AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
Saisie d'une proposition de loi de plusieurs collègues du groupe de
l'Union centriste, tendant à assurer un service minimum en cas de
grève dans les services et entreprises publics, votre commission a
procédé à un large programme d'auditions -dont une
journée d'auditions publiques- afin d'entendre sur cette question les
organisations syndicales, les dirigeants des principales entreprises publiques
et les représentants des usagers.
Les auditions publiques ont donné lieu à un compte rendu
intégral qui est publié en annexe du présent rapport.
De même en est-il de l'étude réalisée en janvier
1999 par le service des affaires européennes du Sénat (division
des études de législation comparée) sur
"
l'organisation d'un service minimum dans les services publics en cas
de grève
" analysant les règles en vigueur dans cinq
pays de l'Union européenne et au Québec.
Ce faisant, votre commission a souhaité mettre à la disposition
de chacun, un grand nombre de points de vue et une information complète
propre à éclairer la réflexion sur un problème
lancinant : celui des conflits sociaux dans le secteur public et leurs
conséquences sur la continuité d'un service public auquel chacun
est naturellement attaché.
Elle a souhaité le faire à un moment où le secteur public
fait l'objet d'études et d'analyses propres à assurer une
meilleure transparence : étude de la Cour des Comptes sur les
rémunérations dans la fonction publique, travaux du Commissariat
général du Plan sur les régimes spéciaux de
retraite, préparation, en application de la loi du 13 juin 1998, d'un
rapport "
sur le bilan et les perspectives de la réduction du
temps de travail pour les agents de la fonction publique
",
précédé d'un " bilan d'entrée "
réalisé par l'Inspection des finances qui a reçu un large
écho dans la presse.
Un grand journal du soir concluait ainsi récemment son
éditorial
1(
*
)
:
"
Comment faut-il réorganiser l'Etat pour que les services qu'il
rend aux citoyens soient de qualité telle qu'ils justifient le niveau de
prélèvement fiscal dans le pays ? De la réponse
à cette question dépend le maintien du service public à la
française, auquel une majorité de Français sont
légitimement attachés. Faute de se réorganiser (...),
c'est l'Etat qui portera lui-même le plus mauvais coup à la notion
de service public
. "
C'est cette démarche qui a inspiré les travaux de votre
commission.
Votre rapporteur est parti d'un triple constat.
Premier constat
: les services publics se trouvent dans une
situation paradoxale : une contrainte constitutionnelle qui est aussi un
principe fondateur -la continuité du service- s'impose à
eux ; ils affichent néanmoins un taux de grève sans commune
mesure avec celui observé dans le secteur privé.
Deuxième constat
: la grève est un échec,
l'échec du dialogue social dans le secteur public.
Le Sénat, au travers des travaux de sa commission des finances, avait
constaté l'échec de " l'Etat actionnaire ". Il n'a
guère été démenti par les sinistres qui ont
affecté depuis lors le secteur public et la politique de privatisation
qui s'est développée au-delà des alternances politiques en
est une conséquence.
Il est temps désormais de porter remède à l'échec
de " l'Etat employeur ".
Votre rapporteur estime indispensable que soit entreprise une modernisation du
service public, notamment, de ses méthodes de gestion des ressources
humaines et souhaite favoriser toutes les procédures permettant de
favoriser le dialogue et l'évolution d'une culture qui, aujourd'hui, est
encore trop souvent marquée par l'affrontement.
Troisième constat
: le service minimum est un pis-aller dont
on ne saurait se satisfaire. Il est urgent que soient dépassées
l'opposition entre le respect du droit de grève et le respect du
principe de continuité du service qui se traduit par la querelle sur la
nature et l'ampleur d'un service minimum.
Aujourd'hui, on trouve rarement dans le discours des entreprises publiques la
référence à l'usager ou à la continuité du
service. M. Louis Gallois, lorsqu'il évoque les grèves
à répétition à la SNCF, ne s'inquiète pas
d'abord de l'embarras des usagers ou du respect d'un principe constitutionnel,
il déplore leurs "
conséquences sérieuses en
termes de recettes et d'image commerciale
" et annonce que la SNCF
"
(va) très vite répartir à la conquête de
(ses) clients
"
2(
*
)
.
De fait, il n'est guère de " muraille de Chine " qui puisse
désormais protéger durablement le service public des
évolutions économiques et sociales. Le consommateur,
sollicité par la diversité de l'offre, exprimant des exigences
croissantes en matière " d'excellence " mais confronté
parfois à une plus grande précarité professionnelle, ne
peut se muer en usager fataliste d'un " service minimum ".
Les marges de plus en plus étroites des entreprises qui affrontent une
concurrence nationale et internationale toujours plus vive ne peuvent
dépendre des aléas du climat social dans telle entreprise
publique.
Le service public lui-même est confronté, notamment dans le cadre
des directives européennes, à une forme accrue de concurrence.
Le service public doit donc évoluer et, de fait, la RATP, par exemple,
en a déjà pris conscience, alors même que la situation de
ses " clients " est pourtant l'une des plus captives.
*
* *
Aussi,
votre commission a-t-elle souhaité mettre l'accent sur ce qui importe
avant tout : la prévention des conflits.
Elle considère que tout service public doit se doter d'un accord en
bonne et due forme prévoyant les procédures d'alerte, de dialogue
et de transparence propres à prévenir le recours à la
grève.
Elle estime qu'il appartient au législateur de donner cette impulsion,
et dans certains cas de légitimer les progrès accomplis, dans un
domaine où l'Etat a des responsabilités toutes
particulières.
Il est en effet paradoxal que les pouvoirs publics se soucient, au travers de
la réduction du temps de travail, de donner des leçons
d'organisation aux entreprises privées, mais omettent de se pencher sur
ses propres carences dans le secteur public : rigidité des rapports
sociaux, sclérose des structures, centralisation des organigrammes et
confusion des responsabilités.
Appel à la négociation, mesures concrètes ayant trait au
préavis pour favoriser le temps du dialogue, évaluation des
résultats obtenus. Telle a été la démarche retenue
par votre commission. A l'issue de cette étape, il appartiendra au
législateur de tirer, le cas échéant, les
conséquences de la carence du service public à se
réformer.
I. LA CONFLICTUALITÉ DANS LES SERVICES PUBLICS : UN PROBLÈME LANCINANT
La multiplicité des grèves dans les services publics est paradoxale dans un secteur régi en principe par le principe de continuité. Le législateur a toujours hésité à tenter de réconcilier les deux principes malgré de multiples initiatives.
A. UNE SITUATION PARADOXALE
1. La continuité au coeur du service public
L'ampleur et le caractère répétitif des
grèves dans les services publics sont à l'évidence
troublants dans un pays -le nôtre- qui a théorisé à
son plus haut niveau la notion de service public, comme si le principe de
réalité se jouait avec ironie de la force des principes.
En germe dans l'arrêt
Blanco
du Conseil d'Etat de 1873, la notion
de " service public " qui recouvre, aux termes de la jurisprudence
administrative, toute activité d'intérêt
général assurée par une collectivité publique ou
assurée sous son contrôle par une personne de droit privé,
est en quelque sorte la " pierre angulaire du droit administratif "
pour reprendre l'expression de Gaston Gèze.
De fait, le service public en France n'est pas seulement un concept juridique
mais aussi un instrument de politique économique, voire une conception
du lien social.
En témoigne la diversité des significations de
l'expression :
" Dans la tradition française, on use
indifféremment de la notion service public pour désigner la
substance d'une activité (le service public de l'énergie), des
impératifs sociaux ou d'aménagement du territoire (les missions
de service public), un statut (la fonction publique assimilée au service
public), un mode de propriété et de gestion (l'entreprise
publique), une éthique (servir) : pluralité d'usages qui
permet toutes les appropriations. "
3(
*
)
.
Pour Léon Duguit, la caractéristique de l'Etat
républicain, c'est de se fonder sur le service public qui est
l'instrument qui permet à l'intérêt général
de transcender les intérêts particuliers et d'assurer la
cohésion sociale.
" L'exception française se nourrit du
mythe de l'unicité, de la singularité et de l'excellence du
service public "
4(
*
)
.
La tradition juridique républicaine confortée par le compromis
passé avec les syndicats en position dominante à la
Libération, crée une identification forte entre les statuts, les
services publics et la notion de monopole.
Dans cette perspective, le principe de continuité est l'un des
éléments fondateurs du service public
.
Traditionnellement, la jurisprudence administrative considère que le
service public se caractérise par trois principes : principe
d'adaptation au changement
imposé par la puissance publique,
principe
d'égalité de traitement
des usagers et enfin
principe de
continuité
.
C'est notamment ce dernier principe qui justifie que les salariés de
droit privé des entreprises chargées d'un service public
industriel et commercial bénéficient d'éléments
statutaires tels que la garantie de l'emploi.
C'est le principe de continuité qui a justifié la création
d'avantages sociaux spécifiques : les caisses de retraite des
cheminots ont été créées au
XIX
ème
siècle, car les sociétés de
chemins de fer y voyaient un élément attractif de nature à
retenir des salariés alors naturellement mobiles et à favoriser
la stabilité nécessaire à la formation d'une main-d'oeuvre
qualifiée.
2. Une conflictualité anormalement élevée
Il est
donc aujourd'hui particulièrement paradoxal que les journées de
grève soient d'une manière prépondérante, le fait
de personnels opérant dans des secteurs où devrait s'appliquer le
principe de continuité.
L'évolution de la conflictualité peut être analysée
à travers le nombre de
journées individuelles non
travaillées
(JINT).
A l'exception de l'année 1995, marquée par une explosion du
nombre de journées de grèves du fait des événements
du mois de décembre (6 millions de journées de grève), on
assiste depuis 10 ans à une diminution tendancielle du nombre des
jours de grève qui passent de 1,8 million en 1985 à
800.000 jours en 1997.
Il est alors frappant de constater que la fonction publique, entendue au sens
large dans les statistiques disponibles
5(
*
)
, qui représente environ le quart
de la population active, est à l'origine respectivement de 64 % et
de 61 % des jours de grève en 1995 et en 1996, c'est-à-dire
de
la majorité de ces conflits sociaux.
Les grèves dans la fonction publique et les entreprises (privées et nationalisées)
en JINT (*)
Années |
Fonction publique (**) |
Entreprises privées et publiques nationalisées |
Total
|
Secteur privé et nationalisé par rapport au total (en %) |
1982 |
126.000 |
2.327.200 |
2.453.200 |
95 |
1983 |
333.000 |
1.483.500 |
1.816.500 |
82 |
1984 |
974.900 |
1.357.000 |
2.331.900 |
58 |
1985 |
341.000 |
884.900 |
1.225.900 |
72 |
1986 |
853.000 |
1.041.500 |
1.894.500 |
55 |
1987 |
784.900 |
969.000 |
1.753.900 |
55 |
1988 |
686.000 |
1.242.200 |
1.928.200 |
64 |
1989 |
2.322.000 |
904.400 |
3.226.400 |
28 |
1990 |
573.900 |
693.700 |
1.267.600 |
55 |
1991 |
239.000 |
665.500 |
904.500 |
74 |
1992 |
218.000 |
490.500 |
708.500 |
69 |
1993 |
368.500 |
533.200 |
921.700 |
58 |
1994 |
226.600 |
521.000 |
747.600 |
70 |
1995 |
3.762.700 |
2.120.500 |
5.883.200 |
36 |
1996 (***) |
685.916 |
447.775 |
1.133.691 |
39 |
1997 |
382.916 |
455.099 |
838.015 |
54 |
(*) : Journées individuelles non travaillées
à l'occasion de conflits localisés et
généralisés.
(**) : Il s'agit des jours de grève dans la Fonction publique
d'Etat (y compris France-Télécom), à l'exclusion de la
Fonction publique territoriale et de la Fonction publique hospitalière
(les chiffres de 1988 ne comprennent donc pas la grève des
infirmières, et ceux de 1997, la grève des internes des CHU).
(***) : En 1996 les chiffres de la Fonction publique sont donnés
sans France-Télécom ni La Poste.
Source : MES-DARES, DGAFP in Premières synthèses 99-01
n° 02-1.
Les
conflits du travail tous secteurs confondus
(1)
Champ : Ministère de l'emploi et de la
solidarité et Fonction publique de l'Etat
(1) Hors Fonction publique hospitalière et territoriale, et pour 1996,
hors Poste et France-Télécom.
Source : MES-DARES, DGAFP.
A lui seul, ce chiffre est révélateur, encore ne recouvre-t-il
qu'une partie de la réalité tant les statistiques disponibles sur
les grèves dans le secteur public sont imparfaites.
Tout d'abord, comme le souligne la DARES, ces statistiques ne portent que sur
les conflits collectifs qui donnent lieu à cessation totale du travail.
D'autres formes d'action comme les grèves perlées ou les
grèves du zèle ne sont pas comptabilisées.
Une autre difficulté statistique est que, si pour les conflits sociaux
localisés, il est assez aisé de multiplier le nombre de jours de
grève par celui des grévistes, en revanche pour les conflits
généralisés, au niveau national notamment, le nombre de
participants est plus difficile à évaluer et le nombre de JINT
est alors une approximation : un seul conflit d'une entreprise peut, si
celle-ci compte de nombreux établissements, fortement majorer le chiffre
des conflits généralisés et altérer les
évolutions.
Mais surtout, le chiffre avancé au titre de la fonction publique ne rend
pas compte de l'évolution des grèves dans l'ensemble de la
fonction publique et des établissements publics ou entreprises publiques
chargés d'un service public.
Comme le fait remarquer M. Guy Naulin dans son avis récent du
Conseil économique et social
6(
*
)
, il est
impossible d'avoir une
vision globale de la conflictualité dans les services publics
:
"
tenter de l'analyser peut-être qualifié de
véritable gageure
".
" Il n'existe pas de statistiques de conflits dans la fonction publique
territoriale. Il faut d'ailleurs souligner la difficulté d'une
opération de recensement et tenir compte de la dispersion et de la
diversité des communes dont il faut rappeler qu'elles s'administrent
librement en vertu de l'article 72 de la Constitution.
" Dans la fonction publique hospitalière, des statistiques sont
désormais établies depuis quelques années et
publiées dans le bilan annuel soumis au Conseil supérieur de la
fonction publique hospitalière.
" De son côté, le ministère du travail recueille et
publie les statistiques relatives aux grèves de l'ensemble du secteur
privé et des entreprises publiques en établissant une distinction
entre conflits généralisés et conflits localisés.
De ce fait, il n'est pas en mesure de faire une distinction entre les
entreprises publiques selon le critère de la gestion du service public
ni d'isoler les conflits des entreprises, établissements et organismes
de droit privé assumant une mission de service public. "
.
En d'autres termes, les données enregistrées à la
Direction de l'animation, de la recherche, des études et des
statistiques (DARES) du ministère de l'emploi et de la solidarité
au titre des " entreprises privées et publiques
nationalisées " agrègent les journées de
grèves constatées par exemple à la SNCF ou à la
RATP avec celles des entreprises de droit privé sans que l'on puisse
distinguer les sous-ensembles.
Compte tenu de la part prise par les conflits de la SNCF,
c'est dire que la
majorité des grèves sont bien le fait des services publics dans
leur ensemble.
La dernière note de la DARES en 1997 présente quelques
éléments concernant le secteur des transports : il en
ressort que les jours de grèves dans le secteur public sont bien
prépondérants. Ils représentent 62 % du total
répartis essentiellement entre la SNCF (18 %) et la RATP
(43 %). Dans le secteur privé, les transports aériens sont
à l'origine de 17 % des jours de grève et les transports
routiers de 13 %.
Si comme le fait remarquer la DARES, les conflits mobilisent plus dans le
secteur privé (24 % de grévistes en moyenne par rapport
à l'effectif des établissements en grève) que dans le
secteur public (17 %), il convient de se demander si la
désorganisation n'est pas toute aussi forte pour l'usager.
Mais il convient de rapporter l'ampleur de ces conflits à la
population active
en cause pour mesurer le caractère paradoxal de
la situation.
Sur une population active de 25,6 millions d'individus, la fonction
publique (Etat, territoriale et hospitalière) représente environ
4,5 millions de personnes auxquels il convient d'ajouter près d'1,4
million de salariés travaillant dans le secteur public au sens large
(472.000 salariés environ pour La Poste et France Telecom) et 450.000
salariés environ pour l'ensemble des entreprises publiques
majoritairement contrôlées par l'Etat.
Comme l'indique M. Louis Gallois, président directeur
général de la SNCF, dans un récent entretien au quotidien
Le Monde
7(
*
)
:
"
Il y a une disproportion entre la situation de l'entreprise et des
personnels et le nombre de conflits. Avec moins de 1 % de la population
active, rien ne justifie que la SNCF "produise" 20 %, 30 %, voire
près de 40 % des jours de conflits en France
".
L'année dernière, les grèves locales dans le sud-est de la
France ainsi que les grèves catégorielles des contrôleurs
ont effectivement considérablement augmenté le nombre de jours de
grèves à la SNCF : M. Louis Gallois a confirmé
le mercredi 26 janvier dernier au personnel que 1998 était une
" mauvaise année " sociale pour l'entreprise publique avec
180.000 jours de grèves, soit un jour de grève par agent et
40 % des jours de grève en France
8(
*
)
.