N° 469
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022
Enregistré à la Présidence du Sénat le 9 février 2022
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission de la culture, de
l'éducation et de la communication (1)
sur le projet de loi,
adopté par l'Assemblée nationale après engagement
de la procédure accélérée,
relatif
à la
restitution
ou la
remise
de
certains
biens culturels
aux
ayants
droit
de leurs
propriétaires
victimes
de
persécutions
antisémites
,
Par Mme Béatrice GOSSELIN,
Sénatrice
(1) Cette commission est composée de : M. Laurent Lafon , président ; M. Max Brisson, Mme Laure Darcos, MM. Stéphane Piednoir, Michel Savin, Mme Sylvie Robert, MM. David Assouline, Julien Bargeton, Pierre Ouzoulias, Bernard Fialaire, Jean-Pierre Decool, Mme Monique de Marco , vice-présidents ; Mmes Céline Boulay-Espéronnier, Else Joseph, Marie-Pierre Monier, Sonia de La Provôté , secrétaires ; MM. Maurice Antiste, Jérémy Bacchi, Mmes Annick Billon, Alexandra Borchio Fontimp, Toine Bourrat, Céline Brulin, Samantha Cazebonne, M. Yan Chantrel, Mme Nathalie Delattre, M. Thomas Dossus, Mmes Sabine Drexler, Laurence Garnier, Béatrice Gosselin, MM. Jacques Grosperrin, Jean Hingray, Jean-Raymond Hugonet, Claude Kern, Mikaele Kulimoetoke, Michel Laugier, Pierre-Antoine Levi, Jean-Jacques Lozach, Jacques-Bernard Magner, Jean Louis Masson, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Philippe Nachbar, Olivier Paccaud, Damien Regnard, Bruno Retailleau, Mme Elsa Schalck, M. Lucien Stanzione, Mmes Sabine Van Heghe, Anne Ventalon, M. Cédric Vial .
Voir les numéros :
Assemblée nationale ( 15 ème législ.) : |
4632 , 4911 et T.A. 765 |
Sénat : |
395 et 470 (2021-2022) |
L'ESSENTIEL
Le projet de loi relatif à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites, adopté par l'Assemblée nationale en première lecture le mardi 25 janvier 2022, vise à faire sortir des collections publiques quinze oeuvres d'art afin qu'elles puissent être rendues aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites pendant la période du nazisme.
Si ce texte, composé de quatre articles, est extrêmement simple dans son objet comme dans sa présentation, la commission de la culture, de l'éducation et de la communication a considéré qu'il n'en revêtait pas moins une portée majeure .
D'une part, il présente un caractère inédit , puisqu'il constitue le premier texte de loi visant à faire sortir des collections publiques des biens spoliés ou acquis dans des conditions troubles pendant la période du nazisme afin de les restituer à des personnes physiques . Il fournit donc au Parlement l'occasion d'exprimer sa volonté politique sur l'enjeu crucial de la réparation des spoliations.
D'autre part, il traduit l'engagement de la France à faire oeuvre de justice et à contribuer à la mémoire des victimes des crimes antisémites . Il manifeste clairement la volonté de notre pays de faire mieux en matière de restitution de biens spoliés, même si cette démarche devra sans doute être encore renforcée pour y répondre à l'avenir de manière pleinement satisfaisante.
Consciente de l'importance de permettre un retour rapide des oeuvres concernées aux familles des victimes pour contribuer à restaurer leur identité, leur dignité et leur mémoire, mais aussi de rendre possible la restitution du tableau de Maurice Utrillo en faveur de laquelle le conseil municipal de Sannois s'est prononcé à l'unanimité il y a déjà quatre ans, la commission de la culture n'a pas souhaité amender ce projet de loi afin d'en garantir l'adoption définitive dans les meilleurs délais .
I. POURQUOI UN TEXTE DE LOI AFIN DE RENDRE CES oeUVRES ?
A. L'OBJECTIF DU PROJET DE LOI : RENDRE DES oeUVRES APPARTENANT AUX COLLECTIONS PUBLIQUES
Le présent projet de loi comporte quatre articles poursuivant un même objectif : celui de rendre, dans un délai d'un an, des oeuvres appartenant aux collections de plusieurs musées nationaux et d'un musée territorial aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites pendant la période du nazisme. L'ensemble de ces oeuvres a fait l'objet d'une demande de restitution formelle de la part des ayants droit.
1. Trois articles visant à restituer des oeuvres spoliées
Les articles 1 er et 3 du projet de loi, ainsi que l'article 4 introduit par amendement à l'initiative du Gouvernement en première lecture à l'Assemblée nationale, visent à restituer aux ayants droit de leurs propriétaires légitimes trois oeuvres qui se sont révélées, postérieurement à leur entrée dans les collections publiques, constituer des oeuvres spoliées .
Le parcours de ces oeuvres a fait l'objet d'une enquête minutieuse de la part des services du ministère de la culture et des musées dans lesquels ils sont aujourd'hui conservés pour s'assurer que les tableaux en question correspondaient bien aux tableaux réclamés.
Principaux éléments sur l'histoire de ces trois oeuvres spoliées
? L'article 1 er du projet de loi vise à restituer aux ayants droit de Nora Stiasny le tableau de Gustav Klimt, Rosier sous les arbres , acquis auprès d'une galerie par l'État français en 1980 et conservé au musée d'Orsay.
Il s'avère que cette oeuvre a été vendue à vil prix pour subsister par Nora Stiasny en août 1938 à Vienne, quelques mois après l'Anschluss et le début des persécutions antisémites.
Les ayants droit de Nora Stiasny ayant appris grâce à des documents d'archives à la fin des années 1990 que leur aïeule avait vendu sous la contrainte un tableau de Gustav Klimt intitulé Pommier , ils ont d'abord présenté une demande de restitution aux autorités autrichiennes portant sur le tableau Pommier II , qui était conservé au musée du Belvédère de Vienne. Le tableau leur fut restitué en novembre 2001, même si des doutes subsistaient sur la correspondance de l'oeuvre. Les recherches archivistiques se sont poursuivies et la mise au jour de nouveaux documents en 2016 ont mis en évidence l'erreur sur l'oeuvre restituée. C'est sur cette base que les ayants droit de Nora Stiasny ont adressé en 2019 une demande de restitution du tableau Rosiers sous les arbres .
? L'article 3 vise à restituer à l'ayant droit de Georges Bernheim le tableau de Maurice Utrillo, Carrefour à Sannois , acquis par la ville de Sannois pour son musée Valadon-Utrillo au cours d'une vente aux enchères organisée à Londres en 2004 par la maison de vente Sotheby's.
Cette oeuvre s'avère avoir été volée au domicile du marchand d'art Georges Bernheim par le service allemand de pillage, l'Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) , en 1940. L'oeuvre est identifiée par la liste et les photographies des biens pillés par l'ERR.
Cette spoliation a été reconnue par la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliation (CIVS) le 16 février 2018, la conduisant à recommander la restitution du tableau.
Le conseil municipal de la ville de Sannois, dont cette oeuvre est aujourd'hui la propriété, s'est déjà prononcé, en mai 2018, en faveur de cette restitution et attend depuis l'adoption de ce projet de loi pour qu'elle soit effective.
? L'article 4 vise à restituer aux ayants droit de David Cender le tableau de Marc Chagall, Le Père , conservé dans les collections du musée national d'art moderne et exposé au musée d'art et d'histoire du judaïsme dans le cadre d'un dépôt.
Cette oeuvre a été volée en Pologne après l'internement de son propriétaire dans le ghetto de Lodz en 1940. La propriété de David Cender et la spoliation de cette oeuvre ont été reconnues par un tribunal allemand en 1972 dans le cadre des procédures d'indemnisation mises en oeuvre par l'Allemagne (loi Brüg), bien que le juge ait rejeté la demande d'indemnisation dans la mesure où il n'existait pas de preuve que l'oeuvre ait transité par le territoire allemand pendant la guerre comme la loi Brüg l'exige. La description faite de ce tableau par David Cender correspond parfaitement à celle du tableau conservé au musée national d'art moderne.
Le parcours de cette oeuvre reste toutefois très singulier et marqué par plusieurs zones d'ombres qui n'ont pas pu être élucidées entre 1914 et 1928 puis entre 1940 et 1953. En effet, l'oeuvre est entrée dans les collections du musée national d'art moderne en 1988 par dation en paiement des droits de succession de l'artiste. Elle se trouvait à nouveau en la possession de Marc Chagall à compter des années 1950. L'une des hypothèses émises serait que cette oeuvre aurait pu faire partie des oeuvres qui ont été dérobées à Marc Chagall dans son atelier parisien pendant la Première Guerre mondiale, alors qu'il était reparti en Russie. N'ayant pas déclaré ce vol à son retour en France dans les années 1920, il aurait pu chercher à racheter certaines des oeuvres qui lui avaient été subtilisées, parmi lesquelles ce tableau qui avait une forte dimension symbolique pour lui, puisqu'il s'agissait de l'unique tableau qu'il avait peint représentant son père.
2. Un article visant à remettre des oeuvres acquises par l'État dans des circonstances troubles sous l'Occupation
L'article 2 vise à faire sortir des collections publiques douze oeuvres achetées par l'État au cours d'une vente aux enchères organisée en 1942 à Nice par sa famille pour disperser une partie de sa collection après son décès.
Il traduit une recommandation de la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliation (CIVS) du 17 mai 2021 qui a estimé que, même si la vente en question n'avait pas revêtu à ses yeux un caractère spoliateur, l'État aurait dû s'abstenir d'y enchérir, dans la mesure où le conservateur qui y a enchéri pour le compte de l'État avait eu connaissance des mesures d'aryanisation intervenues après son lancement, notamment la nomination d'un administrateur provisoire chargé de gérer le produit de la vente. La CIVS a donc préconisé que les oeuvres soient rendues aux ayants droit pour des motifs d'équité .
L'absence de reconnaissance du caractère spoliateur de cette vente par la CIVS explique le recours au verbe « remettre » et non au verbe « restituer » pour qualifier le retour de ces oeuvres dans la famille de leur propriétaire.