EXAMEN EN COMMISSION
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Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous passons à l'examen du rapport de notre collègue Nadine Bellurot sur la proposition de loi visant à renforcer et sécuriser le pouvoir préfectoral de dérogation afin d'adapter les normes aux territoires.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Cette proposition de loi tend à renforcer et sécuriser le pouvoir de dérogation des préfets, afin de permettre une meilleure adaptation des normes aux réalités des territoires. Chacun de nous en a conscience, les élus sont aujourd'hui confrontés à un carcan normatif étouffant, qui entrave la réalisation de nombreux projets locaux et génère bien souvent un sentiment d'impuissance et d'incompréhension.
C'est la raison pour laquelle notre assemblée est plus que jamais engagée pour endiguer cette tendance à l'augmentation ininterrompue du nombre de normes, qui deviennent d'ailleurs de plus en plus complexes. De nombreuses initiatives en témoignent, à l'instar de la Charte sur la simplification signée entre le Sénat et le Gouvernement en 2023 ou encore de l'organisation, le mois dernier, sous la présidence de Gérard Larcher, de la troisième édition des assises de la simplification.
La proposition de loi que nous examinons s'inscrit dans la droite ligne de ces initiatives de simplification, puisqu'elle entend renforcer le pouvoir de dérogation reconnu aux préfets.
Ce texte est issu des travaux de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation, qui a rendu ses conclusions au mois de février 2025. Déposée par Rémy Pointereau et Guylène Pantel et cosignée par près de 130 de nos collègues, la proposition de loi traduit les principales recommandations de ces travaux.
Avant de vous en présenter plus en détail le contenu, permettez-moi de dire quelques mots du pouvoir préfectoral de dérogation actuel et du bilan qui peut en être tiré.
Le constat d'une complexité normative préjudiciable tant aux projets des collectivités qu'à l'action de l'État dans les territoires a donné lieu, en 2017, au lancement d'une expérimentation visant à reconnaître à certains préfets de région ou de département un pouvoir général de dérogation aux normes réglementaires étatiques.
À la suite d'un premier bilan concluant, le dispositif a été pérennisé et étendu à l'ensemble du territoire national par un décret publié en 2020. Il demeure strictement encadré : les dérogations ne peuvent intervenir que dans une liste de matières limitativement énumérées ; le préfet ne peut déroger qu'aux normes arrêtées par l'administration de l'État, ce qui exclut celles qui sont fixées par les agences et opérateurs ; le préfet ne peut déroger qu'à des normes de forme ou de procédure puisque la dérogation doit avoir pour effet d'alléger des démarches administratives, de réduire des délais de procédure ou de favoriser l'accès aux aides publiques.
Depuis l'entrée en vigueur du décret de 2020, quelque 900 arrêtés préfectoraux de dérogation ont été portés à la connaissance de l'administration centrale. Toutefois, le nombre effectif d'arrêtés est probablement supérieur, puisque la circulaire du Premier ministre en date du 28 octobre 2024 a supprimé les obligations d'information préalable des préfets de région et de saisine préalable de l'administration centrale. Avant 2024, le préfet devait demander l'autorisation à la direction des missions de l'administration territoriale et de l'encadrement supérieur (DMATES) ; ce n'est plus le cas dans le droit en vigueur.
Au regard du potentiel que présente cet outil et des attentes qu'il a suscitées, ce nombre de dérogations, assez faible, peut paraître décevant.
Pour autant, lorsqu'il a été utilisé, le pouvoir de dérogation s'est développé dans un cadre consensuel et en concertation avec les élus locaux : en témoigne l'absence presque totale de contentieux ; au reste, près de 90 % des dérogations ont bénéficié aux collectivités territoriales, même si elles peuvent également bénéficier aux entreprises ou aux particuliers.
Les auditions que j'ai conduites - nous en aurons d'autres avec les associations d'élus d'ici à la séance publique -, en particulier avec des préfets actuellement en fonction, m'ont permis d'identifier plusieurs obstacles à la pleine mobilisation de ce nouvel outil, en dépit d'une accélération récente du nombre d'arrêtés. Ainsi, la liste des matières concernées par le droit de dérogation demeure limitée : elle exclut, par exemple, les questions de transport et de santé ; les initiatives de dérogation se heurtent bien souvent à la présence de normes législatives et européennes ; l'attachement au principe d'égalité, qui irrigue la culture de l'administration, entre en contradiction avec l'idée d'une application différente de la norme selon les cas. À l'appui de ce constat, l'un des préfets que nous avons auditionnés a qualifié le pouvoir de dérogation de « choc culturel ». Enfin, les préfets ont pu éprouver certaines réticences liées à la crainte d'encourir une responsabilité pénale en raison du recours au pouvoir de dérogation.
La proposition de loi que nous examinons comporte six articles, qui visent précisément à lever ces différents freins.
L'article 1er consacre le pouvoir de dérogation du préfet en matière réglementaire. Il s'inspire largement de la rédaction du décret de 2020, avec toutefois quelques différences. Premièrement, le pouvoir de dérogation du préfet serait élargi à toutes les matières. Deuxièmement, le préfet pourrait déroger non seulement aux normes arrêtées par l'administration de l'État, mais également à celles qui relèvent de la compétence des agences. Troisièmement, ce pouvoir serait étendu à des normes de fond, puisque le préfet pourrait prévoir des dérogations ayant pour effet de faciliter la conduite des projets locaux.
Les articles 2, 3 et 4 prévoient des cas circonstanciés et répondant à des objectifs précisément définis, dans lesquels le préfet peut déroger à des normes législatives au bénéfice des collectivités territoriales.
Ces articles concernent respectivement les règles relatives au financement minimal de leurs projets par les maîtres d'ouvrage - c'est l'objet de l'article 2 -, les règles relatives à la construction et au maintien d'ouvrages hydrauliques - à l'article 3 - et les règles de mise en conformité des installations sportives - à l'article 4.
Je rappelle, au passage, que cette méthode du cas par cas est la seule qui soit conforme aux exigences constitutionnelles lorsqu'il s'agit de dérogations intervenant dans le domaine législatif.
L'article 5 prévoit la création d'une conférence de dialogue qui remplacerait la commission départementale de conciliation des documents d'urbanisme. Cette nouvelle instance a vocation à associer les élus locaux à l'exercice du pouvoir de dérogation à l'échelle du département, en leur permettant d'émettre des avis sur les projets d'arrêtés préfectoraux de dérogation. Elle serait également habilitée à formuler des recommandations en matière de simplification et à obtenir la notification des déférés préfectoraux engagés à l'encontre de certains documents d'urbanisme.
Enfin, l'article 6 tend à modifier plusieurs dispositions du code pénal afin de sécuriser le recours par les préfets à leur pouvoir de dérogation.
Dans son principe, le texte est largement consensuel : il s'agit en effet de consacrer et de renforcer un outil prometteur au service de la simplification des normes et de la facilitation des projets locaux.
Cela étant, je vous proposerai plusieurs améliorations, à partir de l'ensemble des auditions que j'ai menées, en présence de certains de nos collègues. Elles visent essentiellement à étendre la portée du pouvoir de dérogation et à renforcer les mesures susceptibles d'en favoriser l'utilisation.
Tout d'abord, je vous proposerai une réécriture de l'article 1er relatif au pouvoir de dérogation en matière réglementaire, afin de permettre au préfet de déroger aux normes arrêtées par l'ensemble des agences, des offices et des opérateurs de l'État du département ou de la région ; de décider de dérogations au bénéfice de toute personne, qu'il s'agisse d'une collectivité, d'un particulier, d'une entreprise ou encore d'une association ou d'une fondation ; enfin, de déroger à des normes de fond, en permettant d'y apporter des adaptations mineures lorsqu'elles ont pour objet de faciliter la réalisation des projets locaux.
Parallèlement, je vous propose d'enrichir la liste des dérogations législatives - en matière de sport et d'ouvrages hydrauliques - en introduisant un nouvel article qui permettrait au préfet, sur demande d'une collectivité, de verser la compensation au titre du fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée (FCTVA) en année n - et non en année n+2 -, lorsqu'elle réalise un investissement très important au regard de sa capacité financière. Il s'agit d'une mesure de soutien à l'investissement des petites communes, qui sont parfois confrontées à des difficultés de trésorerie pour les opérations les plus coûteuses.
S'agissant du dialogue territorial en matière de dérogation et de simplification prévu à l'article 5, plutôt que de créer une nouvelle instance, je vous propose d'élargir les compétences des comités locaux de cohésion territoriale (CLCT), qui constituent d'ores et déjà un espace d'échanges dédié à la facilitation des projets locaux. Chaque année, devant ce comité, le préfet de département devra présenter un bilan exhaustif de l'exercice de son pouvoir de dérogation. Il appartiendra alors au comité, dont les parlementaires seraient obligatoirement membres, de formuler des recommandations en matière de dérogation et de simplification.
J'en profite pour souligner que ce dialogue devra être l'occasion de mieux mobiliser la procédure dite de délégalisation : lorsque des dispositions législatives empiètent sur le domaine réglementaire, élus et services de l'État ont tout intérêt à les identifier pour qu'elles soient « déclassées » et puissent ensuite faire l'objet de dérogations au profit des collectivités territoriales.
Pour finir, je vous proposerai de clarifier et de simplifier le dispositif pénal inscrit à l'article 6, avec un amendement qui reprend le régime de la loi Fauchon de 2000 en l'adaptant à la situation du préfet ayant recours au pouvoir de dérogation.
En intégrant ces améliorations, nous avons l'occasion de bâtir un dispositif robuste, pour agir concrètement en faveur de la simplification et de l'adaptation des normes et conforter le rôle de fer de lance de notre assemblée en la matière.
Je vous propose donc, sous réserve de l'adoption de ces amendements, d'adopter cette proposition de loi.
Mme Cécile Cukierman. - Je remercie la rapporteure de son travail qui n'était pas simple, au vu de la rédaction initiale de cette proposition de loi.
Nous avons tous conscience de la difficulté qu'éprouvent, parfois, les préfets à exercer pleinement leur rôle au service de l'aménagement de nos départements, tout en tenant compte des réalités de la différenciation territoriale qui peuvent exister entre les territoires d'un même département.
Cependant, en matière de normes, je crois que, si la loi est mal faite, il vaut mieux la réécrire. J'entends, par ailleurs, ce qui a été dit au sujet des fédérations sportives, qui sont de grandes productrices de normes imposées aux collectivités territoriales. Or je doute que, pour certaines d'entre elles, la simple dérogation préfectorale suffise à leur convenir. Elles conserveront en effet la capacité de décider si tel ou tel match peut se tenir dans tel équipement ; cela ne réglera, in fine, que très partiellement les difficultés rencontrées par les élus concernés.
Enfin, il me semble essentiel de nous prémunir de l'idée que le préfet, parce qu'il peut parfois jouer le rôle d'exutoire pour les élus locaux, serait à même de tout faire. Les préfets ne font ni tout, ni n'importe quoi. Ils constituent un outil de régulation indispensable, garant d'une forme de continuité de l'État républicain dans les territoires. Renforcer leurs prérogatives ne revient pas, à mon sens, à les fragiliser.
Avec cette proposition de loi, on tend toutefois à imposer au préfet le recours au pouvoir de dérogation, sans mesurer pleinement les implications d'un tel usage ; car déroger, c'est prendre un risque. Et dans les faits, certains préfets préféreront probablement saisir le juge administratif avant de prendre une décision, afin d'éviter toute mise en jeu de leur responsabilité, ce qui ne fera qu'alimenter une inflation normative supplémentaire.
Dans tous les cas, si cette proposition de loi devait aboutir, il me semble indispensable de procéder à une véritable évaluation de ses effets dans ses différents domaines d'application.
Je me félicite d'abord de la réécriture de l'article 5. Sa version initiale relevait d'une véritable usine à gaz : mal définie, de composition incertaine, et qui n'avait pour seul effet que d'emboliser l'action publique au lieu de la fluidifier. Ce travers est toujours regrettable dans une proposition de loi sénatoriale.
Ensuite, je m'étonne de l'amendement COM-6 relatif à la possibilité de déroger aux règles du FCTVA. Non sur le principe : dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances (PLF), je dépose chaque année un amendement visant à instaurer le principe de contemporanéité du FCTVA.
Je rappelle qu'au cours de l'examen du dernier PLF, un amendement en ce sens avait été adopté, mais qu'une seconde délibération, sur l'initiative de la majorité sénatoriale qui invoquait son coût potentiel, estimé à 6,5 milliards d'euros pour 2025, l'avait ensuite annulé.
Je m'interroge donc sur la portée de cet amendement au regard de l'article 40 de la Constitution. Au-delà même du débat juridique, je m'interroge aussi sur le respect de règles éthiques entre nous.
Cela étant, je me réjouis - et je pense que les maires aussi s'en réjouiront - de voir enfin le Sénat défendre l'idée de contemporanéité du FCTVA, après le coup de force du mois de décembre 2024. Mais, comme pour les préfets, un peu de constance permettrait, parfois, de mieux réguler l'action publique et de progresser sereinement.
En l'état, je salue le travail effectué, notamment pour relever le niveau d'un texte qui, à son origine, n'était pas, à mon sens, à la hauteur. Mais nous nous abstiendrons lors du vote final.
M. Pierre-Alain Roiron. - Cette proposition de loi ambitionne de mieux reconnaître et de promouvoir l'usage du pouvoir de dérogation des préfets, un pouvoir dont le potentiel demeure, à ce jour, largement sous-exploité au bénéfice des collectivités territoriales. Les données du rapport de la délégation sénatoriales aux collectivités territoriales relatif au pouvoir préfectoral de dérogation aux normes en attestent clairement.
Plusieurs dispositions vont dans le sens d'une clarification bienvenue, en faveur d'un accompagnement plus souple des projets portés par les collectivités locales. Je pense notamment à la création de la conférence locale de dialogue entre l'État et les collectivités, ainsi qu'à l'article 6, dont la nouvelle rédaction, proposée par la rapporteure, vise à encadrer la responsabilité pénale des préfets, dans l'esprit de la loi dite Fauchon.
S'agissant de l'article 2, nous proposons de compléter le dispositif par l'introduction d'une dérogation automatique au bénéfice des communes de moins de 2 000 habitants disposant d'un faible potentiel financier. Ce mécanisme, déjà adopté par le Sénat en février 2024, faciliterait la réalisation de projets essentiels dans nos territoires, qu'il s'agisse d'alimentation en eau potable, de voirie ou encore de rénovation patrimoniale, en levant les freins liés à la lourdeur ou à l'incertitude juridique des dispositifs dérogatoires actuellement en vigueur.
En revanche, nous demandons la suppression de l'article 3. Derrière une intention affichée de répondre à certaines situations locales bien identifiées, comme celle des moulins à eau, se dessine une possibilité trop large de dérogation aux normes environnementales. Si l'on peut comprendre l'objectif de lever certaines contraintes locales, la rédaction actuelle ouvre la voie à une remise en cause trop étendue des normes applicables aux ouvrages hydrauliques. Dans un contexte de vulnérabilité croissante de nos écosystèmes aquatiques, et alors que notre pays accuse un retard préoccupant en matière de qualité des eaux, une telle disposition ne semble ni justifiée ni compatible avec les engagements environnementaux de la France à l'échelon communautaire.
Par ailleurs, nous saluons l'amendement visant à intégrer les parlementaires aux comités locaux de cohésion territoriale. J'exprime le souhait que ces comités se réunissent régulièrement, car leur bon fonctionnement permettra de mieux faire remonter les besoins exprimés par les élus locaux sur le terrain, et de renforcer ainsi le lien entre le législateur et les collectivités territoriales.
M. Guy Benarroche. - Nous ne parvenons pas à légiférer de manière cohérente. Les propositions de loi s'accumulent et nous n'arrivons pas à bâtir une vision cohérente du territoire, que ce soit pour la décentralisation ou pour la recentralisation.
Ce texte de loi vise à poursuivre les efforts engagés depuis trois ou quatre ans vers une recentralisation totale : certes, celle-ci se fait autour des pouvoirs déconcentrés de l'État, en l'occurrence le préfet, mais ce n'en est pas moins une recentralisation.
Si le besoin de simplification est réel au vu des difficultés que rencontrent les maires pour comprendre ou appliquer certaines normes, et si le pouvoir de dérogation est effectivement utile, notamment pour l'obtention de subventions, ce texte n'apporte pas une bonne réponse. Constatant que les normes sont trop nombreuses, mais qu'il est trop compliqué d'y toucher, il prévoit plutôt de donner aux représentants de l'État que sont les préfets le pouvoir de déroger aux règles et aux lois existantes. Ce raisonnement me paraît un peu spécieux, et très centralisateur. Il laisse entre les mains d'une seule administration et d'un seul homme le pouvoir de décider de procéder à certaines dérogations, y compris sur des décisions prises, en toute légitimité, par des opérateurs de l'État qui ne sont pas sous son contrôle. Or cela risquerait d'affecter notamment l'application des normes environnementales ou sociales.
En l'état, nous ne pouvons pas voter ce texte.
M. André Reichardt. - Cette proposition de loi émanant de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales mérite naturellement que l'on s'y attarde, mais elle me semble apporter une mauvaise réponse à un vrai problème.
Une fois n'est pas coutume, je rejoins les propos de Guy Benarroche et de Cécile Cukierman : si l'on veut accroître le pouvoir des préfets en matière de dérogation aux normes, commençons par nous demander pourquoi ces normes existent et si elles sont bonnes. Faut-il même toutes ces normes ? Ne faudrait-il pas limiter l'importance du pouvoir normatif, comme le font d'autres pays ? En tant que législateur, je fixe un cadre, une orientation, mais je ne vais pas jusqu'à tout réglementer. Je laisse à ceux qui seront amenés à mettre en oeuvre ces orientations, notamment les collectivités locales concernées, la possibilité de fixer les normes qui s'appliqueront dans leurs territoires.
Donner de plus en plus d'importance aux préfets revient à renforcer la centralisation. Est-ce ce que nous voulons ?
Un pouvoir normatif territorial est certes nécessaire, mais cela s'appelle la différenciation. Il faut que nous ayons le courage de remettre l'ouvrage sur le métier, et de réfléchir de nouveau à une vraie décentralisation. Permettez à l'Alsacien que je suis de vous parler de notre droit local alsacien-mosellan. Nous avons un droit local que personne en Alsace-Moselle ne veut réduire ni supprimer. Un sondage réalisé récemment à la demande de l'Institut du droit local alsacien-mosellan montre ainsi que 80 % à 90 % des Alsaciens et Mosellans sont attachés au maintien et même au développement de ce droit local. Or que faisons-nous ? Nous disons que ce droit ne saurait évoluer sans un vote du Parlement français. C'est donc vous, mes chers collègues, qui direz ce qui est bon pour l'Alsace-Moselle...
Or, dans sa décision Somodia de 2011, le Conseil constitutionnel a souligné que, si son existence est garantie par un principe fondamental reconnu par les lois de la République, ce droit local ne peut évoluer que dans le sens du droit général. Il est donc mort-vivant ! Nous voulons pourtant le faire évoluer puisqu'il est bon. Mais cette décision est la chronique d'une mort annoncée. C'est inacceptable !
Et voilà que l'on examine un texte tendant à renforcer le pouvoir de dérogation du préfet. Mais à leur nomination en Alsace, les préfets commencent par demander ce qu'est le droit local alsacien-mosellan. Nous passons des années à le leur expliquer, et, quand enfin ils le comprennent, ils s'en vont. Je ne peux donc pas être d'accord avec cette approche.
J'appelle de mes voeux une proposition de loi sénatoriale sur ce sujet. J'ai déposé trois propositions de loi depuis que je suis sénateur, toutes tombées aux oubliettes. Certes, le sujet est compliqué, mais il faudrait pourtant un texte courageux allant dans le sens de mon argumentaire : il appartient aux collectivités territoriales d'adapter la norme fixée au niveau national à leurs réalités locales.
M. Guy Benarroche. - Très bien !
Mme Agnès Canayer. - Cette proposition de loi est nécessaire, mais il s'agit surtout d'une proposition de loi d'appel. Elle n'aura d'efficacité que si, comme nous l'avons dit avec Éric Kerrouche dans un récent rapport d'information intitulé À la recherche de l'État dans les territoires, nous renforçons les prérogatives et les moyens des préfets et des sous-préfectures. Il ne saurait y avoir de décentralisation sans déconcentration. Nous devons prendre en considération les spécificités locales. Or les préfets qui veulent déroger aux normes sont rappelés à l'ordre par les administrations, notamment par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), qui veulent une application stricte, descendante, des textes.
Je voterai ce texte, mais il faut engager une véritable réflexion sur la déconcentration et les moyens des préfectures et des sous-préfectures.
M. Guy Benarroche. - Nous faisons donc les choses à l'envers...
M. Olivier Bitz. - Nous pouvons tous attendre le grand soir de la déconcentration ou de la décentralisation, mais ce n'est pas l'ambition de ce texte. Je remercie la rapporteure pour son travail. Mais si l'on peut améliorer la portée juridique du texte, le vrai sujet est ailleurs, et il est culturel.
Les préfets, représentants du pouvoir central, sont dotés d'une culture professionnelle marquée par le principe d'égalité, voire par le jacobinisme. En outre, lorsqu'un préfet déroge aux normes, il prend toujours un risque, juridique ou professionnel, et doit se justifier. En revanche, on ne lui reproche jamais d'appliquer la règle en l'état. Il faudrait renverser cet état de fait.
À cet égard, il serait intéressant que le ministère de l'intérieur revoie les modalités d'évaluation des préfets. Les administrations exercent effectivement toujours des pressions pour que la règle soit appliquée le plus strictement possible. Or on leur demande de se prononcer sur l'action des préfets dans les territoires au moment de leur évaluation. Il faudrait revoir ce point et faire en sorte que le préfet prenne davantage de risques professionnels en n'examinant pas une demande de dérogation qu'en appliquant la règle. Toutefois, cela ne relève pas du domaine législatif. Je n'attends donc rien du présent texte à cet égard. Il n'en serait pas moins opportun de réfléchir aux moyens de faire évoluer cette culture professionnelle.
M. Hussein Bourgi. - Je me réjouis de l'examen de cette proposition de loi. Si les préfets disposent d'un pouvoir de dérogation, celui-ci est en réalité rarement mis en oeuvre, car ils s'autocensurent. Toutes les initiatives susceptibles de désinhiber le corps préfectoral sont bienvenues.
Ce texte est aussi l'occasion de reprendre tout ou partie d'une proposition de loi déposée par Dany Wattebled et Marie-Claude Lermytte, dont j'avais été le rapporteur, qui avait été adoptée à l'unanimité au Sénat, mais tellement amendée à l'Assemblée nationale que son impact budgétaire avait été multiplié par cent. Il serait bon de revenir à son esprit initial et de l'introduire dans le présent texte, en espérant que nos collègues députés feront davantage preuve de raison et de modération cette fois-ci.
M. Paul Toussaint Parigi. - Je rejoins notre collègue alsacien, André Reichardt. Ce texte se présente à première vue comme un instrument de souplesse administrative destiné à mieux servir les territoires. Cependant, l'histoire ancienne et récente de la Corse nous enseigne que les relations entre l'administration déconcentrée et la collectivité de Corse demeurent profondément marquées par des divergences structurelles. Il me semble périlleux d'imaginer qu'un accroissement du pouvoir de dérogation préfectoral puisse, sans garde-fou, résoudre les difficultés locales.
En 2018, le Président de la République
avait annoncé un plan de transformation et d'investissement pour la
Corse (PTIC)de 500 millions. Le préfet a pris la main, sans
aucune concertation avec la collectivité de Corse, et distribué
cette somme au bloc communal selon son bon vouloir. À la fin, l'argent
venant à manquer, il a donné des sommes moindres en affirmant
qu'elles seraient complétées par la collectivité de Corse.
Il faut éviter ces dérives. À la possibilité
de dérogation doivent répondre des garanties et
des
modalités de contrôle strictes, pour éviter que les
priorités du territoire ne subissent des arbitrages préfectoraux
unilatéraux suscitant frustrations et incompréhensions
auprès des élus et surtout de la société civile.
Mme Lana Tetuanui. - En lisant l'intitulé de la proposition de loi, je me suis dit que nous allions voir revenir le gouverneur en Polynésie française...
M. Guy Benarroche. - Exactement !
Mme Lana Tetuanui. - L'équivalent du préfet dans nos collectivités est le Haut-commissaire. Or ce Haut-commissaire arrive parfois, à sa nomination, avec une vision très parisienne, sans comprendre que ces territoires sont dotés d'un statut particulier.
Pendant la période de la crise sanitaire, alors que la santé relevait des compétences de la Polynésie française, et la sécurité des individus de celles de l'État, c'est le Haut-commissaire qui a pris toutes les décisions. Or il a bien fallu payer tous les centres d'hébergement pour les malades, et ce sont les communes qui ont dû supporter tous les coûts engendrés par ses décisions.
Madame la rapporteure, comment comptez-vous décliner le pouvoir du Haut-commissaire dans nos territoires du Pacifique ?
M. Marc-Philippe Daubresse. - Je travaille actuellement, en ma qualité de rapporteur de la commission, sur la proposition de loi sur la simplification du droit de l'urbanisme, que nous examinerons la semaine prochaine. Or, dans le cadre de mes travaux, je constate qu'un grand nombre d'articles du code de l'urbanisme relève en réalité du domaine réglementaire. Les propositions qui nous arrivent de l'Assemblée nationale sont essentiellement constituées de dérogations aux dérogations ! On en arrive à une machine très complexe. Il y a eu incontestablement un élan de décentralisation, porté par les lois de 1982 et 1983, puis Jean-Pierre Raffarin a fait des tentatives en 2003 et les années suivantes, mais nous ne sommes pas allés au bout du chemin.
Des ferments de révolution couvent aujourd'hui dans nos territoires, qui ne sont pas perçus avec la même intensité à Paris. Il faut agir contre l'impuissance publique. Or les machines à empêcher de faire sont nombreuses. Jusqu'à présent, nous n'avons fait qu'ajouter de la complexité à la complexité.
Il faudrait à la fois un droit de différenciation, clairement accordé à certaines collectivités locales, et un préfet fort. Jean-Louis Borloo m'avait confié en 2010 une mission sur le couple décentralisation/déconcentration, à l'époque où il était pressenti pour devenir Premier ministre. Nous pourrions envisager, par exemple, de confier un pouvoir réglementaire aux régions.
Même quand nous confions des pouvoirs de direction
étendus aux préfets, comme lors de l'état d'urgence
sanitaire ou à aujourd'hui pour la refondation de Mayotte, ils ne
peuvent intervenir sur plusieurs leviers
de l'action publique, qui
ne relèvent pas de leurs prérogatives. Faute d'avoir la latitude
suffisante pour leur redonner un pouvoir central, nous ne cessons de
complexifier le système.
Il faut pourtant voter le texte. Année après année, les machines à empêcher de faire provoquent des réactions extrêmes, nocives pour notre pays. Nous devons donc nous efforcer d'améliorer les choses.
M. Éric Kerrouche. - Ne confondons pas : la différenciation et l'adaptation sont deux sujets différents. Je vous renvoie à un article célèbre de Jean-Pierre Worms écrit en 1966 intitulé « Le préfet et ses notables », paru dans la revue Sociologie du travail. Depuis cette période, nous savons que les préfets ont un rôle central dans l'adaptation locale des normes, jeu essentiel qui garantit une certaine fluidité locale. À la suite des mesures prises en 2017 et 2020, le pouvoir de dérogation du préfet a été accentué. L'étendre à nouveau me semble très positif, car c'est dans les rapports locaux entre les élus et le préfet que se noue une partie de la gouvernance locale. Donner plus de latitude aux préfets me semble donc bénéfique.
La différenciation législative, que j'appelle également de mes voeux, est un autre sujet, qui touche à d'autres domaines que ceux qui sont abordés dans le présent texte.
Il ne faut pas avoir peur du pouvoir d'adaptation des préfets, que je perçois non comme une centralisation, mais comme un moyen de rendre effective la déconcentration. La jurisprudence du Conseil constitutionnel le souligne avec constance : il ne faut pas traiter de la même façon des situations différentes.
La proposition de loi, issue des travaux de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales est un bon texte, qui a été encore amélioré par le travail de fond de la rapporteure.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Madame Cukierman, les recettes de FCTVA versées aux collectivités sont effectivement très attendues.
Monsieur Roiron, merci de votre soutien et des améliorations que vous avez proposées. Je connais vos réserves concernant l'article 3, nous y reviendrons certainement en séance.
Monsieur Reichardt, les normes sont effectivement trop nombreuses. Nous y contribuons d'ailleurs nous-mêmes par nos amendements. Cependant, il faut donner sa chance à ce pouvoir de dérogation. Si les préfets l'utilisent davantage, cela pourrait mettre en évidence, au sein des comités locaux de cohésion territoriale, des dérogations récurrentes susceptibles de conduire à modifier certaines dispositions, le cas échéant via la procédure de délégalisation. Nous devrions nous approprier davantage ce dispositif.
Madame Canayer, j'ai lu avec attention le rapport d'information que vous avez rédigé avec Éric Kerrouche. Il faut effectivement des moyens supplémentaires pour les préfets.
Monsieur Bitz, une question culturelle se pose effectivement. Les préfets nous indiquent d'ailleurs que l'utilisation de ce pouvoir de dérogation n'est pas dans leurs habitudes. Ils n'en ont pas moins exprimé le souhait de la renforcer, car leurs relations avec les élus locaux s'en trouveraient facilitées, les projets locaux pouvant davantage être soutenus par ce biais.
Monsieur Bourgi, je suis favorable à l'introduction dans le texte des éléments issus de la proposition de loi que vous avez évoquée.
Monsieur Parigi, les relations sont parfois difficiles en Corse avec les services de l'État, mais ce texte a justement vocation à faciliter les projets locaux.
Madame Tetuanui, nous devons effectivement penser aux territoires ultramarins, notamment à la Polynésie française, où tout ne peut pas s'appliquer comme dans l'hexagone.
Monsieur Daubresse, le code de l'urbanisme est en effet considérable. Le ministère du développement durable est un lieu de créativité permanente... Or certaines dispositions s'avèrent excessivement contraignantes. Le pouvoir de dérogation est l'occasion précisément de répondre à des attentes locales, à des projets.
Nous pouvons regretter que ce ne soit pas le grand soir - je le regrette pour ma part.
Monsieur Kerrouche, l'adaptation est essentielle à la fluidité locale, et le rapport entre les élus locaux et les préfets est source de réalisations dans les territoires. Ce pouvoir de dérogation est un outil très utile qu'il convient de faire avancer.
Mme Muriel Jourda, présidente. - Concernant le périmètre de cette proposition de loi, en application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que le périmètre indicatif de la proposition de loi inclut les dispositions relatives à l'inscription dans la loi et à l'encadrement du pouvoir préfectoral de dérogation à des normes de nature réglementaire ; l'octroi au préfet par le législateur, de façon circonstanciée et pour des objectifs précisément définis, de la faculté de déroger à certaines normes de nature législative au profit des collectivités territoriales ; l'instauration, entre les services de l'État et les élus locaux, d'un dialogue relatif à la mise en oeuvre du pouvoir de dérogation et aux enjeux de simplification des normes, et enfin aux conditions dans lesquelles la responsabilité pénale des préfets peut être engagée à raison de l'exercice par ces derniers de leur pouvoir de dérogation.
Il en est ainsi décidé.
EXAMEN DES ARTICLES
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - L'amendement COM-4 vise à étendre la portée du pouvoir préfectoral de dérogation à des normes de fond, en permettant au préfet d'apporter à ces normes des adaptations mineures visant à faciliter la réalisation des projets locaux.
L'amendement COM-4 est adopté.
L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Article 2
L'amendement de correction COM-5 est adopté.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Avis favorable aux amendements identiques COM-1 et COM-3, qui reprennent la proposition de loi évoquée précédemment par Hussein Bourgi, visant à limiter le reste à charge des petites communes en difficulté financière.
Les amendements identiques COM-1 et COM-3 sont adoptés.
L'article 2 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Avis défavorable à l'amendement de suppression COM-2. À ce stade, il me paraît préférable de conserver cet article, sur la rédaction duquel nous attendons toujours la réponse des services de l'État, pour voir en séance s'il serait possible de l'améliorer.
L'amendement COM-2 n'est pas adopté.
L'article 3 est adopté sans modification.
Article 4
L'article 4 est adopté sans modification.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - L'amendement COM-6 prévoit la possibilité, pour les collectivités territoriales bénéficiaires, d'obtenir une compensation au titre du FCTVA l'année même de la réalisation de l'investissement concerné, afin de soutenir l'investissement local. Cette mesure me paraît économiquement vertueuse.
L'amendement COM-6 est adopté et devient article additionnel.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Concernant l'amendement COM-7, il s'agit de ne pas supprimer la commission départementale de conciliation des documents d'urbanisme ni de créer une nouvelle instance. Il apparaît préférable de donner corps aux comités locaux de cohésion territoriale, qui peuvent constituer de véritables lieux d'échanges, et faire remonter toutes les idées de simplification qui s'y expriment.
L'amendement COM-7 est adopté.
L'article 5 est ainsi rédigé.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - L'amendement COM-8 tend à préciser les conditions dans lesquelles la responsabilité pénale du préfet peut être engagée à raison de l'exercice du pouvoir de dérogation, tout en prenant acte des dispositions existant déjà dans le code pénal.
L'amendement COM-8 est adopté.
L'article 6 est ainsi rédigé.
La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Auteur |
N° |
Objet |
Sort de l'amendement |
Article 1er |
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Mme BELLUROT, rapporteure |
4 |
Extension du champ et de la portée du pouvoir préfectoral de dérogation |
Adopté |
Article 2 |
|||
Mme BELLUROT, rapporteure |
5 |
Correction rédactionnelle |
Adopté |
Mme LERMYTTE |
1 rect. |
Dérogation au principe de participation financière minimale pour les communes rurales en difficulté financière |
Adopté |
M. BOURGI |
3 |
Dérogation au principe de participation financière minimale pour les communes rurales en difficulté financière |
Adopté |
Article 3 |
|||
M. ROIRON |
2 |
Suppression de l'article |
Rejeté |
Article(s) additionnel(s) après Article 4 |
|||
Mme BELLUROT, rapporteure |
6 |
Création d'une faculté dérogatoire de versement en « année N » du FCTVA à une collectivité ayant réalisé un investissement substantiel au regard de sa capacité financière |
Adopté |
Article 5 |
|||
Mme BELLUROT, rapporteure |
7 |
Instauration d'un dialogue relatif à la dérogation et la simplification dans le cadre des comités locaux de cohésion territoriale (CLCT) |
Adopté |
Article 6 |
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Mme BELLUROT, rapporteure |
8 |
Précision des conditions dans lesquelles la responsabilité du préfet peut être engagée à raison de l'exercice du pouvoir de dérogation |
Adopté |