B. POUR EMPÊCHER LA CONSTITUTION D'UNE MINORITÉ DE BLOCAGE AU CONSEIL, LA COMMISSION A PRÉSENTÉ UNE PROPOSITION DE RÈGLEMENT DESTINÉE À GARANTIR L'EFFECTIVITÉ LA CLAUSE DE SAUVEGARDE BILATÉRALE CONTENUE DANS L'ACCORD
En dépit de la scission (largement anticipée) de l'accord, permettant de s'affranchir de la règle de l'unanimité, l'entrée en vigueur du volet commercial ne semblait pas acquise ces derniers mois, l'issue du scrutin au Conseil demeurant incertaine. La France et plusieurs États alliés - Italie, Pologne, Hongrie, Autriche, Irlande, Roumanie - ont ainsi tenté depuis décembre 2024 de mettre sur pied une minorité de blocage au Conseil.
Pour empêcher la constitution d'une telle minorité de blocage et rallier le soutien des États membres dont la position n'est pas encore arrêtée, la Commission a adopté un engagement politique destiné à « opérationnaliser » la clause de sauvegarde bilatérale prévues par l'accord, en précisant l'interprétation qu'en fait l'exécutif européen.
1. La clause de sauvegarde bilatérale négociée en 2019 : une clause générale, ne prévoyant pas de garanties spécifiques en faveur des filières agricoles
L'accord commercial de 2019 comprend deux chapitres relatifs aux clauses de sauvegarde :
- le chapitre 8 précise le cadre global d'utilisation de la clause de sauvegarde prévue par l'OMC. Introduite dans de nombreux accords commerciaux multilatéraux ou bilatéraux, cette clause définit les mesures d'urgence (suspension de certains concessions, restrictions quantitatives à l'importation et/ou augmentation des droits de douane) qui peuvent être prises à la suite d'un accroissement significatif des importations d'un produit donné, lorsque ces importations causent ou menacent de causer un dommage grave à la branche de production nationale du membre importateur.
- le chapitre 9 définit les modalités spécifiques de la clause de sauvegarde bilatérale de l'accord UE-Mercosur. Ce régime bilatéral ne se distingue que très marginalement du cadre global d'utilisation de la clause de sauvegarde, et ne comporte aucune source de protection supplémentaire.
Par conséquent, l'accord UE-Mercosur ne comprend aucune clause de sauvegarde spécifique pour les filières agricoles les plus fragiles, alors même que de telles clauses, conformes au droit de l'OMC, figurent dans d'autres accords commerciaux récemment négociés par l'Union européenne ; les accords conclus avec le Japon et la Corée du Sud comportent ainsi une clause de sauvegarde spéciale reposant sur l'identification de produits sensibles, et la détermination de volumes d'importations annuels au-delà desquels le seuil de déclenchement de la sauvegarde est atteint, permettant le rétablissement temporaire de droits additionnels.
Dans le cas de l'accord avec le Mercosur, il est précisé que « les parties exemptent le commerce bilatéral soumis à un traitement préférentiel de l'application de la clause de sauvegarde spéciale pour l'agriculture de l'Accord sur l'Agriculture de l'OMC » (article 1.2 du chapitre Défense commerciale et mesures de sauvegarde globales).
Dans ce contexte, comme le souligne le rapport de la commission d'évaluation du projet d'accord UE-Mercosur, « l'accord laisse les filières agricoles sensibles sans aucune des protections spéciales contre les effets perturbateurs de la libéralisation des échanges que l'UE concède pourtant à ses partenaires économiques confrontés à des difficultés comparables dans d'autres instruments ».
Les modalités de protection des filières sensibles relèvent ainsi du régime général des clauses de sauvegarde de l'OMC.
En pratique, pour ne pas être assimilées à des barrières commerciales, les mesures d'urgence doivent être exceptionnelles, temporaires, proportionnées et dûment justifiées. Ainsi :
- l'activation de la clause de sauvegarde est subordonné, pour un produit donné, à une hausse des importations telle qu'elle cause ou menace de causer un « préjudice grave » à une industrie nationale (c'est-à-dire, pour un produit donné, l'ensemble des producteurs de l'Union dont les productions additionnées représentent plus de 50 %, article 9.3.1), cette notion étant définie comme une « détérioration globale significative » de sa situation (article 9.2.e) ;
- les mesures prises sont strictement encadrées : elles ne peuvent dépasser deux ans - cette durée étant renouvelable dans certains cas spécifiques36(*) (article 9.8 et 9.9) -, ne peuvent être prises que pendant les douze premières années suivant l'entrée en vigueur de l'accord (article 9.2.g), et uniquement sous la forme d'une suspension de la trajectoire d'élimination du droit douane ou d'une réduction de la préférence tarifaire (article 9.6).
Comme l'ont souligné de nombreux observateurs, cette clause de sauvegarde n'a vocation qu'à atténuer temporairement les conséquences de l'accord, en offrant un sursis aux filières nationales de production - ce sursis devant être mis à profit par ces dernières pour s'adapter aux nouvelles conditions de concurrence. Il est ainsi explicitement précisé que les mesures de sauvegarde ne peuvent être prolongées qu'une seule fois, et uniquement s'il est établi qu'elles demeurent nécessaires pour prévenir ou remédier à un préjudice grave et si l'industrie nationale apporte la preuve qu'elle est en cours d'adaptation.
Le recours à cette clause se révèle par ailleurs complexe, puisqu'il est subordonné à la démonstration « sur la base de preuves objectives » d'un lien de causalité entre l'augmentation des importations du produit concerné et le préjudice grave (article 9.10), les éléments de preuve afférents devant être produits à l'appui de la demande d'ouverture d'une enquête (article 9.11).
Enfin, les modalités d'activation de la clause de sauvegarde ne paraissent pas à même de garantir une réaction rapide, puisque :
- la décision finale doit être publié dans un délai maximal d'un an à compter de l'ouverture de l'enquête, ce dernier pouvant être prolongé à dix-huit mois dans des circonstances exceptionnelles (article 9.13) ;
- les mesures de sauvegarde ne peuvent entrer en vigueur avant que des consultations n'aient été menées entre les parties (article 9.19).
Dans ce contexte, de nombreuses parties prenantes ont dénoncé l'ineffectivité de la clause de sauvegarde bilatérale de l'accord, ainsi que son caractère temporaire et exceptionnel, estimant que cet outil ne permettrait pas de répondre aux défis structurels posés par la mise en concurrence des filières agricoles européennes avec les pays du Mercosur.
2. La proposition de règlement présentée par la Commission pour offrir des garanties supplémentaires aux produits agricoles sensibles : un engagement politique destiné à simplifier et accélérer l'activation de la clause de sauvegarde
En réponse à ces griefs, la Commission européenne s'est engagée en septembre dernier à « opérationnaliser » le chapitre de l'accord sur la clause de sauvegarde bilatérale, par le biais d'un « engagement politique complémentaire » destiné à rassurer les États membres quant aux modalités d'activation de cette clause.
Le 8 octobre 2025, la Commission a donc publié une proposition de règlement sur les sauvegardes bilatérales pour les produits agricoles sensibles dans le cadre de l'Accord UE-Mercosur37(*). Elle a également indiqué qu'elle prendrait un acte délégué sur la base du règlement transversal de 2019 sur les sauvegardes bilatérales dans les accords de libre-échange38(*), pour apporter les mêmes garanties pour les produits autres que les produits agricoles sensibles couverts par le règlement.
Cette proposition ne s'applique en effet qu'à 23 produits sensibles, dont la liste est donnée en annexe et comprend notamment la viande bovine, la volaille, le riz, le miel, les oeufs, l'ail, l'éthanol et le sucre. Pour ces produits, la Commission s'engage à :
- surveiller étroitement l'évolution des marchés, et transmettre tous les six mois au Parlement européen et au Conseil un rapport sur l'évolution des flux et leur impact sur le marché de l'Union ;
- lancer automatiquement une enquête de sauvegarde sur la base de critères quantitatifs prédéterminés considérés comme « attestant à première vue de l'existence d'un préjudice grave39(*) » (correspondant, sur un an, pour un produit donné, à une hausse de 10 % du volume des importations à des conditions préférentielles ou une baisse de 10 % du prix moyen à l'importation, dès lors que ce produit est importé depuis le Mercosur à un prix inférieur d'au moins 10 % à son équivalent européen) ;
- mener les enquêtes de sauvegarde dans un délai maximum de quatre mois, contre douze mois dans l'accord UE-Mercosur (et dans les cas les plus urgents, sous réserve que le risque de dommage soit suffisamment élevé, mettre en place une mesure de sauvegarde provisoire dans un délai de 21 jours à compter de la réception de la demande d'enquête).
Si ces garanties sont évidemment bienvenues, de nombreux observateurs s'interrogent sur leur portée réelle.
D'un point de vue procédural tout d'abord, rien ne garantit que proposition de règlement soit adoptée avant la signature de l'accord, puisque les trilogues sur ce texte ne pourraient débuter qu'après le vote du Parlement européen en séance plénière, qui devrait avoir lieu la semaine du 15 décembre, selon les informations transmises aux rapporteurs.
En effet, sur la forme, cette proposition constitue un engagement unilatéral de l'Union européenne, parfaitement compatible, au demeurant, avec les stipulations de l'accord. Ce document ne créée aucune obligation nouvelle à l'encontre des pays du Mercosur (et ne nécessite donc aucun endossement de leur part) mais se borne à éclairer les citoyens européens sur la manière dont l'exécutif européen entend recourir aux marges de manoeuvre dont il dispose en matière de sauvegarde.
In fine, aucune clause de sauvegarde n'a été ajoutée à l'accord ; sur ce point, et contrairement aux déclarations récentes du Président de la République41(*), le contenu de l'accord n'a pas été renégocié depuis 2019. En droit international, c'est donc la clause de sauvegarde bilatérale telle que définie au chapitre 9 qui s'appliquera.
Sur le fond, plusieurs organisations agricoles estiment que les modalités d'application de cette clause de sauvegarde demeurent peu effectives. Ainsi, selon l'association de l'aviculture, de l'industrie et du commerce de volailles dans les pays de l'Union européenne (AVEC), « cette clause de sauvegarde a été conçue pour ne jamais être activée dans notre secteur [...] Plutôt qu'un véritable mécanisme de protection, elle sert principalement d'outil de communication permettant à la Commission de présenter l'accord comme équilibré »42(*). En effet, en raison de la manière dont sont actuellement structurées les importations, et de la mise en place progressive des nouveaux contingents tarifaires, l'AVEC estime que la première condition posée pour le déclenchement de la clause de sauvegarde, à savoir une hausse de plus de 10 % des importations à des conditions préférentielles sur un an, serait en réalité impossible à atteindre.
Le constat est le même dans le secteur sucrier, pour lequel des fluctuations de prix de 10 % d'une année sur l'autre sont tout à fait normales et ne sont pas considérées comme un signe de préjudice grave43(*).
Dans le secteur des viandes bovines enfin, il sera particulièrement difficile d'apporter les éléments de preuve nécessaires à l'activation de la clause de sauvegarde, et notamment l'existence d'un lien de causalité entre les importations supplémentaires et la baisse des prix constatés. En effet, alors que l'aloyau constitue l'essentiel des importations européennes de viande bovine et pourrait subir des baisses de prix plus importantes que les autres morceaux, la coupe d'aloyau ne correspond à aucune ligne tarifaire dans le code des douanes, et l'observatoire des marchés de la viande bovine de la Commission européenne ne publie aucun indicateur relatif aux prix de ces produits.
Au demeurant, les organisations agricoles soulignent que la clause de sauvegarde prévue dans l'accord commercial avec l'Ukraine, fondée uniquement sur des seuils de volume, paraissait plus aisée à activer que celle prévue pour le Mercosur, laquelle requiert simultanément des indicateurs portant sur les volumes et sur les prix.
En définitive, la proposition de règlement sur la mise en oeuvre de la clause de sauvegarde bilatérale ne modifie pas l'économie générale de l'accord en matière agricole : elle ne comporte aucune mention des enjeux de respect des normes sanitaires ou environnementales européennes de production et ne créé aucune obligation à l'encontre des pays du Mercosur.
En tout état de cause, comme l'ont résumé le Comité européen des fabricants de sucre (CEFS) et la Confédération internationale des betteraviers européens (Cibe)44(*) : « le problème fondamental réside moins dans une perturbation à court terme que dans un désavantage structurel que l'accord aggravera ». En pratique, confrontée à un afflux de produits tirant leur compétitivité de normes environnementales et sanitaires nettement moins exigeantes, l'agriculture européenne n'aura d'autres choix, à terme, que de s'adapter.
C'est dans cette perspective que la Commission a proposé la création d'un fonds de compensation, doté d'un montant de l'ordre d'un milliard d'euros par an pendant six ans, afin d'aider les filières qui ne pourront faire face à la concurrence internationale à se reconvertir ou mettre un terme à leur activité.
Les rapporteurs proposent donc de modifier le dispositif de la proposition de résolution européenne sur ce point, pour préciser que les garanties prétendument offertes par la Commission européenne en matière agricole se bornent à préciser les modalités de recours à la clause de sauvegarde bilatérale négociée en 2019, qui n'a vocation qu'à offrir un sursis aux filières européennes de production en atténuant de manière temporaire et exceptionnelle les conséquences de l'accord, sans en modifier l'économie générale.
* 36 Par ailleurs, aucune mesure de sauvegarde ne peut être appliquée de nouveau à l'importation d'un produit ayant déjà fait l'objet d'une telle mesure, à moins qu'une période égale à la moitié de la durée totale de la précédente mesure de sauvegarde se soit écoulée.
* 37 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil portant mise en oeuvre de la clause de sauvegarde bilatérale prévue par l'accord de partenariat UE-Mercosur et l'accord intérimaire UE-Mercosur sur le commerce pour les produits agricoles, COM(2025) 639 final.
* 38 Règlement (UE) 2019/287 du Parlement européen et du Conseil du 13 février 2019 portant mise en oeuvre des clauses de sauvegarde bilatérales et autres mécanismes permettant le retrait temporaire des préférences dans certains accords commerciaux conclus entre l'Union européenne et des pays tiers.
* 39 Article 6 de la 40 proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil portant mise en oeuvre de la clause de sauvegarde bilatérale prévue par l'accord de partenariat UE-Mercosur et l'accord intérimaire UE-Mercosur sur le commerce pour les produits agricoles, COM(2025) 639 final.
* 41 Le Président de la République a affirmé le 7 novembre dernier que « si ces clauses, qui n'existaient pas dans l'accord, sont bien mises en oeuvre, à ce moment-là nous considérerons que cet accord peut être acceptable ».
* 42 https://avec-poultry.eu/news/explaining-why-the-safeguard-clause-in-the-mercosur-agreement-fails-to-protect-the-eu-poultry-meat-sector/
* 43 Communiqué de presse du Comité européen des fabricants de sucre et de la Confédération internationale des betteraviers européens, 8 octobre.
* 44 Communiqué de presse du Comité européen des fabricants de sucre et de la Confédération internationale des betteraviers européens, 8 octobre.