III. UN ARTICLE ADDITIONNEL PROROGE LE RÉGIME TRANSITOIRE D'EXERCICE DE LA CONSULTATION JURIDIQUE ET DE LA RÉDACTION D'ACTES
A la demande du Gouvernement, l'Assemblée nationale a introduit un article 3 nouveau qui proroge le régime transitoire d'exercice de la consultation juridique et de la rédaction d'actes sous seing privé fixé par l'article 54 de la loi du 31 décembre 1971.
Cet article, qui ouvre le titre II inséré par la loi du 31 décembre 1990, interdit aux professionnels qui ne sont pas titulaires d'une licence en droit ou « d'un titre ou diplôme reconnu comme équivalent par arrêté » de donner des consultations juridiques ou de rédiger des actes sous seing privé ; il prévoyait toutefois, dans son dernier alinéa, de différer l'application de la condition de diplôme de quatre ans, soit au 1er janvier 1996, afin de laisser aux professionnels le temps d'acquérir les titres nécessaires.
Faisant valoir que « beaucoup de professionnels concernés n'avaient pas eu le temps de se mettre en règle » et que la procédure d'élaboration de l'arrêté interministériel n'avait pas encore pu aboutir, - « les arbitrages ne sont pas terminés »-, le Garde des Sceaux a demandé à l'Assemblée nationale, qui l'a accepté, de reporter de quatre nouvelles années l'exigence de diplôme et donc de proroger d'autant le régime transitoire.
IV. LA PROPOSITION DE LA COMMISSION DES LOIS : UNE EXCEPTION D'IRRECEVABILITÉ CONSTITUTIONNELLE
Avant tout examen au fond du projet de loi adopté par l'Assemblée nationale, la commission des Lois a examiné la question de la compétence du législateur pour fixer le mode d'élection du Conseil national des barreaux.
A. LE PARTAGE ENTRE LES DOMAINES DE LA LOI ET DU RÈGLEMENT
Parce que trop de lois sont alourdies par des dispositions de caractère réglementaire, parce que l'allongement de la durée de la session ordinaire ne doit surtout pas encourager cette dérive, votre commission des Lois s'efforce de veiller au strict respect du partage des compétences entre la loi et le règlement tel qu'il résulte des articles 34 et 37 de la Constitution.
La circonstance qu'en l'espèce le CNB ait été créé par la loi qui a également fixé les principes généraux de son élection et de ses compétences ne doit pas arrêter la réflexion. Le Gouvernement dispose en effet toujours de la faculté de demander, dans les conditions prévues par l'article 37-2 de la Constitution, le déclassement de dispositions de nature réglementaire figurant dans une loi. La saisine du Conseil constitutionnel à cet effet étant une prérogative exclusivement gouvernementale, le Parlement qui estimerait qu'une disposition dont l'adoption lui est demandée est de nature réglementaire ne pourrait que la rejeter pour ce motif.
Dans le cas présent, qu'en est-il de la compétence du législateur ?
Le partage des compétences entre la loi et le règlement n'est pas toujours aisé à définir. Il résulte toutefois de l'article 34 de la Constitution que relève de la compétence exclusive du législateur toute disposition mettant en cause l'un des principes fondamentaux ou l'une des règles que cet article réserve à la loi.
En l'espèce, s'il est incontestable que l'organisation de la profession d'avocat touche à l'exercice des libertés publiques et à la garantie des droits de la défense, faut-il pour autant considérer que le mode d'élection du Conseil national des barreaux relève de la loi ? Votre commission des Lois ne l'a pas pensé dans la mesure où cet organisme ne dispose d'aucun pouvoir de décision, notamment en matière de déontologie ou de discipline. En outre, son rôle de représentation de la profession d'avocat auprès des pouvoirs publics est purement consultatif. Reste qu'il contrôle l'accès des avocats étrangers aux barreaux français mais cette compétence ne paraît pas non plus avoir un lien avec l'une des matières dont l'article 34 confie à la loi le soin de fixer les principes fondamentaux ou les règles.
B. LES DÉBATS EN COMMISSION
M. Luc Dejoie, rapporteur, a précisé que le projet de loi modifiait le mode d'élection du Conseil national des barreaux institué par la loi du 31 décembre 1990 portant réforme de la profession d'avocat. Après avoir rappelé que le Conseil national des barreaux assurait la représentation de cette profession auprès des pouvoirs publics, il a précisé qu'il comportait soixante membres élus par deux collèges selon un mode de scrutin particulièrement complexe dont les résultats s'étaient traduits par un déséquilibre dans la représentation des grands barreaux. Il a indiqué que le projet de loi remédiait à ces inconvénients en simplifiant le mode de scrutin et en assurant une représentation équilibrée des grands barreaux.
Avant d'aborder l'examen au fond des dispositions proposées, M. Luc Dejoie, rapporteur, s'est interrogé sur leur nature législative. Il a estimé que si un certain parallélisme des formes pouvait commander qu'une loi fût modifiée par une autre loi, la nature des compétences du Conseil national des barreaux ne commandait pas nécessairement que les modalités de son élection fussent précisées par la loi.
M. Patrice Gélard s'est interrogé sur la nature juridique du Conseil national des barreaux que la loi qualifie d'établissement d'utilité publique. M. Jacques Larché, président, lui a indiqué que les établissements d'utilité publique constituaient une catégorie sui generis ne relevant pas des catégories d'établissements publics pour lesquelles l'article 34 de la Constitution attribue compétence au seul législateur.
M. Robert Badinter, s'appuyant sur les articles 21-1 et 53 3° de la loi du 31 décembre 1971, a estimé que les modalités d'élection du Conseil national des barreaux relevaient clairement de la compétence réglementaire et qu'il convenait que le Gouvernement mette en oeuvre la procédure de déclassement prévue à l'article 37-2 de la Constitution pour s'en assurer et, le cas échéant, les modifier par décret.
M. Jean-Jacques Hyest a considéré que le projet de loi ne remettant pas en cause le principe de l'existence du Conseil national des barreaux mais simplement les modalités de son élection, il serait souhaitable que le Gouvernement saisisse le Conseil constitutionnel pour s'assurer de leur nature réglementaire.
M. François Giacobbi a fait observer qu'une loi de 1977 avait fixé la composition des barreaux et qu'on pouvait donc s'interroger sur la nature réglementaire des dispositions dont la modification était proposée par le projet de loi. Il a par ailleurs signalé que les avocats honoraires faisaient partie des barreaux.
M. Maurice Ulrich a estimé qu'il était indispensable de combattre la multiplication de dispositions réglementaires dans des textes législatifs et que le projet de loi sur le Conseil national des barreaux constituait une bonne occasion pour le Parlement d'affirmer son souci de combattre cette dérive.
M. Jacques Larché, président, a indiqué qu'il avait évoqué le problème de la compétence du législateur à l'occasion d'un contact personnel avec le Garde des Sceaux et qu'il lui avait demandé par courrier de bien vouloir saisir le Conseil constitutionnel sur le fondement de l'article 37-2. Il a ensuite estimé qu'il était urgent de prévenir toute surcharge inutile de l'ordre du jour par des dispositions réglementaires au moment où se mettait en place la session de neuf mois.
Il a enfin rappelé que le Parlement avait toujours la possibilité d'adopter une exception d'irrecevabilité fondée sur l'inconstitutionnalité des dispositions proposées.
M. Robert Badinter a estimé qu'il serait nécessaire de déclasser des pans entiers de la législation qui relevaient clairement du domaine règlementaire ; il a considéré que la codification devrait permettre une remise en ordre. Il a en outre regretté que le Conseil constitutionnel n'ait pas défendu avec plus de fermeté la répartition des compétences entre la loi et le règlement résultant des articles 34 et 37 de la Constitution.
M. Luc Dejoie, rapporteur, a attiré l'attention sur l'urgence s'attachant à la modification du mode d'élection du Conseil national des barreaux dont le renouvellement ne saurait être indéfiniment prorogé. Il a toutefois indiqué qu'il s'en remettrait à la commission pour apprécier l'opportunité d'opposer une exception d'irrecevabilité.
Il a par ailleurs évoqué l'article 3 du projet de loi qui reporte de quatre nouvelles années la période transitoire d'exercice de la consultation juridique en raison du défaut de publication de l'arrêté interministériel fixant la liste des diplômes équivalents à la licence en droit exigés à compter du 1er janvier 1996. Il a suggéré que quelque soit le sort réservé aux articles premier et 2, l'article 3 soit supprimé et le Gouvernement encouragé à publier un arrêté avant le 31 décembre 1995, quitte à ce que celui-ci soit modifié pour prendre en compte ultérieurement les professions dont la situation soulève des difficultés.
M. Patrice Gélard est revenu sur les conditions dans lesquelles le Parlement pouvait s'opposer à l'introduction de dispositions règlementaires dans la loi en faisant valoir que les articles 41 et 37-2 de la Constitution étaient à la disposition exclusive du Gouvernement. Il a par ailleurs rappelé la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la possibilité pour le Parlement d'inclure des dispositions réglementaires dans la loi.
M. Jacques Larché, président, lui a fait observer que l'article 41 ne réservait pas nécessairement au Gouvernement l'exclusivité de l'irrecevabilité. Il a par ailleurs rappelé que l'article 44 du règlement du Sénat permettait d'opposer une exception d'irrecevabilité fondée sur le caractère inconstitutionnel des dispositions proposées. Il a enfin indiqué que la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne faisait aucunement obstacle au vote d'une telle exception.
Au cours d'un débat auquel ont pris part MM. François Giacobbi, Michel Dreyfus-Schmidt, Robert Badinter et Jacques Larché, président, la commission a ensuite examiné l'opportunité d'adopter une question préalable plutôt qu'une exception d'irrecevabilité. Parce qu'elle ne souhaitait pas manifester son désaccord à l'égard du fond du projet de loi, elle a préféré adopter une exception d'irrecevabilité fondée sur la méconnaissance de la répartition des compétences entre les articles 34 et 37 de la Constitution.
C. L'ADOPTION D'UNE EXCEPTION D'IRRECEVABILITÉ CONSTITUTIONNELLE
A l'issue de ce débat, la commission des Lois a donc décidé à une très large majorité l'adoption d'une exception d'irrecevabilité fondée sur l'article 44, alinéa 2, du Règlement dont l'objet est « de faire reconnaître que le texte en discussion... est contraire à une disposition constitutionnelle... et dont l'effet, en cas d'adoption, est d'entraîner le rejet du texte à l'encontre duquel elle a été soulevée. »
D'aucuns pourraient soutenir que l'adoption de cette motion risque de retarder l'élection du Conseil national des barreaux qui a été reportée une première fois. Votre rapporteur tient toutefois à faire observer que la saisine du Conseil constitutionnel dans le cadre de la procédure prévue par l'article 37-2 de la Constitution n'exigerait que peu de temps, le Gouvernement pouvant ensuite soumettre au Conseil d'État un projet de décret comprenant les dispositions du projet de loi et celles que leur mise en oeuvre aurait de toute façon exigées.
Votre rapporteur précise enfin que le rejet du texte englobe également l'article 3 même si la commission ne l'a pas placé dans le champ de ses objections constitutionnelles. Cette conséquence est de peu d'importance, cet article, qui proroge de quatre nouvelles années le régime transitoire d'exercice de la consultation juridique et de la rédaction d'actes sous seing privé, lui paraissant en effet mal venu : le Gouvernement dispose encore des semaines nécessaires avant le 31 décembre 1995 pour publier l'arrêté interministériel d'équivalence, quitte à ce que celui-ci soit ultérieurement complété pour prendre en compte les diplômes dont l'évaluation exigerait quelques délais supplémentaires.
Pour les motifs d'ordre constitutionnel qui viennent d'être exposés, votre commission des Lois vous demande d'adopter la motion d'irrecevabilité suivante :
« Vu les articles 34 et 37 de la Constitution et en application de l'article 44, alinéa 2, du Règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, modifiant la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques ».