EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 19 MARS 2025

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous procédons à présent à l'examen du rapport de Stéphane Le Rudulier sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à renforcer les conditions d'accès à la nationalité française à Mayotte.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - La proposition de loi que nous examinons, issue de l'Assemblée nationale, vise à durcir les conditions d'acquisition de la nationalité française sur le territoire mahorais.

Permettez-moi, d'abord, un rappel du contexte migratoire de ce territoire.

La situation actuelle de Mayotte s'explique, avant tout, par son histoire et sa géographie.

Sur le plan de la géographie, l'archipel des Comores est composé de quatre îles, dont Mayotte, qui est située à 70 kilomètres de l'île la plus proche : Anjouan. Cette proximité détermine assez précisément les flux migratoires entre Mayotte et le reste de l'archipel des Comores.

Sur le plan historique, quand, en 1974, Valéry Giscard d'Estaing décide de consulter les habitants des Comores sur leur indépendance par référendum, la question se pose de savoir s'il faut organiser ce vote en considérant un résultat île par île ou un résultat global. Le choix d'organiser une consultation par île est retenu, ce qui a donné lieu à un résultat contrasté : trois îles de l'archipel ont demandé leur indépendance de manière nette - à plus de 99 % de voix pour - tandis que Mayotte s'est prononcée en faveur d'un rattachement à la France par un vote plus nuancé - 67 % de voix pour.

S'agissant de la nature des flux migratoires, il existe deux flux distincts : le premier, le plus important, en provenance de l'île d'Anjouan ; le second, qui n'est pas le plus volumineux - on parle de 5 000 migrants par an environ -, en provenance de l'Afrique de l'Est, soit directement depuis la Tanzanie, la République démocratique du Congo ou encore la Somalie, soit via Madagascar. Cette filière dite « africaine » n'a qu'un seul objectif : l'obtention du statut de réfugié ou de l'asile politique ; il n'y a pas de logique d'acquisition de la nationalité française.

Un point sur le flux en provenance d'Anjouan. Il ressort des auditions que j'ai conduites que cette immigration est circulaire, familiale, domestique et vivrière. Elle s'accompagne du développement d'une économie informelle, qui donne lieu à l'envoi aux Comores, depuis Mayotte, de plus de 100 millions d'euros par an, ce qui a des impacts sur l'économie formelle.

J'en viens à la proposition de loi et à la question de sa constitutionnalité. Le territoire de Mayotte est déjà soumis à un régime dérogatoire concernant l'acquisition de la nationalité au titre du « droit du sol », précisément depuis l'adoption de la loi du 10 septembre 2018, laquelle exige un séjour régulier d'une durée minimale de trois mois pour l'un des deux parents sur le territoire mahorais afin qu'un enfant né à Mayotte puisse par la suite acquérir la nationalité française. Ce texte a été déclaré conforme à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel du 6 septembre 2018. Celui-ci a considéré que le régime dérogatoire prévu par le législateur constituait une adaptation, au sens de l'article 73 de la Constitution, permettant de tenir compte des spécificités et contraintes de ce département d'outre-mer.

Cette adaptation suppose néanmoins de ne pas porter une atteinte excessive à l'essence même du droit à la nationalité. Or le texte issu des débats de l'Assemblée nationale introduit une condition de trois ans de résidence en situation régulière sur le territoire mahorais pour les deux parents, à la date de naissance de l'enfant souhaitant accéder à la nationalité française. Je crains fort que ces exigences ne viennent entamer par trop le droit de la nationalité et soulèvent des problèmes de proportionnalité.

Le droit de la nationalité, je le rappelle, fait partie intégrante de notre histoire républicaine, depuis l'Ancien Régime en passant par la Révolution française, jusqu'aux républiques, y compris le régime de Vichy. Les professeurs de droit constitutionnel que j'ai entendus au cours des travaux préparatoires considèrent que ce droit pourrait être reconnu comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République.

Notons en outre que nous évoluons dans un brouillard assez manifeste, le lien entre droit du sol, acquisition de la nationalité et attractivité du territoire en termes d'immigration, notamment irrégulière, n'ayant pas été totalement établi en 2018. D'ailleurs, un récent rapport d'information de Philippe Bas et Victorin Lurel, élaboré au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, a recommandé de « réaliser une étude d'impact sérieuse de la réforme adoptée en 2018 », avant de faire évoluer le droit en vigueur, reconnaissant par là même l'absence d'étude d'impact.

La décision du Conseil constitutionnel de 2018 repose pour l'essentiel sur la notion de « certaine mesure ». Autrement dit, nous sommes invités, sur ce sujet, à être raisonnables dans l'adaptation. Si un certain inconfort se manifeste à la lecture de la présente proposition de loi, c'est bien autour de la distinction entre adaptation et abrogation : priver d'effet un droit garanti sur le reste du territoire, c'est prendre le risque d'une censure du Conseil constitutionnel. Dans le commentaire de la décision du Conseil constitutionnel, il est précisé que « la notion d'adaptation présente des limites : elle ne saurait conduire à l'adoption de dispositions qui, par leur nature ou leur ampleur, seraient par trop différentes des dispositions de droit commun applicables sur le reste du territoire de la République ».

J'ajoute que le Conseil d'État, dans son avis rendu en 2018 sur la proposition de loi déposée par notre ancien collègue, Thani Mohamed Soilihi, affirmait qu'il fallait une adaptation limitée et proportionnée.

Au regard de ce cadre constitutionnel et du dispositif déjà introduit par le législateur sur le fondement de l'article 73 de la Constitution, la version actuelle du texte me semble donc présenter un haut risque de censure. C'est pourquoi je vous proposerai une réécriture de son article unique, afin de revenir à la rédaction initialement proposée : un délai d'un an, au lieu de trois mois, en situation régulière pour au moins un des deux parents.

Pour conclure, je tenais à souligner que ce texte n'est pas l'alpha et l'oméga de la politique migratoire et de la lutte contre l'immigration irrégulière à Mayotte. Nous sommes en présence, comme je l'ai indiqué, d'une immigration dynamique en provenance de l'Afrique de l'Est et d'une immigration systémique en provenance du reste de l'archipel. Le préfet, dont l'analyse m'a semblé pertinente, a insisté sur trois axes de travail, : donner les moyens à l'État d'interpeller les personnes entrantes, mais aussi les personnes en situation irrégulière ; durcir les conditions d'acquisition de titres de séjour ou de la nationalité ; réfléchir à une politique de développement et de coopération avec le reste de l'archipel des Comores.

Mme Salama Ramia. - Merci à notre collègue, le député Philippe Gosselin, d'avoir repris le flambeau qui avait été celui de Thani Mohamed Soilihi et de Ramlati Ali lors de l'examen de la loi de 2018. Mayotte avait alors arraché une première victoire ! Entre le droit du sol et les titres de séjour territorialisés, les Mahorais avaient en effet l'impression d'être enfermés dans la cocotte-minute de la misère de la zone Afrique - océan Indien !

Le texte que nous examinons aujourd'hui, fondamental pour Mayotte, risque d'être vidé de sa substance. Le délai de trois ans de présence régulière sur le territoire pour acquérir la nationalité à la naissance est une mesure complémentaire nécessaire dans l'attente de la suppression des titres de séjour territorialisés. L'Assemblée nationale a donné de l'espoir aux Mahorais : ne le reprenons pas au Sénat !

On nous propose de revenir à un délai d'un an, au motif qu'un délai de trois ans serait inconstitutionnel. Cela mérite d'être étayé juridiquement. Je vous rappelle qu'avant de pouvoir demander à être naturalisé, un étranger doit résider régulièrement sur le territoire français pendant au moins cinq ans. Il en va de même pour obtenir une carte de résident. Il faut dix ans de résidence régulière pour avoir droit à la retraite. Le délai de trois ans me semble donc proportionné. Les parents ne sont pas privés de leur droit de donner la vie ; aucun de leurs droits fondamentaux n'est atteint. Naître français dans le cadre d'une filiation migratoire n'est pas un droit.

Depuis 2011, les Mahorais perçoivent des prestations sociales et des minima vieillesse dans des conditions dérogatoires du droit commun, alors que Mayotte est un département français régi par le principe de l'identité législative.

Le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants réserve son vote en fonction de l'évolution du débat.

Mme Corinne Narassiguin. - Monsieur le rapporteur, merci d'avoir rappelé les difficultés constitutionnelles soulevées par ce texte. Malgré vos amendements, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain demeure opposé à la restriction du droit du sol à Mayotte, comme en 2018. Lors de son audition, notre collègue Saïd Omar Oili a rappelé qu'aucune étude n'avait montré un impact positif de la disposition de 2018 sur l'immigration irrégulière.

Oui, l'immigration irrégulière non maitrisée est un énorme problème pour Mayotte et les Mahorais. Mais il y a aussi un problème d'immigration régulière ; d'où notre amendement sur les visas territorialisés.

Nous contestons la position du Conseil constitutionnel selon laquelle l'article 73 de la Constitution autorise la différenciation des normes en matière de droit de la nationalité dans les outre-mer. En 2018, le Conseil constitutionnel avait considéré que la situation migratoire permettait de déroger au principe d'indivisibilité de la République en matière de droit du sol. Mais le lien entre immigration irrégulière et droit du sol n'est toujours pas établi : alors, pourquoi continuer à modifier les règles en matière de droit du sol ? Le délai d'un an n'est pas proportionné.

Beaucoup d'autres aspects méritent être pris en compte pour résoudre la question de l'immigration irrégulière à Mayotte : les flux maritimes, les flux de mobilité familiale temporaire entre les Comores et Mayotte, les accords de migration et de développement avec les pays voisins - les Comores, Madagascar et les pays de la Corne de l'Afrique. Ces solutions sont insuffisamment explorées. Arrêtons de nous acharner sur la question du droit du sol ! Le nombre de naturalisations liées au droit du sol a diminué ces dernières années, alors que le nombre d'immigrés illégaux augmentait : on le voit, l'argument de l'attractivité du droit du sol est fallacieux.

Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera contre cette proposition de loi.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'article unique de ce texte présente trois risques d'inconstitutionnalité. Il est tout d'abord fort probable que le Conseil constitutionnel censurera le délai de trois ans, au motif qu'il est disproportionné au regard de l'objectif affiché de la proposition de loi ; autrement, le droit du sol risque de devenir une coquille vide sur le territoire mahorais. Ensuite, plus grave, l'obligation de présence régulière sur le territoire mahorais pour les deux parents exclut les familles monoparentales. Enfin, l'obligation de détention d'un passeport biométrique pour obtenir un titre de séjour, introduite en séance publique à l'Assemblée nationale, risque de créer une rupture d'égalité, car le passeport biométrique n'existe pas dans tous les pays. Je vous propose donc de réécrire cet article pour revenir à un dispositif raisonnable.

Cela ne signifie pas que l'on doive s'interdire tout dispositif de contrôle de l'acquisition de la nationalité. La préfecture et le ministère de l'intérieur nous l'ont dit : le droit du sol peut aggraver la pression migratoire. On ne peut pas attendre 2032, date à laquelle la loi de 2018 connaîtra son plein effet ; nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une stabilisation relative des flux migratoires ; nous devons réduire significativement l'immigration irrégulière à Mayotte.

Le préfet de Mayotte évoque une immigration « mortifère » pour l'île, à plus d'un titre : l'obligation scolaire n'est pas respectée ; les services de l'unique hôpital sont surchargés ; les sols sont pollués par les pesticides interdits que les migrants utilisent pour cultiver ; l'économie informelle plombe le développement de l'île.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Je vous propose de considérer que le périmètre indicatif de cette proposition de loi inclut les dispositions relatives à l'adaptation, à Mayotte, des règles d'acquisition de la nationalité française à raison de la naissance et de la résidence en France.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Avis défavorable aux amendements identiques de suppression COM-1 et COM-5, car je vous propose de réécrire l'article pour passer sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel. Nous devons restructurer le droit du sol à Mayotte, pour que l'archipel soit moins attractif et pour lutter contre l'immigration clandestine.

Les amendements identiques COM-1 et COM-5 ne sont pas adoptés.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - Mon amendement COM-6 réécrit l'article unique. Il réduit de trois à un an la durée de séjour régulier exigée des parents au moment de la naissance de l'enfance - parce que trois ans, c'est excessif. Il ne fait porter cette exigence que sur un seul parent, pour tenir compte des familles monoparentales. Enfin, il supprime l'obligation de présenter un passeport biométrique.

L'amendement COM-6 est adopté. En conséquence, l'amendement COM-3 devient sans objet.

L'article unique est ainsi rédigé.

Après l'article unique

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement COM-2, qui vise à supprimer les visas territorialisés, est irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution. En outre, cette disposition ne pourrait être mise en oeuvre qu'à condition que le rideau de fer promis par l'ancien ministre de l'intérieur soit effectif et que les conditions d'octroi des titres de séjour soient renforcées pour vérifier la volonté d'assimilation.

L'amendement COM-2 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.

M. Stéphane Le Rudulier, rapporteur. - L'amendement COM-4 est également irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution. D'après le préfet de Mayotte, les reconnaissances frauduleuses de paternité explosent à Mayotte, mais elles sont difficilement quantifiables. Le ministère de la justice n'a recensé que 27 saisines du parquet et 3 condamnations en 2023. Il faut mieux former les officiers d'état civil et renforcer leurs liens avec le parquet.

L'amendement COM-4 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

La réunion est close à 12 h 05.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

Mme NARASSIGUIN

1

Amendement de suppression

Rejeté

Mme Mélanie VOGEL

5

Amendement de suppression

Rejeté

M. LE RUDULIER, rapporteur

6

Sécurisation juridique du dispositif

Adopté

Mme RAMIA

3

Encadrement des conditions d'octroi des cartes de séjour "vie privée et familiale"

Rejeté

Article(s) additionnel(s) après Article unique

M. OMAR OILI

2

Suppression des visas territorialisés

Déclaré irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution

Mme RAMIA

4

Aggravation des peines en cas d'usage de faux par un ascendant en ligne direct

Déclaré irrecevable au titre de l'article 45 de la Constitution

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