III. LA SAISINE DE LA CJUE, ULTIME RECOURS POUR EMPÊCHER LA RATIFICATION D'UN ACCORD LARGEMENT DÉCRIÉ POUR SON IMPACT ENVIRONNEMENTAL ET SES CONSÉQUENCES PRÉJUDICIABLES POUR L'AGRICULTURE EUROPÉENNE
En dépit du caractère factice des garanties apportées par la Commission européenne, plusieurs États membres semblent désormais envisager un vote en faveur de l'accord. Si l'Autriche et l'Irlande ont rappelé leur opposition à l'accord, rien ne garantit désormais la constitution d'une minorité de blocage, l'Italie ayant salué les garanties supplémentaires incluses.
La France a soumis trois exigences à la Commission européenne, comme l'a précisé M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe, devant le Sénat le 12 novembre dernier45(*), à savoir l'ajout d'une clause de sauvegarde « robuste, effective et activable pour protéger nos marchés agricoles contre les déstabilisations », l'instauration de mesures miroirs « ambitieuses sur les pesticides et l'alimentation animale », empêchant l'importation en Europe de produits agricoles moins-disant que les normes européennes, et un renforcement des contrôles sanitaires, « à la fois sur les produits importés mais aussi dans les pays exportateurs, pour s'assurer du respect effectif » des normes européennes.
Si le ministre délégué chargé de l'Europe a rappelé que « c'est à l'aune de ces trois exigences, de ces trois demandes, que la France se déterminera sur la question du Mercosur », il a également admis que la Commission européenne n'avait pas encore, à ce stade, fait de propositions suffisamment précises s'agissant des mesures miroirs et des contrôles sanitaires.
Notre pays n'a donc pas encore défini sa position officielle, alors qu'il est manifeste que les conditions posées pour soutenir l'accord ne sont pas remplies et ne le seront pas davantage à brève échéance.
A. LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE DÉPOSÉE AU SÉNAT : UNE DÉMARCHE FORTE VISANT À DEMANDER AU GOUVERNEMENT FRANÇAIS DE RÉAFFIRMER SON OPPOSITION À L'ACCORD ET DE SAISIR LA COUR DE JUSTICE DE L'UNION EUROPÉENNE
MM. Jean-François Rapin, Cédric Perrin et Mme Dominique Estrosi Sassone, respectivement présidents de la commission des affaires européennes, de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et de la commission des affaires économiques, ont déposé le 30 octobre dernier une proposition de résolution européenne (PPRE) visant à demander au Gouvernement français de saisir la Cour de justice de l'Union européenne pour empêcher la ratification de l'accord avec le Mercosur.
À la demande du groupe Les Républicains, la Conférence des Présidents a décidé, le 5 novembre 2025, que cette proposition de résolution européenne serait examinée par le Sénat en séance publique le 16 décembre, après examen par la commission des affaires européennes puis par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.
Une résolution similaire a été déposée le 14 novembre dernier au Parlement européen mais a été déclarée irrecevable par le bureau de dépôt du Parlement européen, le 19 novembre dernier, au motif que la demande du Conseil pour recueillir l'approbation du Parlement sur l'accord n'avait pas encore été faite.
Alors que, s'agissant de l'accord UE-Mercosur, les récentes déclarations du Gouvernement français se sont révélées pour le moins ambivalentes, voire franchement alarmantes, la PPRE déposée au Sénat vise à clarifier la position de notre pays, en demandant au Gouvernement de s'opposer à la signature de l'accord et de saisir la CJUE au sujet de sa compatibilité avec les traités européens, comme l'y autorise l'article 218, alinéa 11, du TFUE.
En pratique, le texte déposé au Sénat fonde cette demande de saisine sur trois moyens distincts.
1. La décision de scinder l'accord
Le premier moyen invoqué porte sur la conformité de la décision de scinder l'accord avec les traités et directives de négociations émises par le Conseil.
En effet, l'article 218 du TFUE stipule que le Conseil « autorise l'ouverture des négociations, arrête les directives de négociation » et peut « adresser des directives au négociateur ».
En l'espèce, les directives de négociation adoptées en 1999 autorisaient la négociation d'un accord d'association politique et économique avec les pays du Mercosur. Or, en vertu de l'article 218, alinéa 8, du TFUE, le Conseil statue à l'unanimité « lorsque l'accord porte sur un domaine pour lequel l'unanimité est requise pour l'adoption d'un acte de l'Union ainsi que pour les accords d'association [...] la décision portant conclusion de cet accord entre en vigueur après son approbation par les États membres, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives ». Il était dès lors clair, dans le mandat de négociation, que l'accord avec le Mercosur ferait l'objet d'un vote à l'unanimité des États membres et serait soumis aux parlements nationaux dans le cadre de sa ratification.
À la suite de l'avis précité de la Cour de justice concernant l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et la République de Singapour, la Commission européenne a certes fait part de son intention de recommander, à l'avenir, de scinder dans des accords séparés les dispositions devant être approuvées par l'Union et l'ensemble de ses États membres et les autres dispositions commerciales relevant de la compétence exclusive de l'Union, afin de contourner les difficultés liées à la ratification des accords de libre-échange de « nouvelle génération ».
Or, prenant acte de cette intention, le Conseil a pris le soin de rappeler, dans des conclusions adoptées en 201846(*), qu'il lui appartenait de « décider, au cas par cas, de la scission des accords commerciaux » et que les accords commerciaux « en cours de négociation, par exemple avec le Mexique, le Mercosur et le Chili rester[aient] des accords mixtes ».
Dans ces conclusions, le Conseil a par ailleurs souligné que « tout en respectant les règles de vote applicables en vertu des traités, le Conseil continuera de s'efforcer d'obtenir un consensus, dans toute la mesure du possible, afin que les intérêts et préoccupations de l'ensemble des États membres soient dûment respectés dans les accords commerciaux ».
De surcroît, contrairement aux directives de négociation qui lui avaient été adressées, la Commission n'a pas proposé à la signature et la conclusion du Conseil un accord d'association avec les pays du Mercosur, mais un accord de partenariat. Ainsi, la proposition de décision du Conseil relative à la signature, au nom de l'Union européenne, et à l'application provisoire de l'accord de partenariat avec le Mercosur47(*) ne se fonde pas sur l'article 217 du TFUE, relatif aux accords d'association, mais sur les articles 207, 209 et 212, qui se rapportent respectivement à la politique commerciale commune, la coopération au développement, et la coopération économique, financière et technique avec les pays tiers.
D'un point de vue procédural, cette décision est loin d'être anodine, puisque la conclusion d'un accord d'association doit faire l'objet d'un vote à l'unanimité au Conseil, en application de l'article 218, alinéa 8, du TFUE, tandis que la conclusion d'un accord de partenariat peut relever d'un vote à la majorité qualifiée. La proposition de décision du Conseil précitée précise ainsi qu'étant donné que « les composantes prépondérantes de l'accord sont la politique commerciale, les transports, la coopération au développement et la coopération économique, financière et technique avec les pays tiers, la règle de vote pour ce cas particulier est donc la majorité qualifiée ».
Dans ce contexte, il est manifeste que la Commission européenne n'a respecté ni le mandat qui lui a été confié en 1999 par le Conseil, ni les orientations fixées par le Conseil dans les conclusions adoptées en 2018.
Dès lors, l'architecture juridique retenue par la Commission pourrait être considérée comme incompatible avec les stipulations du TFUE relatives au respect des directives de négociations émises par le Conseil. Elle pourrait également se révéler contraire aux principes de répartition des compétences, d'équilibre entre les institutions et de coopération loyale entre l'Union et ses États membres.
L'article 4 du traité sur l'Union européenne consacre ainsi un principe de coopération loyale en vertu duquel l'Union et les États membres « se respectent et s'assistent mutuellement dans l'accomplissement des missions découlant des traités ». L'article 13 du traité sur l'Union européenne stipule par ailleurs que « chaque institution agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées dans les traités » et que « les institutions pratiquent entre elles une coopération loyale ».
Dans l'arrêt Meroni de 195848(*), la Cour de justice a enfin consacré un principe d'équilibre institutionnel, qui interdit tout empiètement par une institution sur les pouvoirs attribués à une autre.
La Commission relève cependant que les États membres ont été tenus informés tout au long des négociations de l'évolution de ces dernières, ainsi que de la forme que pourrait prendre l'accord final. Elle souligne également que la même architecture juridique a été retenue pour l'accord UE-Chili, sans que ce choix ne pose de difficultés, ni n'entraîne de saisine de la Cour de justice. À l'aune de ce précédent, les juges européens pourraient considérer que le Conseil a implicitement validé la pratique consistant à scinder les accords pour isoler les stipulations commerciales.
2. Le mécanisme de rééquilibrage
Le deuxième moyen invoqué concerne la conformité du mécanisme de rééquilibrage avec les articles des traités portant sur la protection des consommateurs, de l'environnement ou de la santé publique.
Les pays du Mercosur ont en effet négocié l'introduction d'un nouveau mécanisme de rééquilibrage pour contrebalancer le chapitre sur la durabilité (voir supra).
Dans son analyse de l'accord, le gouvernement de l'Uruguay a ainsi déclaré que ce mécanisme « permettra au Mercosur de contrecarrer les effets que les mesures unilatérales de l'Union (telles que le Green Deal) ont ou pourraient avoir sur les exportations des pays du Mercosur »49(*). De la même manière, le gouvernement brésilien a expliqué, dans une fiche d'information publiée sur son site internet, que ce dispositif permettrait d'éviter que des lois européennes ne viennent compromettre les concessions commerciales obtenues, comme par exemple les quotas proposés par l'Union pour les exportations de viande bovine en provenance du Mercosur.
Pour certains observateurs, la menace d'un recours à ce mécanisme pourrait être utilisée par les pays du Mercosur pour faire pression sur l'Union afin qu'elle retire, modifie ou suspende la mise en oeuvre de la législation existante ou s'abstienne à l'avenir de légiférer en matière de climat, d'environnement, de sécurité alimentaire ou encore de produits phytosanitaires.
Pourtant, les traités européens imposent d'intégrer les exigences environnementales à l'ensemble des politiques publiques (article 11 du TFUE), de garantir un niveau élevé de protection de la santé humaine (article 168 du TFUE), de veiller à la défense des consommateurs (article 169 du TFUE) et de promouvoir le développement durable à l'échelle mondiale (article 21 §2 du TUE). De la même manière, en application de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, les politiques et actions de l'Union doivent garantir un niveau élevé de protection de la santé humaine (article 35), de protection de l'environnement (article 37) et de protection des consommateurs (article 38).
Dès lors, l'introduction dans l'accord avec le Mercosur d'un tel mécanisme de rééquilibrage pourrait être considérée comme incompatible avec les stipulations de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et les principes du TFUE en matière de protection des consommateurs, de l'environnement et de la santé publique.
Pour la Commission européenne, qui réfute cet argument, la probabilité qu'une législation européenne remplisse les conditions nécessaires à l'activation du mécanisme de rééquilibrage serait en réalité minime.
L'exécutif européen fait par ailleurs valoir que, le cas échéant, les ajustements pris par les pays du Mercosur se limiteraient à une suspension des préférences tarifaires, peu susceptible de causer des dommages tels que l'Union européenne prenne le risque de modifier ou suspendre ses propres législations.
3. Le principe de précaution
Le troisième et dernier moyen retenu se rapporte à la compatibilité de l'accord global et de l'accord avec l'application du principe de précaution.
Il existe en effet des différences règlementaires importantes entre l'Union européenne et les pays du Mercosur, en matière de production alimentaire et de normes sanitaires et vétérinaires (voir supra).
Or, l'accord ne comporte aucune disposition spécifique relative à l'alimentation des animaux, l'emploi de médicaments vétérinaires dans les élevages, le bien-être animal ou encore l'utilisation de produits phytosanitaires. De surcroît, le chapitre relatif aux mesures sanitaires et phytosanitaires de l'accord prévoit une simplification et un allègement des contrôles, alors même que plusieurs audits récents ont mis en exergue des fraudes et défaillances dans le contrôle qualité et la traçabilité des exportations en provenance des pays du Mercosur vers l'Union européenne (voir supra).
Dans ce contexte, comme l'a souligné la Commission européenne, contrairement à d'autres accords récemment conclus par l'Union, l'accord UE-Mercosur mentionne explicitement la possibilité d'adopter des mesures fondées sur le principe de précaution. L'article 10.2 du chapitre sur le commerce et le développement durable précise ainsi que « dans les cas où les preuves ou informations scientifiques sont insuffisantes ou peu concluantes et qu'il existe un risque de dégradation grave de l'environnement ou de la santé et de la sécurité au travail sur son territoire, une Partie peut adopter des mesures fondées sur le principe de précaution ».
Selon la commission d'évaluation du projet d'accord UE-Mercosur, cette prérogative demeure très encadrée :
- la définition retenue pour le principe de précaution demeure lacunaire, ne couvrant expressément ni la sécurité sanitaire des aliments, ni la santé humaine, si bien qu'une « interdiction sur le marché de produits destinés à l'alimentation humaine du fait d'une incertitude quant au risque pour la santé pourrait ne pas valablement se prévaloir du principe de précaution » ;
- les stipulations du chapitre sur les mesures sanitaires et phytosanitaires conduisent à limiter l'application effective du principe, notamment l'obligation de justification scientifique des mesures prises, de notification des mesures envisagées ou encore l'obligation d'envisager des mesures alternatives.
Rien n'empêchera, par ailleurs, les pays du Mercosur de recourir au mécanisme d'arbitrage prévu par l'accord ou au mécanisme de règlement des différends de l'OMC pour contester l'application de mesures sanitaires ou phytosanitaires fondées sur le principe de précaution. Le cas échéant, l'Union européenne devra produire une évaluation des risques suffisamment documentée pour que la mesure incriminée ne soit pas considérée comme un « obstacle injustifié au commerce entre les Parties » (article 6.1.c du chapitre sur les mesures sanitaires et phytosanitaires), dont le tribunal arbitral ou l'organe de règlement des différends pourrait ordonner le retrait ou l'aménagement.
Ce type de contentieux paraît d'autant plus probable que les pays du Mercosur ont d'ores et déjà attaqué de telles mesures devant l'organe de règlement des différends de l'OMC ; l'Argentine a ainsi obtenu, dans un contentieux relatif aux OGM, la condamnation de l'Union, qui invoquait le droit d'adopter une approche de précaution dans le cas des OGM50(*).
In fine, selon le rapport de la commission d'évaluation de l'accord UE-Mercosur, l'accord « offre une base juridique supplémentaire pour permettre l'importation de produits à l'occasion desquelles [les valeurs de l'Union en matière sanitaire et environnementale] pourront être mises en cause devant les tribunaux arbitraux ».
* 45 Sénat, Compte-rendu intégral des débats, Séance du 12 novembre 2025.
* 46 Conclusions du Conseil du 22 mai 2018 sur la négociation et la conclusion d'accords commerciaux de l'UE.
* 47 Proposition de décision du Conseil relative à la signature, au nom de l'Union européenne, et à l'application provisoire de l'accord de partenariat entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et le Marché commun duSud, la République argentine, la République fédérative du Brésil, République du Paraguay et la République orientale de l'Uruguay, d'autre part, COM(2025) 356 final.
* 48 CJCE, n° C-9/56, Arrêt de la Cour, Meroni & Co., Industrie Metallurgiche, SpA contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, 13 juin 1958.
* 49 Communication publiée par le Ministère des affaires étrangères de l'Uruguay, le 6 décembre 2024, citée par l'Institut Veblen.
* 50 Communautés européennes - Mesures affectant l'approbation et la commercialisation des produits biotechnologiques, Rapport du Groupe spécial, WT/DS293/R, 29 septembre 2006.