérateurs résilients pour pourvoir aux besoins fondamentaux du pays » ;
- l'accompagnement de secteurs et filières stratégiques pour la croissance économique nationale ;
- le sauvetage , lorsque la disparition d'une entreprise présenterait un risque systémique avéré.
En 2017, le nouveau Gouvernement avait rapidement fait part de son intention d'initier un programme de cessions, conduisant à ne retenir que trois types de justifications à une participation publique, à savoir pour :
- les entreprises stratégiques qui contribuent à la souveraineté de notre pays (défense et nucléaire) ;
- les entreprises participant à des missions de service public ou d'intérêt général national ou local pour lesquelles l'État ne détient pas de leviers non actionnariaux suffisants pour préserver les intérêts publics ;
- les entreprises pour lesquelles il existe un risque systémique.
De fait, l'accompagnement de secteurs et filières stratégiques pour la croissance économique nationale avait été retiré.
Source : commission des finances du Sénat
3. Un infléchissement au milieu du gué, ou l'incompréhensible décision de prolonger la débudgétisation du fonds pour l'innovation
Compte tenu de cet infléchissement, le choix de maintenir et de confirmer le fonds pour l'innovation et l'industrie (FII) ne peut que surprendre.
Pour mémoire, la création de ce fonds en janvier 2018 s'inscrit directement dans le sillage de la réorientation des capitaux publics souhaitée par le Gouvernement. Placé sous la responsabilité de l'EPIC Bpifrance, le fonds devait, à terme, disposer d'une dotation en numéraire de 10 milliards d'euros, abondée par les produits tirés du programme de cessions que le Gouvernement entendait conduire. Dans l'attente, il avait reçu dès 2018 une dotation de 1,6 milliard d'euros en numéraire et un prêt de titres EDF et Thalès par l'État.
L'objectif est, par le rendement tiré de sa dotation, que le fonds soutienne des projets d'innovation, pour un montant de 250 millions d'euros par an environ.
Toutefois, ses ressources sont fortement affectées par la diminution des dividendes perçus par l'État en 2020 (cf. infra ).
Pour le fonds, il en aurait résulté une capacité d'action fortement amputée dès 2020, à rebours de l'objectif de stabilité des soutiens à l'innovation mobilisé par le Gouvernement pour justifier ce mécanisme.
C'est précisément pour surmonter cette difficulté et ne pas admettre l'impasse dans laquelle se trouvait le fonds pour l'innovation que le Gouvernement a fait, en juillet dernier, le choix de compléter sa dotation en numéraire , par le versement du produit retiré de la cession de la Française des jeux 24 ( * ) .
De fait, après avoir sollicité du Parlement une ouverture exceptionnelle de 20 milliards d'euros pour intervenir en urgence au soutien d'entreprises en difficulté, le Gouvernement a soustrait 2 milliards d'euros du compte pour abonder un mécanisme alambiqué peinant à occulter une débudgétisation.
Le rapporteur spécial ne peut que critiquer vigoureusement ce choix et réitérer son appel, formulé dès la genèse de ce projet, à l'abandonner au profit de crédits budgétaires.
* 20 Loi n° 2020-289 du 23 mars 2020 de finances rectificative pour 2020.
* 21 Obligations convertibles ou échangeables en actions nouvelles ou existantes.
* 22 Plus particulièrement, par le deuxième amendement du 13 mai 2020 apporté au cadre temporaire publié par la Commission européenne le 20 mars 2020.
* 23 Projet annuel de performances du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » annexé au présent projet de loi de finances pour 2021, p.18.
* 24 En contrepartie, il a été procédé le 23 octobre à une reprise partielle des actions EDF dont le FII était doté, pour un ensemble de 61 millions d'actions dont la valeur calculée au cours de bourse à la clôture du 23 octobre s'élève à plus de 636 millions d'euros.