N° 134
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 novembre 2024
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur la proposition de résolution européenne en application de l'article 73 quinquies du Règlement, visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux des femmes en Afghanistan commises par le régime des talibans,
Par Mme Gisèle JOURDA,
Sénatrice
(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. Joël Guerriau, Jean-Baptiste Lemoyne, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, André Guiol, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mmes Gisèle Jourda, Mireille Jouve, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Claude Malhuret, Didier Marie, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.
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Sénat : |
762 (2023-2024), 50, 51 et 135 (2024-2025) |
ATTEINTES AUX DROITS FONDAMENTAUX DES FEMMES EN AFGHANISTAN
1. LES TALIBANS SONT REVENUS AU POUVOIR EN 2021, PLONGEANT À NOUVEAU LE PAYS DANS L'OBSCURANTISME
A. Origine des Talibans et première prise du pouvoir
Les Talibans sont les tenants d'une version extrêmement rigoriste de l'islam, dérivant du déobandisme, un courant né dans l'Inde sous domination britannique. D'ethnie pashtoune - une population répartie entre le Pakistan et le Sud et l'Est de l'Afghanistan - ils se définissent avant tout comme un mouvement national, au contraire des mouvements djihadistes internationaux. Formés dans des madrasas (écoles religieuses) du Pakistan, ils ont dans les années 1980 bénéficié du financement des puissances du bloc de l'Ouest alors en lutte contre l'Union soviétique, qui avait envahi l'Afghanistan en 1979. Au milieu de la guerre civile inter-afghane, ils prennent Kaboul le 27 septembre 1996 et imposent une première fois leur version extrême de l'islam : persécution des minorités religieuses, vandalisme patrimonial, avec la destruction des bouddhas de Bamiyan, châtiments corporels et exécutions publiques, et enfin enfermement et asservissement des femmes, qui se voient notamment imposer le port de la burqa couvrant entièrement leur visage.
B. 2001-2021 : la reconstruction inachevée de l'Afghanistan
Le 7 octobre 2001, devant le refus du mollah Omar, alors chef des Talibans, de livrer Oussama ben Laden, architecte des attentats du 11-septembre, les Etats-Unis déclenchent l'invasion du pays. C'est l'opération Enduring Freedom, qui se prolonge jusqu'à 2014 ; en parallèle, l'OTAN met sur place sa propre opération1(*) (ISAF, International Security Assistance Force) afin d'aider à l'Afghanistan à mettre sur pied des institutions de gouvernement, de former une armée afghane et de poursuivre la répression du mouvement taliban.
La reconstruction des institutions est actée par la Constitution de 2004, adopté par une Loya Jirga, forme d'assemblée constituante dont sont exclus les Talibans. L'Afghanistan devient une République islamique, dotée d'institutions parlementaires, avec un président, un gouvernement et un Parlement bicaméral2(*). L'Afghanistan connaît alors un fort développement humain et social, avec l'émergence d'une véritable vie politique ; par ailleurs les femmes sont les premières bénéficiaires de ce renouveau. Elles ont désormais accès à l'éducation, avec 3,3 millions de jeunes filles scolarisées, et à la plupart des emplois ; elles sont représentées au Parlement. Entre 2002 et 2021, leur espérance de vie est passée de 57 à 66 ans.
Malgré cela, le bilan des vingt années de présence internationale est contrasté. Le développement, d'abord, a principalement bénéficié aux grands centres urbains : Kaboul, passée de 800 000 habitants en 1996 à 5 millions en 2021, et dans une moindre mesure Herat ou Mazar-i-Sharif. Les campagnes sont restées relativement en marge : moins irriguées par le réseau des ONG, elles ont aussi subi à la fois les attaques des Taliban et les opérations de contre-insurrection de la coalition internationale. Cela a fait dire à un chercheur auditionné par le groupe d'amitié France-Afghanistan que « la césure entre citadins et ruraux est la principale ligne de fracture de la société afghane, avec celle qui sépare chiites et sunnites »3(*). De plus, l'État afghan n'a pas réussi à construire une légitimité auprès du peuple afghan et la propagande des Talibans a présenté ce gouvernement et ces institutions comme des greffons de l'étranger, eux-mêmes se réclamant d'une afghanité authentique et islamique.
C. L'échec cuisant de 2021 et la nouvelle plongée dans la nuit
Le retour au pouvoir des Talibans a d'une certaine mesure été préparé par les Etats-Unis eux-mêmes. Constatant que les milliards de dollars déversés sur l'Afghanistan avaient échoué à éliminer totalement le mouvement taliban, le président Trump lance à Doha des pourparlers directs avec les Talibans, sans même y associer les autorités afghanes. L'accord de Doha du 29 février 2020 prévoit le retrait des troupes américaines et de l'OTAN. En échange, les Talibans s'engagent à lutter contre le terrorisme international, principalement incarné par Daech. On prévoit enfin des négociations inter-afghanes.
Celles-ci n'ont jamais eu lieu : désormais en position de force, les Talibans ont lancé début 2021 leur offensive finale, qui aboutit à la prise de Kaboul le 15 août 2021. L'armée afghane, pourtant formée par la coalition occidentale, n'a que très peu résisté. Les troupes internationales n'ont d'autre choix que de se retirer, laissant la population afghane face à ses anciens et nouveaux maîtres.
II. ET MAINTENANT ?
Les sanctions dont faisait déjà l'objet le mouvement taliban depuis 1998 ont été réimposées au nouveau régime. Mais un certain pragmatisme s'est également fait jour, qui s'explique à la fois par la nécessité d'aider la population afghane dans un pays menacé d'effondrement, et par l'opportunité d'une coordination sécuritaire alors que d'autres groupes terroristes opposés aux Talibans opèrent en Afghanistan.
A. Malgré le régime de sanctions, l'ONU a ouvert des discussions avec les Talibans
Les Talibans font depuis 1999 l'objet de sanctions qui consistent principalement en un gel des avoirs, une interdiction de voyager visant les principaux dirigeants du mouvement et un embargo sur les armes. Le régime de sanctions a été reconduit par la résolution 2716 du Conseil de Sécurité du 14 décembre 2023, qui reconduisait le régime prévu par la résolution 2255 du 21 décembre 2015.
L'objet de ces sanctions est de forcer les Talibans à accepter les conditions édictées par la résolution 2593 du 30 août 2021, adoptée juste après le retour au pouvoir de ceux-ci :
· garantir la formation d'un « gouvernement inclusif »,
· lutter contre le terrorisme,
· s'engager pour le respect des droits humains, notamment des femmes et des filles,
· lever des obstacles à l'aide humanitaire,
· autoriser les Afghans qui le souhaitent à quitter le pays.
Parmi ces conditions, aucune n'est réellement remplie ; en outre, la première et la troisième sont totalement incompatibles avec l'idéologie des Talibans.
Mesures prises contre les femmes depuis 20214(*)
- mars 2022 : interdiction de l'enseignement secondaire
- novembre 2022 : interdiction d'accès à certains lieux publics (parcs, salles de sport)
- décembre 2022 : interdiction de l'enseignement universitaire
- juillet 2023 : suppression des salons de beauté
- mars 2024 : annonce du rétablissement des lapidations publiques
- août 2024 : interdiction de se déplacer sans tuteur masculin
- août 2024 : interdiction de faire entendre leur voix en public
- août 2024 : obligation de se couvrir le corps et le visage
L'ONU a néanmoins accepté d'ouvrir des discussions avec le régime taliban à Doha, dans des conditions qui ont été vivement contestées par certains pays, notamment la France et les Etats-Unis. Lors de la première rencontre de Doha, en mai 2023, les Talibans n'ont pas été invités ; lors de la deuxième, en février 2024, ils ont refusé d'y participer. En revanche, un troisième round de discussions a été ouvert les 30 juin et 1er juillet, auquel participaient des représentants des Talibans, mais sans représentants de la société civile, reçus séparément.
B. Au niveau des Etats, un large spectre d'attitudes, de l'intransigeance au pragmatisme
La communauté internationale, dans l'attitude vis-à-vis du régime, peut se diviser en quatre groupes : quatre positions vis-à-vis du nouveau régime :
· les pays de la région - Inde, Chine, Pakistan, Russie, Iran - qui, sans aller jusqu'à la reconnaissance, ont des relations diplomatiques avec l'Afghanistan, mettant la question des droits humains de côté ;
· le monde musulman dans son ensemble, qui est partagé : certains pays comme l'Indonésie sont très actifs pour dissocier l'islam de l'extrémisme des Talibans, mais d'autres choisissent de faire usage de leurs liens avec la nébuleuse islamiste pour jouer un rôle de médiateurs - c'est le rôle du Qatar ;
· les pays « donateurs », c'est-à-dire les pays d'Europe de l'Ouest et les Etats-Unis principalement, qui portent à bout de bras l'économie afghane et se divisent en deux sous-groupes :
o des pays comme la Norvège qui défendent une utilisation pragmatique de la carotte et du bâton afin d'inciter les Talibans à assouplir leur gouvernance ;
o des pays plus intransigeants comme la France, qui estiment que les principes définis dans la résolution 2593 doivent être défendus sans concession.
C. Des contacts maintenus pour l'humanitaire... et le sécuritaire
Au-delà des discussions officielles, la communauté internationale maintient des contacts au niveau local avec les Talibans, ne serait-ce que pour garantir la sécurité des ONG. L'aide humanitaire ne s'est pas interrompue avec la chute du précédent régime, loin de là. Au total, l'aide américaine aurait atteint à elle seule 20,7 milliards de dollars5(*) depuis 2021. Le budget total des programmes des Etats-Unis en cours en Afghanistan, principalement par le canal de l'USAID, s'élève à plus de 770 millions de dollars6(*).
Les ONG arrivent encore à opérer sur le terrain moyennant des memoranda of understanding imposés par les autorités talibanes7(*). Celles-ci ont besoin d'aide humanitaire et dans certains cas autorisent les femmes à travailler (notamment parce qu'il n'est pas acceptable pour ceux-ci qu'une femme soit examinée par un médecin homme). Aussi la rapportrice estime-t-elle indispensable que le soutien aux ONG soit maintenu et même renforcé ; elle a fait adopter un amendement en ce sens par la commission.
Enfin, la coopération sécuritaire s'est poursuivie à bas bruit dans un pays où sévit l'Etat islamique au Khorasan, émanation de Daech, qui s'est rendu coupable d'attentats spectaculaires en Afghanistan même - l'attentat suicide de l'aéroport de Kaboul au moment de la prise de la ville par les Talibans - mais aussi d'un attentat qui fait plus de 100 morts en Iran en janvier 2024 et de l'attaque de Moscou, le 22 mars, qui a fait 145 morts. Les Talibans se sont faits forts d'éliminer ce mouvement djihadiste international qui conteste leur autorité.
III. LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE N°762 DÉPOSÉE PAR M. PASCAL ALLIZARD ET LA POSITION DE LA COMMISSION
La commission des affaires européennes a adopté la proposition de résolution de M. Pascal Allizard en la renforçant, notamment par un ensemble de références juridiques et conventionnelles. Sur proposition de sa rapportrice Mme Gisèle Jourda, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a également adopté, le mercredi 13 novembre 2024, cette proposition de résolution en y ajoutant notamment :
- des précisions rédactionnelles,
- une référence au soutien nécessaire à apporter aux ONG qui travaillent toujours en Afghanistan,
- un alinéa soulignant que les discriminations imposées aux femmes rejaillissent sur la société afghane toute entière.
EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 12 novembre 2024, sous la présidence de M. Cédric Perrin, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport et du texte de la commission sur la proposition de résolution européenne, déposée en application de l'article 73 quinquies du Règlement et adoptée par la commission des affaires européennes, visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux des femmes en Afghanistan commises par le régime des Talibans.
M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons une proposition de résolution européenne (PPRE) de Pascal Allizard, sur la prise de mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux des femmes en Afghanistan commises par le régime des Talibans.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Je tiens à remercier notre collègue Pascal Allizard d'avoir eu l'initiative de la proposition de cette PPRE, que la commission des affaires européennes a adopté le 17 octobre dernier avec plusieurs amendements.
En complément du rapport très complet rédigé par nos collègues, un propos préliminaire s'impose sur les circonstances du retour au pouvoir des Talibans en 2021, qui a plongé l'Afghanistan dans la nuit.
Comme d'autres causes tout aussi justes, celle des Afghans avait fini, après les milliards déversés par la communauté internationale, par susciter une forme de lassitude. Devant les échecs répétés à résorber le mouvement taliban, les Etats-Unis ont, sous l'impulsion du président d'alors Donald Trump, engagé des négociations directes avec ce dernier, sans même y associer le gouvernement afghan. L'accord de Doha signé le 29 février 2020 prévoyait que les Talibans s'abstiendraient désormais d'attaquer directement les forces de la coalition et de soutenir le terrorisme international ; en échange de quoi les troupes étrangères se retireraient au bout de 14 mois. L'accord prévoyait aussi l'ouverture d'un processus de réconciliation inter-afghane.
En réalité, en négligeant d'associer le gouvernement aux discussions, on lui portait un coup fatal. Sa légitimité était minée, celle des Talibans renforcée ; ces derniers n'avaient aucune raison d'engager un processus de réconciliation avec une autorité qu'ils n'avaient jamais reconnue. L'accord était donc, dans une très large part, un faux-semblant qui permettait aux Etats-Unis de mettre fin au gouffre financier qu'était l'aide financière et militaire à l'Afghanistan. L'Union européenne était, elle, demeurée largement spectatrice.
C'est ainsi que le 1er mai 2021, à l'issue de la période des 14 mois prévue par l'accord, les troupes internationales commençaient leur retrait ; les Talibans lançaient au même moment une grande offensive. L'armée afghane, entraînée et équipée par les forces internationales, n'a tenu que quelques semaines. Dans de nombreuses provinces, la reddition a été négociée, sans combat, avec les Talibans.
Depuis, ces derniers font ce qu'ils savent faire de mieux : discriminer, opprimer, contrôler. Les femmes sont évidemment les premières cibles. Malgré les espoirs exprimés par certains à leur arrivée au pouvoir, les Talibans n'ont pas changé depuis 2001. Ils sont sans doute devenus un peu plus habiles, mais le fond reste le même. Ainsi, ils n'ont pas réimposé tout de suite les restrictions sur les femmes. Elles reviennent progressivement. Si le ministère pour la promotion de la vertu et la répression du vice a immédiatement été rétabli, ils ont attendu mars 2022 pour interdire l'enseignement secondaire aux jeunes filles, décembre 2022 pour leur fermer les portes des universités. En novembre de la même année, une série de lieux publics leur étaient défendus ; à la même période, elles ont perdu le droit d'exercer un emploi dans certains secteurs dont l'enseignement.
En août dernier, une nouvelle série de mesures est prise : interdiction de se déplacer sans tuteur masculin, obligation de se couvrir le corps et le visage, interdiction de tout contact visuel avec un homme qui n'est pas de la famille, interdiction de chanter ou de prendre la parole en public.
Les Talibans poursuivent ainsi une stratégie d'étouffement progressif des femmes, allant jusqu'à les priver littéralement de leur voix. L'Afghanistan est en train de redevenir une prison pour elles, alors que les acquis des vingt années de présence internationale sont brutalement remis en cause.
Y a-t-il malgré tout des motifs d'espoir ? Sans doute, car l'Afghanistan de 2021 n'est pas celui de 2001. On pouvait, il y a plus de vingt ans, condamner une population à l'ignorance en la privant d'accès au savoir. À l'ère d'internet, c'est beaucoup plus difficile. De plus, vingt années de relative ouverture, notamment dans le domaine de l'éducation, ne peuvent s'effacer d'un trait de plume. Il est donc probable que les Afghans ne se résigneront pas à voir la porte se refermer - encore faut-il que la pression internationale se maintienne.
Face aux nouveaux maîtres de Kaboul, la communauté internationale affiche une unanimité de façade. Les sanctions qui frappent les Talibans depuis 1999 ont été reconduites par le Conseil de sécurité en décembre 2023, à l'unanimité. Mais en réalité, les attitudes vis-à-vis du régime varient. D'abord, les pays du voisinage immédiat et de la région se sont accommodés, de fait, du retour des Talibans, même s'ils ne reconnaissent pas leur régime. Au demeurant, l'Iran, la Russie, la Chine n'ont jamais fait des droits des femmes une priorité. De plus, ils ne sont pas pressés de voir revenir une présence occidentale.
Du côté des anciens partenaires de la coalition, des divergences se font jour également. Certains pays du Nord, comme la Norvège, sont partisans de nouer un dialogue avec les Talibans, afin d'éviter une radicalisation encore plus grande. Le Japon est également sur cette ligne.
D'autres, dont la France, estiment qu'il ne faut au contraire pas céder sur les principes, car les Talibans s'empressent de mettre en scène toute concession comme une victoire et un pas vers la reconnaissance. Ce fut le cas lors de la rencontre de Doha les 30 juin et 1er juillet entre une délégation des Nations-Unies, dirigée par Roza Otunbayeva, directrice de la Mission d'assistance des Nations Unies en Afghanistan (Manua), et les Talibans. L'ONU a en effet accepté de recevoir séparément des représentants de la société civile, validant ainsi la démarche d'exclusion des Talibans.
Dans ce contexte, la PPRE de notre collègue Pascal Allizard est particulièrement bienvenue. Elle vient en soutien de la position de la France, qui consiste à ne rien céder sur les principes, et à réaffirmer la nécessité d'un respect inconditionnel des droits des femmes et des jeunes filles. Cette PPRE a été adoptée par la commission des affaires européennes le 17 octobre dernier ; il nous revenait, en tant que commission compétente sur le fond, de l'examiner dans un délai d'un mois.
Je vous proposerai plusieurs amendements qui visent à préciser le propos. Certains sont de forme : ils tendent à corriger certaines expressions.
Un autre fait mention du soutien indispensable aux ONG qui oeuvrent en Afghanistan. Nous avons des associations toujours actives là-bas, certaines très anciennes, ainsi qu'un hôpital de pointe installé à Kaboul, l'Institut français pour la mère et l'enfant.
Enfin, j'ai souhaité l'ajout d'un alinéa pour réaffirmer avec force que toute discussion avec les Talibans doit inclure des représentants de la société civile afghane, et notamment des femmes.
Je souhaite, pour finir, appeler à tirer les leçons de l'Afghanistan. Elles sont accablantes : après vingt ans de présence massive dans le pays et des milliards de dollars dépensés, ce pays déjà si éprouvé par les guerres est revenu à son point de départ. Nous avons fait naître des espoirs au sein des parties les plus discriminées de la population, à commencer par les femmes et les minorités ethniques et confessionnelles, avant de nous résigner, dans les faits, au retour des Talibans au pouvoir. Un adage dit que « les femmes portent la moitié du ciel et doivent la conquérir ». D'où la nécessité, plus que jamais, de ne pas abandonner l'Afghanistan. Nous devons faire très attention à notre action en Afghanistan et dans le monde.
M. Cédric Perrin, président. - Merci pour cette présentation. Vous soulignez à raison les difficultés des relations avec l'Afghanistan. Certains pays considèrent qu'on n'a guère d'autre option que de s'en rapprocher, d'autres, dont la France, veulent s'en tenir à l'éloignement et n'établir aucun lien diplomatique. Mais ce qu'on voit aussi, c'est qu'une guerre qui a coûté 1 000 milliards de dollars aux Etats-Unis - une des plus chères de l'histoire américaine - a produit un résultat proche de zéro puisque la population afghane n'a pas voulu, manifestement, du système qu'on lui proposait. L'Afghanistan, finalement, interroge notre action diplomatique même. Nous avons de quoi nous questionner sur notre capacité à infléchir la position des Talibans : faut-il plus de diplomatie, ou plus de fermeté ? Je n'ai pas la réponse, mais je crois que cette PPRE a le mérite de poser ce débat.
M. Didier Marie. - Merci pour cette PPRE, elle est trans-partisane et a donné lieu à un débat intéressant en commission des affaires européennes. Il y a un risque d'acceptation des Talibans à l'échelle internationale, des pays reconnaissent le régime, par exemple la Chine, l'Arabie Saoudite, l'Iran, mais les diplomaties occidentales font aussi un pas dans sa direction. Pourquoi ? Parce que les Talibans ont instauré une paix relative dans le pays, ils ont organisé un contrôle des frontières, régulé le trafic de drogue ; cependant, une autre option, qui est la mienne, invite à maintenir une condamnation sans appel de ce régime et à prendre des sanctions contre ses responsables. La situation des femmes en Afghanistan est inacceptable, le régime des Talibans serre la vis, il en arrive à interdire toute image d'êtres humains. Ensuite, nous avons un devoir d'assistance au peuple afghan, ce qui passe par le renforcement de l'aide humanitaire et par des actions pour que cette aide arrive au peuple afghan plutôt qu'aux TTalibans, car nous ne ferions alors que les renforcer. Je souscris à la position de la France, nous sommes sur un chemin difficile, il ne faut rien lâcher et tout mettre en oeuvre pour secourir le peuple afghan, en particulier les femmes. Je me réjouis que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ait jugé que les Afghanes, pour obtenir le droit d'asile dans un pays de l'Union européenne, n'aient pas à démontrer qu'elles font l'objet de persécution en Afghanistan - car cela signifie que, désormais, toute Afghane qui réussit à fuir est accueillie dans l'Union au titre de l'asile.
M. Rachid Temal. - Je vous rejoins, Monsieur le Président, pour dire que nous sommes face à des contradictions : est-ce que, quand un régime ne nous plait pas, il nous faut intervenir contre lui ? Si c'est le cas, la liste est longue... C'est là une vraie question pour la diplomatie. Autre contradiction : en aidant le peuple afghan, ne renforce-t-on pas les Talibans, puisqu'on est obligé de passer par eux pour atteindre la population afghane ? Nous pourrons peut-être un jour surmonter ces deux contradictions - mais pour le moment, elles sont devant nous, massives...
M. Roger Karoutchi. - L'Afghanistan est une démonstration de ce qu'il ne faut pas faire : en intervenant dans ce pays qu'ils jugeaient arriéré parce que tribal, les Soviétiques, en voulant y imposer la modernité, ont cassé la structure traditionnelle de ce pays qui avait son équilibre - on ne le dit pas souvent, mais sous le dernier roi afghan, Zahir Shah, les droits des femmes étaient équivalents à ceux des hommes. En cassant la structure traditionnelle, les Soviétiques, puis les Occidentaux, ont fabriqué une société déséquilibrée qui a fait le terreau des Talibans. On parle d'aide humanitaire, mais ce seront les Talibans qui en profiteront. On pourra accorder l'asile aux Afghanes, mais ce qu'il faut retenir, c'est qu'on ne peut imposer un régime à un pays qui n'en veut pas, et que si on essaie, on obtient un résultat pire que la situation de départ.
Mme Évelyne Perrot. - Que deviennent les enfants afghans ? N'est-ce pas par eux qu'on pourrait sauver les femmes, leurs mères ?
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Je salue ce travail remarquable et j'en profite pour tirer mon coup de chapeau à nos services diplomatiques, au premier chef à David Martinon, notre dernier ambassadeur en Afghanistan, et à nos forces de sécurité, qui ont évacué des Afghanes menacées, des journalistes, des intellectuelles, des activistes : la France n'a pas failli, et nos agents ont pris des risques importants pour assurer leur mission. Notre action se poursuit, nous protégeons par exemple l'athlète afghane Marzieh Hamidi, dont la voix est manifestement entendue en Afghanistan puisque le régime multiplie les actions de harcèlement contre elle.
Le risque de la banalisation est effectif, les Talibans viennent d'obtenir une victoire en étant présents lors de la COP 29 en Azerbaïdjan, c'est une première - la vigilance s'impose.
M. Alain Cazabonne. - Je partage l'avis de Roger Karoutchi et ce débat me rappelle que John Fitzgerald Kennedy avait dit que la guerre du Vietnam ne serait gagnée que par les Vietnamiens. Les Américains n'ont jamais perdu militairement, mais ils ont perdu sur le terrain. Pourquoi ? Parce que quand la population s'oppose à un régime, il peut tomber, et qu'on ne va pas le défendre de l'extérieur en éliminant physiquement ses opposants ; il est donc imprudent de vouloir changer un régime de l'extérieur, y compris quand on est le plus fort.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Merci aux auteurs de cette PPRE, leur travail m'évoque les échanges que nous avons eus avec Fawzia Koofi, ancienne députée afghane, membre de la délégation afghane pour les accords de Doha et qui a pu fuir l'Afghanistan au retour des Talibans. Les femmes afghanes ont besoin de notre soutien, celles qui sont parvenues à fuir militent dans des associations et ont pour seule volonté de rentrer chez elles et d'instaurer des droits pour les femmes.
M. Cédric Perrin, président. - Nous passons à l'examen des amendements.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - L'amendement COM-1 insère un alinéa 36 pour dénoncer « l'effet délétère des mesures visant les femmes sur la société afghane dans son ensemble, qu'il s'agisse des compétences dont celle-ci est ainsi privée, des relations entre les sexes ou de l'éducation ». En effet, le sort des femmes afghanes ne saurait être dissocié de celui de l'Afghanistan dans son ensemble : ce qu'elles subissent rejaillit sur leurs maris, leurs enfants, sur l'économie et sur la société.
L'amendement COM-1 est adopté.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - L'amendement COM-2 est rédactionnel.
L'amendement COM-2 est adopté.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - L'amendement COM-3 ajoute, parmi les exactions dénoncées, les mesures contraires aux droits humains.
L'amendement COM-3 est adopté.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Avec l'amendement COM-4, je vous propose de mentionner l'appui nécessaire aux ONG toujours présentes en Afghanistan, qui viennent en aide à la population afghane dans des conditions de plus en plus difficiles. Je vous propose également de supprimer le terme de « contrôle », qui suggère qu'en sus des contraintes toujours plus fortes imposées à leur action par les Talibans, ces ONG devraient faire l'objet d'une surveillance de la communauté internationale.
L'amendement COM-4 est adopté.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - L'amendement COM-5 demande que la communauté internationale impose aux Talibans, dans toutes les discussions qu'elle pourrait avoir avec eux à l'avenir, de faire une place dans leur délégation aux femmes et à la société civile. Lors de la réunion de Doha, les 30 juin et 1er juillet dernier, les représentants de l'ONU ont rencontré une délégation exclusivement composée de Talibans ; les organisations de la société civile n'ont, elles, été reçues que le lendemain. En faisant droit à ce qui était une revendication des Talibans, la communauté internationale leur a ainsi concédé une victoire symbolique importante : par cet amendement nous nous opposons à ce dangereux précédent.
L'amendement COM-5 est adopté.
La proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Merci pour votre soutien. Un mot encore : attention à ne pas faire d'amalgame dans le sort réservé aux femmes dans la région ; s'il y a bien des choses à dire sur les discriminations envers les femmes en Iran, par exemple, cela n'a pourtant rien à voir avec la situation en Afghanistan, où les femmes sont plongées dans l'obscurantisme absolu, c'est pire, de très loin.
M. Cédric Perrin, président. - Merci pour ce travail.
LISTE DES PERSONNES ENTENDUES
M. Etienne Gille, vice-président de l'association Afrane
* 1 L'ISAF opérait sous le mandat de la résolution 1386 du Conseil de sécurité.
* 2 Le Sénat a apporté son concours à la création du Parlement afghan en envoyant plusieurs experts.
* 3 Audition d'Alessandro Monsutti, professeur au Geneva Graduate Institute, par le sénateur Jacques Le Nay, président du GIA France-Afghanistan, le 8 septembre 2021.
* 4 Voir ici une liste exhaustive et mise à jour des mesures prises contre les femmes au niveau national et provincial.
* 5 Rapport trimestriel de l'Inspecteur général pour la reconstruction de l'Afghanistan (Sigar), publié le 30 juillet 2024. Cette évaluation est néanmoins très large, puisqu'elle inclut 3,5 milliards d'euros d'avoirs de la Banque centrale initialement gelés par les Etats-Unis.
* 6 Rapport trimestriel du Sigar du 30 octobre 2024.
* 7 Voir le compte rendu d'un colloque tenu en octobre 2022 par le groupe interparlementaire d'amitié France-Afghanistan, intitulé « À l'heure des Talibans, quel avenir pour la relation franco-afghane ? ».