B. AUX MARCHES DE L'EUROPE : UN KALEIDOSCOPE GÉOPOLITIQUE
1. Bref panorama de la région
La région dite des Balkans occidentaux est constituée de six États : les cinq pays de l'ex-Yougoslavie n'ayant pas encore adhéré à l'Union Européenne, soit le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, la Macédoine du Nord et le Kosovo, ainsi que l'Albanie ; ils représentent au total, sur un peu plus de 200 000 km2, environ 18 millions d'habitants - soit un peu plus que les Pays-Bas.
On souligna l'importance géostratégique de la région, traversée par trois des grands corridors paneuropéens :
Si l'économie de la région est d'ordinaire considérée comme « saine dans l'ensemble »13(*), la convergence économique avec l'Union européenne, qui demeure l'objet affiché, apparaît, à court et moyen terme, hors de portée ; ainsi, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) estime au minimum à 40 ans le temps nécessaire aux Balkans occidentaux pour mener à terme le processus de convergence - dans l'hypothèse où son taux de croissance serait équivalent au taux moyen constaté sur la période 2001-202114(*).
Le PIB par habitant, notamment, malgré des disparités entre pays, demeure très en deçà de la moyenne européenne :
L'Union européenne demeure le principal partenaire commercial de la région, avec 81% des exportations et 57,9% des importations. La Russie, la Chine, la Turquie, notamment cherchent à développer leurs échanges.
Cependant inversement, la part de la région dans le commerce global de l'Union européenne n'est que de 1,4 %, indice d'un partenariat commercial déséquilibré et insuffisant.
La France, quant à elle, est globalement peu impliquée dans ces échanges commerciaux, qui affichent cependant une progression constante (+146% entre 2014 et 2022). Son principal partenaire demeure la Serbie (66% des échanges) :
Source : www.tresor.economie.gouv.fr
S'agissant des investissements directs en provenance de l'Union européenne, ils s'élèvent pour la région à 17,021 Mds € en 2023.
En termes de flux cependant, on observe un essoufflement depuis 2019, contrairement aux investissements chinois qui suivent l'évolution inverse. À titre d'exemple, pour la Serbie, tous deux avoisinent aujourd'hui 1,5 Mds € (chiffre 2022).
Le stock d'investissements directs français dans la région représente quant à lui 544 millions € (dont 431 millions en Serbie, avec cependant un repli de 32% par rapport à 2019), soit à peine 2,5% des investissements européens.
En matière d'état de droit, ces pays, ayant souffert à des degrés divers des conflits des années 1990, ont engagé une transition vers la démocratie, mais qui apparaît cependant inaboutie : ils continuent à faire face, à des niveaux variables, à des défis importants en matière de consolidation de l'Etat de droit (indépendance de la justice, lutte contre la corruption et le crime organisé), de développement économique et social, ou encore de réconciliation et d'approfondissement de la coopération et de l'intégration régionale. Le classement Freedom in the world, de Freedom House, classe les six pays concernés dans la catégorie « partly free », sans évolution notable depuis plusieurs années ; or les Acquis de l'Union européenne comportent plusieurs chapitres du bloc des « Fondamentaux » relatifs aux questions d'Etat de droit15(*).
2. L'instabilité en héritage
La guerre entre républiques yougoslaves (1991-1995) a constitué le premier conflit d'envergure en Europe de l'après-guerre froide et a conduit à l'éclatement de l'ex-fédération yougoslave. Si l'affrontement direct a pris fin le 14 décembre 1995 avec les accords de Dayton, cette guerre laissait une région meurtrie, endeuillée de 100 000 morts, et profondément bouleversée du fait des quelque 2,4 millions de réfugiés et 2 millions de déplacés internes, qui ont bien souvent contribué à renforcer le clivage entre communautés et à pérenniser les tensions.
La guerre d'indépendance du Kosovo (1998-1999) est venue une seconde fois enflammer la région : la communauté albanaise du Kosovo, souhaitant s'affranchir de la domination serbe, constitua en 1996 l'Armée de libération du Kosovo (UÇK), déclenchant un nouvel affrontement qui entraînera l'intervention de l'aviation de l'OTAN, sans mandat onusien. C'est finalement en février 2008 que le Kosovo proclamera, unilatéralement, son indépendance, qui n'est toutefois pas reconnue à ce jour par un certain nombre de pays, dont cinq États membres de l'Union (Espagne, Grèce, Roumanie, Slovaquie et Chypre).
Ces deux conflits représentent des traumatismes originels qui ont profondément marqué la mémoire des populations régionales, et alimentent des contentieux non résolus.
La carte ci-après présente l'émiettement identitaire de la région :
3. Des tensions persistantes
Un quart de siècle après la fin des affrontements armés, plusieurs motifs de tensions, ouverts ou larvés, persistent, et constituent autant d'entraves à la progression de ces pays vers la normalisation de leurs relations :
En premier lieu le différend entre la Serbie et le Kosovo n'a rien perdu de son intensité : vingt-cinq ans après la fin des hostilités, la situation apparaît bloquée sur un statu quo à haut risque : la Serbie refusant de reconnaître le nouvel État, dont la sécurité demeure garantie par la présence de l'OTAN, tandis que la Russie soutient ouvertement les intérêts serbes, sur fond d'affrontements récurrents entre communautés16(*).
S'agissant de la situation en Bosnie-Herzégovine, la Cour européenne des droits de l'homme s'est prononcée à six reprises contre la Bosnie-Herzégovine, du fait de sa constitution jugée discriminatoire envers certains groupes ethniques17(*) (juifs et roms notamment) et de l'insuffisance démocratique des élections.
Des différends bilatéraux avec certains États membres voisins sont en outre susceptibles de peser sur le processus d'adhésion à l'Union européenne des pays des Balkans occidentaux : entre la Bulgarie et la Macédoine du Nord, concernant la reconnaissance du macédonien comme langue indépendante, entre la Serbie et la Croatie, marqué par le poids du passé, ou entre la Grèce et l'Albanie, qui semble cependant apaisé depuis la libération en septembre 2024 d'un personnalité politique d'origine grecque.
4. Les Balkans, carrefour d'influences
La situation des Balkans occidentaux, entre tensions et incertitude, les expose tout particulièrement aux manoeuvres d'influence et aux ambitions régionales de puissances telles, notamment, la Chine, la Russie et la Turquie, désireuses d'asseoir par tous moyens leur emprise sur la région. Face à leurs diverses stratégies intrusives, le camp euro-atlantiste peine parfois à faire passer ses messages.
Ø La Chine, une infiltration sur la durée des infrastructures stratégiques
La Chine a identifié de longue date les Balkans occidentaux comme une porte d'entrée vers l'Union européenne, et y développe une stratégie de long terme, combinant des investissements ciblés soutenus par une « diplomatie de la dette » et d'aide au développement. Elle a ainsi investi dans la région, entre 2009 et 2021, 32 milliards €, dont près d'un tiers en Serbie. Ces investissements représentent environ 40% des IDE dans la région (hors Kosovo18(*)).
(Voir également graphique au B.1. ci-dessus)
Depuis 2014 et le lancement des « Nouvelles routes de la soie », la Chine se positionne progressivement comme une partenaire séduisante, offrant des financements rapides et des leviers concrets pour des projets volontiers pharaoniques, tels que l'autoroute Bar-Boljare au Monténégro, ou la ligne de chemin de fer rapide Belgrade-Budapest. Les financements chinois sont d'autant plus attractifs qu'ils ne s'accompagnent pas, comme les financements européens, de conditionnalités environnementales et sociales, ni en matière d'état de droit. Les investisseurs chinois ciblent de manière privilégiée les infrastructures mais aussi les secteurs énergétique et minier (industries d'extraction, centrales à charbon).
Il en résulte pour les pays de la région des niveaux d'endettement considérables, au point de menacer de compromettre la souveraineté économique des pays concernés. À titre d'exemple, la dette monténégrine vis à vis de la Chine atteint 20% de son PIB. En contrepartie des prêts accordés, la Chine impose souvent des clauses léonines, incluant parfois le droit de saisir des actifs stratégiques en cas de défaut de paiement.
Le soft power chinois est quant à lui très présent grâce notamment aux Instituts Confucius implantés dans la région :
Source : www.blue-europe.eu
La Chine apparaît ainsi « avancer ses pions » en vue d'une influence durable sur la région.
Ø La Russie et ses ingérences toxiques
La Russie poursuit dans les Balkans occidentaux une stratégie d'influence dense et agressive, dans l'objectif affiché d'entraver tout nouvel élargissement de l'Union européenne et de l'OTAN dans la région.
Jouant de sa proximité avec certains cercles du pouvoir (armée, services de renseignement) et groupes nationalistes, mais aussi du relais de l'Église orthodoxe, elle cultive une image protectrice pour la communauté orthodoxe et porteuse d'une alternative au modèle occidental. L'influence de la Russie est notamment importante en Serbie et dans les zones de peuplement serbe (Republika Srpska en Bosnie-Herzégovine, Monténégro)19(*).
Elle entretient un sentiment délétère vis-à-vis de l'enlisement du processus d'intégration (à l'heure actuelle, en Serbie, l'intégration européenne n'est plus souhaitée que par un tiers de la population), et joue un rôle important dans les tensions régionales (en Bosnie-Herzégovine ainsi qu'entre la Serbie et le Kosovo) qu'elle s'emploie à attiser.
Pour ce faire, elle utilise massivement tous les moyens de propagande, notamment cyber, développés au I.A. ci-dessus. Sa stratégie de désinformation s'appuie sur l'implantation de médias contrôlés par le pouvoir russe20(*). L'opinion serbe se montre particulièrement réceptive à cette propagande : à titre d'exemple, selon un sondage d'opinion réalisé en juin 2022 en Serbie, 54% des personnes interrogées estimaient que l'OTAN était le principal responsable de la guerre en Ukraine, contre 7% seulement qui en attribuaient la responsabilité à la Russie.
Les relations commerciales de la Russie avec la région sont quant à elles peu développées, à l'exception notable du secteur énergétique : La Russie fournit notamment à la Serbie 80 % du gaz consommé dans ce pays.
Ø La Turquie joue la carte de la proximité bienveillante
Afin d'asseoir son influence sur les Balkans occidentaux, la Turquie tire profit de sa proximité géographique pour développer sa présence, notamment dans les pays où sont concentrées les principales communautés musulmanes - Albanie, Kosovo et Bosnie-Herzégovine.
Son soft power s'appuie notamment sur la construction de mosquées (240 dans le seul Kosovo ces 15 dernières années)21(*), d'écoles et d'universités ; il joue également sur le financement de programmes de réhabilitation du patrimoine remontant à la période ottomane, sur la diffusion de séries télévisées populaires et sur le développement du réseau des centres culturels Yunus Emre (sur 23 centres culturels turcs dans le monde, 12 sont implantés dans les Balkans).
Sur le plan diplomatique, la Turquie oeuvre en faveur de la pacification des relations interétatiques dans les Balkans et a notamment joué un rôle de médiateur en accueillant en 2010 un sommet à Istanbul, à l'issue duquel la Serbie et la Bosnie-Herzégovine ont signé une déclaration commune prévoyant l'intensification de leurs relations ainsi que la reconnaissance par la Serbie de l'intégrité territoriale de la Bosnie. Inversement, La Turquie peut trouver au sein de l'OTAN un appui auprès des trois membres balkaniques.
L'appartenance de la Turquie à l'Alliance et sa candidature à l'Union européenne ont d'autre part pour conséquence que le rapprochement avec la Turquie n'est pas perçu par les dirigeants des Balkans comme contradictoire avec une intégration euro-atlantique.
Ø Une implication volontariste du camp euro-atlantiste
Face à ces pressions insistantes, l'Union européenne est loin de demeurer passive :
La Stratégie pour les Balkans occidentaux, annoncée par le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker dans son discours sur l'état de l'Union de 2017, affiche pour objectifs de renforcer :
- L'état de droit : avec des plans d'action individuels consacrés à la mise en conformité avec les normes européennes, accompagnés de missions de conseil.
- La sécurité et le contrôle des migrations : avec une coopération renforcée dans la lutte contre le crime organisé, le terrorisme ou encore le renfoncement du contrôle des frontières.
- Le développement socio-économique : avec un ensemble de mécanismes destinés à faciliter le financement des PME, les programmes de réformes, la recherche et l'innovation.
- La connectivité en matière de transport et d'énergie : avec notamment une extension de l' Union de l'énergie aux Balkans occidentaux.
- La stratégie numérique : dans des domaines concrets tels que les coûts d'itinérance, le déploiement du haut débit, des services publics en ligne, etc.
- La réconciliation régionale et les relations de bon voisinage.
La stratégie expose également les mesures qui doivent être prises par le Monténégro et la Serbie pour compléter leurs processus d'adhésion avec l'objectif de remplir les critères de Copenhague d'ici à 2025.
L'Union européenne a adopté en 2023 un plan de croissance destiné à permettre aux pays de la région d'accélérer les réformes avec une nouvelle facilité pour la réforme et la croissance de 6 milliards d'euros pour la période 2024-2027.
La France s'investit tout particulièrement dans son rapprochement avec la région, avec sa Stratégie interministérielle pour les Balkans occidentaux, décidée en 2019, qui renforce sa coopération bilatérale avec les pays de la région dans cinq domaines :
- Présence et influence économique, notamment avec l'intervention de l'Agence française de développement (AFD) ;
- Sécurité22(*) ;
- Défense ;
- Justice ;
- Culture, éducation, langue française et jeunesse.
Elle oeuvre auprès des pays de la région à compléter l'action de l'Union européenne pour soutenir leur rapprochement européen et, globalement, à intensifier ses relations politiques avec eux.
La création du C3BO faisant l'objet du présent rapport s'inscrit dans ce cadre.
De son côté l'OTAN maintient, conformément à la résolution 1244 adoptée le 10 juin 1999 par le Conseil de sécurité de l'ONU, un effectif de 4 500 personnels au Kosovo, dans le cadre de la KFOR, afin de maintenir un environnement sûr et de préserver la liberté de circulation au sein du petit pays.
Une compétition d'influence majeure est en train de se jouer dans la région des Balkans occidentaux, véritable course contre la montre dans le contexte de sa potentielle intégration européenne. L'Europe, et notamment la France, doivent en prendre toute la mesure, afin d'éviter des évolutions qui pourraient mettre en péril la stabilité de la région. Comme le soulignait le chancelier Olaf Scholz 23(*): « Les six pays des Balkans occidentaux font partie de la famille européenne. Leur avenir est dans l'Union européenne ... Il est grand temps de passer des paroles aux actes ».
* 13 Source : www.tresor.economie.gouv.fr.
* 14 Les Balkans occidentaux peuvent-ils converger vers le niveau de vie de I'UE ?, février 2024.
* 15 Dans une communication en date d'avril 2019, la Commission européenne a dégagé six principes constitutifs de l'État de droit qui sont : la séparation des pouvoirs ; les procédures législatives transparentes et démocratiques ; la sécurité juridique ; l'égalité en droit ; les juridictions indépendantes et impartiales ; l'efficacité du contrôle juridictionnel.
* 16 L'actualité récente a vu un regain de tension entre les deux pays, après le sabotage fin novembre d'un canal crucial pour l'approvisionnement en eau du Kosovo. Le Premier ministre kosovar, Albin Kurti, a aussitôt pointé du doigt le voisin serbe, qualifiant l'incident d'« attaque terroriste » et accusant la Serbie d'utiliser des « méthodes russes ».
* 17 La constitution issue des accords de Dayton reconnaît trois peuples : les Bosniaques (musulmans), les Croates, les Serbes (catholiques et orthodoxes), pouvant être représentés dans la chambre haute, et deux territoires, celui des Bosniaques et des Croates, et celui des Serbes.
* 18 La Chine ne reconnaît pas l'indépendance du Kosovo.
* 19 Ce tropisme est hérité de la guerre du Kosovo, qui avait vu la Serbie visée par l'OTAN, tandis que la Russie lui apportait son soutien diplomatique.
* 20 Citons notamment l'agence Spoutnik, qui dispose d'un bureau à Belgrade, ainsi que le média « Russia Today » (RT) qui dispose d'un canal de diffusion « RT Balkan ».
* 21 Cette influence dans ce domaine se heurte néanmoins à celle de l'Arabie saoudite et du Qatar qui, depuis le début des années 1990, sont à l'origine de la construction de nombreuses mosquées et de l'envoi de prédicateurs fondamentalistes.
* 22 Notamment la lutte contre les trafics illicites d'armes légères et de petit calibre.
* 23 Conférence de presse tenue le 14 octobre 2024.