N° 689

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 4 juin 2025

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des finances (1) sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, instaurant un impôt plancher de 2 % sur le patrimoine
des
ultrariches,

Par M. Emmanuel CAPUS,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Claude Raynal, président ; M. Jean-François Husson, rapporteur général ; MM. Bruno Belin, Christian Bilhac, Jean-Baptiste Blanc, Michel Canévet, Emmanuel Capus, Thierry Cozic, Thomas Dossus, Albéric de Montgolfier, Didier Rambaud, Stéphane Sautarel, Pascal Savoldelli, vice-présidents ; Mmes Marie-Carole Ciuntu, Frédérique Espagnac, MM. Marc Laménie, Hervé Maurey, secrétaires ; MM. Pierre Barros, Arnaud Bazin, Grégory Blanc, Mmes Florence Blatrix Contat, Isabelle Briquet, M. Vincent Capo-Canellas, Mme Marie-Claire Carrère-Gée, MM. Raphaël Daubet, Vincent Delahaye, Bernard Delcros, Vincent Éblé, Rémi Féraud, Stéphane Fouassin, Mme Nathalie Goulet, MM. Jean-Raymond Hugonet, Éric Jeansannetas, Christian Klinger, Mme Christine Lavarde, MM. Antoine Lefèvre, Dominique de Legge, Victorin Lurel, Jean-Marie Mizzon, Claude Nougein, Olivier Paccaud, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Georges Patient, Jean-François Rapin, Mme Ghislaine Senée, MM. Laurent Somon, Christopher Szczurek, Mme Sylvie Vermeillet, M. Jean Pierre Vogel.

Voir les numéros :

Assemblée nationale (17ème législ.) :

768, 930 et T.A. 58

Sénat :

380 et 690 (2024-2025)

L'ESSENTIEL

Réunie le 4 juin 2025 sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission des finances a examiné le rapport de M. Emmanuel Capus sur la proposition de loi n° 380 (2024-2025) instaurant un impôt plancher de 2 % sur le patrimoine des ultrariches, déposée à l'Assemblée nationale le 7 janvier 2025 par Mmes Eva Sas et Clémentine Autain et plusieurs de leurs collègues et adoptée en séance publique le 20 février 2025.

I. EN RÉPONSE À LA RÉGRESSIVITÉ SUPPOSÉE DE L'IMPOSITION DES REVENUS, LE TEXTE INTRODUIT UNE CONTRIBUTION DIFFÉRENTIELLE SUR LE PATRIMOINE DES FOYERS TRÈS AISÉS

A. LE CONSTAT D'UNE FORME DE RÉGRESSIVITÉ DE L'IMPOSITION DES REVENUS, QUI REPOSE SUR DES CHOIX MÉTHODOLOGIQUES PARTICULIERS

Dans une note parue en juin 20231(*), l'Institut des politiques publiques a constaté l'existence d'une forme de régressivité de l'imposition des revenus au sommet de la distribution. En effet, en retenant comme définition du revenu, non pas le revenu fiscal mais le revenu dit « économique », entendu comme l'ensemble des revenus réalisés et contrôlés effectivement par le foyer fiscal, les auteurs de cette étude estiment que le taux effectif d'imposition, tous impôts directs compris, devient régressif pour les 0,1 % de foyers fiscaux les plus aisés : ce taux passerait ainsi de 46 % à 26 % pour les 0,0002 % les plus aisés.

Ce constat n'est pas propre à la France puisque, comme le signale l'économiste Gabriel Zucman dans le rapport qu'il a publié en juin 2024 à la demande de la présidence brésilienne du G202(*), ce phénomène a également été documenté dans plusieurs pays développés.

L'explication principale de ce phénomène réside dans les caractéristiques du revenu de cette catégorie de population, lequel est majoritairement composé de revenus du patrimoine, et dans la possibilité de structurer ce patrimoine de façon à ce que ces revenus soient moins imposables. Ainsi, lorsqu'ils contrôlent les choix d'une entreprise, les plus aisés peuvent choisir de ne pas verser de dividendes de façon à ne pas subir l'imposition afférente. De même, pour gérer leur patrimoine, ils recourent fréquemment à des holdings ou des structures similaires, dont le régime fiscal est plus avantageux que celui de l'imposition des revenus sur les personnes physiques.

En contrepoint de ce constat, plusieurs points méritent d'être soulignés :

Tout d'abord, le choix de ne pas verser de dividendes peut ne pas procéder d'une volonté d'évitement de l'impôt, mais au contraire d'un choix de long terme axé sur le développement de l'entreprise, lequel repose sur l'investissement. Une entreprise qui souhaiterait revaloriser les salaires de ses employés pourrait également freiner le versement de dividendes.

Ensuite, le constat d'une régressivité de l'impôt au sommet de la distribution repose sur un choix méthodologique inédit qui n'a rien d'évident, à savoir : l'assimilation d'une personne physique avec la société qu'il contrôle pour déterminer la notion de revenu économique, contrairement au principe de personnalité de l'impôt qui sous-tend la fiscalité française.

Enfin, la notion-même de régressivité recouverte par cette étude peut être considérée comme contestable. En effet, si les personnes les plus aisées veulent dépenser ces revenus, ils doivent les sortir de leurs holdings - si c'est le choix de gestion qu'ils ont fait - sous forme de dividendes ou de plus-values, auquel cas ils sont assujettis au prélèvement forfaitaire unique. Il est donc problématique d'évaluer la progressivité de l'imposition des revenus du capital à partir d'une approche statique, c'est-à-dire en omettant l'imposition impliquée par la consommation future.

Malgré ces limites réelles, Gabriel Zucman a proposé, dans le rapport susmentionné, la mise en place d'une taxe différentielle de 2 % sur le patrimoine des milliardaires, voire des centi-millionnaires, au niveau mondial. Ce taux s'appuie sur le constat d'une forte progression du patrimoine des plus aisés sur les quarante dernières années - de l'ordre de 7,5 % par an en moyenne selon lui. Toutefois, ce constat est documenté, dans le rapport de M. Zucman, au niveau mondial, et non au niveau français. Surtout, la fiabilité des données sur lesquelles il s'appuie peut être remise en question puisqu'elles proviennent du classement du magazine Forbes, qui ne renseigne pas ses sources. Le taux envisagé pour la taxe ne tient pas compte non plus du fait que le rendement du patrimoine, s'il est positif sur le long terme, peut être négatif à court terme : la détention d'un patrimoine ne reflète donc pas systématiquement l'obtention d'un revenu associé.

B. UNE CONTRIBUTION DIFFÉRENTIELLE DOTÉ D'UNE LARGE ASSIETTE ET CONCENTRÉE SUR LES PATRIMOINES DE PLUS DE 100 MILLIONS D'EUROS

La présente proposition de loi crée un impôt plancher sur la fortune (IPF) prenant la forme d'une contribution différentielle sur le patrimoine, entendu au sens large, des plus grandes fortunes.

Elle fixe un seuil d'entrée à 100 millions d'euros de patrimoine, sans prévoir aucun mécanisme de décote permettant d'atténuer l'imposition des contribuables proches du seuil d'assujettissement. Sont concernées, les personnes fiscalement domiciliées en France, pour leurs biens situés en France et à l'étranger, et les personnes domiciliées à l'étranger, pour leurs biens situés en France3(*).

L'assiette de la nouvelle contribution vise à recouper le « revenu économique ». Elle correspond, de fait, à une vision élargie du patrimoine, incluant notamment les biens professionnels.

Un calcul différentiel permet de déterminer le montant de la nouvelle contribution. La somme due est égale à la différence, à condition qu'elle soit positive, entre :

- d'une part, le montant résultant de l'application d'un taux de 2 % à la valeur nette taxable du patrimoine du redevable ;

- d'autre part, la somme des montants effectivement acquittés par le contribuable sur ses revenus (impôt sur le revenu, impôt sur la fortune immobilière et une partie des prélèvements sociaux).

Les autrices de la proposition de loi ont prévu un dispositif d'échelonnement du paiement de l'impôt, en cas d'impossibilité pour le contribuable de s'acquitter du montant dû, en raison d'une situation de gêne, comme le fait de devoir aliéner une partie de leur patrimoine.

Selon Gabriel Zucman, le rendement de l'impôt pourrait représenter environ 20 milliards d'euros, avec une marge d'erreur de 5 milliards d'euros

II. UN NOUVEL IMPÔT PROBABLEMENT INCONSTITUTIONNEL ET ÉCONOMIQUEMENT NÉFASTE

A. SANS PLAFOND, L'IMPÔT PLANCHER RISQUE DE NE PAS FRANCHIR LA PORTE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL

Dans son contrôle de la loi fiscale, le Conseil constitutionnel s'assure que l'imposition prend en compte la faculté contributive des contribuables, de sorte qu'elle n'ait pas un caractère confiscatoire. Pour ce faire, le juge constitutionnel identifie un taux marginal maximal d'imposition. S'agissant de l'imposition de la fortune, il exige d'assortir l'imposition du patrimoine d'un mécanisme de plafonnement, sauf à fixer un taux suffisamment bas. Si le Conseil constitutionnel admet un taux de 0,5 %4(*) sans plafonnement, un taux de 1,8 %5(*) n'a été validé que sous la condition d'être assorti d'un tel dispositif.

Le Conseil constitutionnel serait donc amené à censurer un taux marginal d'imposition sur le patrimoine situé entre 0,5 % et 1,8 % s'il n'était pas assorti d'un dispositif de plafonnement sur les revenus. En ne prévoyant aucun plafonnement et en fixant un taux d'imposition à 2 %, l'impôt plancher sur la fortune s'expose à la censure du juge de la rue Montpensier.

Le taux proposé pour l'IPF ne paraît pas non plus suffisamment protecteur du principe d'égalité devant les charges publiques, dès lors qu'il n'écarte pas et implique même le risque d'aliénation, par le contribuable, d'une partie de son patrimoine pour s'acquitter de la nouvelle taxe.

En proposant un taux insuffisamment protecteur du principe d'égalité devant les charges publiques, l'impôt plancher sur la fortune s'expose à l'inconstitutionnalité

B. LE RISQUE DE CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES NÉFASTES

En outre, le dispositif proposé pose un certain nombre de questions d'ordre opérationnel, qui ne sont pas sans rejoindre les interrogations liées à sa constitutionnalité, et qu'aurait des conséquences économiques néfastes.

Tout d'abord, la valorisation, année par année, de l'ensemble du patrimoine détenu par les contribuables, constitue une gageure, que l'entreprise à laquelle sont adossées les actions détenues soient cotées ou non.

Plus problématique encore, en l'absence d'un mécanisme de plafonnement en fonction des revenus, il est impossible de garantir la liquidité des personnes imposées. En effet, l'IPF pourrait toucher des personnes dont le rendement du patrimoine est faible, voire négatif.

C'est en particulier le cas s'agissant d'entreprises qui viennent d'être lancées : les propriétaires d'actions qui, certes, peuvent être valorisées à hauteur de plusieurs milliards d'euros, ne perçoivent pas nécessairement un revenu aujourd'hui, puisque la valeur de ces actions est fondée sur les recettes futures estimées par les investisseurs en prévision des bénéfices à venir. On rappelle en effet que la valeur d'une action est théoriquement censée être égale à la valeur actualisée des dividendes auxquels elle donne droit.

Le dispositif pourrait obliger certaines personnes à revendre leurs actions pour s'acquitter d'un montant d'impôt supérieur à celui de l'impôt dû au titre du présent dispositif puisque les plus-values sont par ailleurs taxées au titre du PFU.

Si le présent texte prévoit un lissage du paiement de l'IPF en cas d'impossibilité pour le contribuable de s'acquitter du montant dû, l'échelonnement ne peut dépasser cinq ans, ce qui n'est pas nécessairement suffisant lors du lancement d'une entreprise. Il faut d'ailleurs noter ici que Gabriel Zucman propose, en cas de problème de liquidité, de payer l'imposition au moyen des actions elles-mêmes, ce qui indique en creux les limites du mécanisme sur les situations de « gêne », lequel n'apparaît donc pas suffisant pour régler le problème de liquidité posé par le texte.

D'autres faiblesses importantes sont à déplorer :

- Pour le calcul du montant de l'impôt plancher, le dispositif proposé ne prend pas en compte l'impôt sur les sociétés, pourtant acquitté par ceux qui contrôlent les entreprises visées : cela entraînerait pourtant une diminution conséquente du rendement de l'impôt, qui pourrait ne plus représenter que 2 à 3 milliards d'euros ;

- L'impôt pourrait entraîner un exil fiscal dont il est impossible d'anticiper l'ampleur. À la différence des impositions sur la fortune pour lesquels des études permettent d'indiquer qu'elles ont donné lieu à un exil fiscal négligeable, l'IPF inclut dans son assiette les biens professionnels. Or, dans la mesure où les fortunes visées sont fortement concentrées, l'exil d'un seul des contribuables parmi les plus riches de France entraînerait une baisse potentiellement très importante du rendement de l'impôt.

Par ailleurs, l'adoption de ce texte aurait des conséquences économiques néfastes non négligeables, ce qui justifie son rejet.

En poussant leurs propriétaires à céder leurs actions pour acquitter l'impôt, il aurait pour effet de dissuader la création de nouvelles entreprises, notamment de start-ups, ce que ne peut se permettre l'économie française.

Par ailleurs, ce sont les personnes ciblées par le dispositif qui sont les plus à même d'effectuer des investissements risqués au bénéfice des entreprises en croissance. Cette nouvelle imposition nuirait donc nécessairement au financement du capital-risque.

Enfin, comme précisé antérieurement, il n'apparaît pas nécessairement justifié de « sanctionner » par l'impôt des entrepreneurs qui, en empêchant la distribution de dividendes, ont fait le choix du développement de leur entreprise, contribuant par là-même à celui de l'économie française.

Au total, si des mécanismes minorant, peut-être artificiellement, l'imposition qui pourrait être due par certains contribuables peuvent exister en France, comme dans le reste du monde, l'impôt proposé par ce texte ne constitue pas une solution adéquate pour lutter contre ces phénomènes. D'autres pistes existent, comme la contribution différentielle sur laquelle travaille actuellement le Gouvernement, ou encore la taxation des holdings ou des dividendes non distribués - comme elle est pratiquée aux États-Unis.

Compte tenu de ces raisons, la proposition de loi n'a pas été adoptée par la commission. En conséquence, en vertu de l'article 42 de la Constitution, la discussion portera en séance sur le texte de la proposition de loi tel que transmis par l'Assemblée nationale.


* 1 Laurent Bach, Antoine Bozio, Arthur Guillouzouic et Clément Malgouyres, « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? », note IPP n° 92, juin 2023.

* 2 Gabriel Zucman : « A blueprint for a coordinated minimum effective taxation for ultra-high-net-worth individuals », juin 2024.

* 3 Un dispositif d'exit tax permet d'assujettir à l'IPF les personnes domiciliées en France plus de dix ans les cinq années suivant leur départ.

* 4 Conseil constitutionnel, n° 2011-638 DC du 28 juillet 2011, Loi de finances rectificative pour 2011.

* 5 Conseil constitutionnel, n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012, Loi de finances pour 2013.

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