III. LE SERVICE MINIMUM : UN PIS-ALLER
Le
service minimum apparaît de prime abord comme le juste milieu entre le
principe de continuité et le droit de grève : la
réalité est moins simple car le recours au service minimum est
parfois un " pis-aller " qui soulèverait en outre des
problèmes pratiques délicats.
Au préalable, il convient de souligner qu'il serait difficile
d'instaurer un service minimum qui ne procéderait pas d'un accord
négocié ou tout au moins d'un assentiment tacite des
salariés de l'entreprise car les sanctions en cas de rejet massif du
dispositif seraient difficiles à prendre : l'échec de
réquisition, lors de la grève des mineurs de 1963, a durablement
discrédité le recours à cette procédure. La mise en
oeuvre de multiples révocations à la suite d'un refus
d'exécuter le service minimum irait souvent à l'encontre
même du principe de continuité qu'il s'agit de défendre.
Mais, au delà de ce risque, qui procède de l'hypothèse
d'un conflit social grave, le service minimum soulève des interrogations
pratiques.
A. UNE DÉRIVE POSSIBLE
1. Le risque d'un recul
La
notion de
" service minimum "
est parfois réductrice
par rapport aux dispositifs déjà mis en place dans certaines
entreprises.
L'audition de M. Pierre Carlier, Directeur général,
délégué industrie EDF, montre qu'en cas de grève,
l'établissement est en mesure, avec un nombre réduit d'agents (1
sur 40 à la Direction " Production Transports "), d'assurer
l'équilibre de la production par rapport à la consommation, sans
coupures de courant, en freinant les exportations, en recourant à des
moyens de production plus flexibles et à des achats auprès de nos
partenaires extérieurs.
Un " service minimum " comportant une baisse de l'alimentation
électrique constituerait aujourd'hui une régression par rapport
au dispositif qui est mis en oeuvre à EDF depuis l'année 1988,
marquée par les dernières grandes grèves
d'électricité.
EDF réalise la " quadrature du cercle " en permettant aux
salariés de faire grève, en exerçant une pression sur les
résultats de leur entreprise susceptible de faire aboutir leurs
revendications, sans que l'usager ne subisse d'interruption du service. Le
principe de continuité se concilie ainsi avec le droit de grève
même si ce " modèle " n'est assurément pas
transposable à tous les secteur d'activité.
S'agissant des services publics traditionnels, l'audition de M. Georges
Lefebvre, directeur des ressources humaines de La Poste, montre que celle-ci a
mis en place un réseau de régulation parallèle à
partir de neuf centres de traitement qui prennent le relais des centres de
tri mécanisés, en cas de surcharge ou de mouvement social. Ce
réseau permet d'éliminer les points de blocage dans des centres
névralgiques où un faible nombre de grévistes pouvait
entraîner de fortes perturbations de la distribution du courrier à
une grande échelle sur le territoire. Là encore, l'objectif
visé est plus ambitieux que celui d'un service minimum.
Les services publics peuvent donc chercher à fixer, sans refus
catégorique de leur personnel, à niveau élevé les
prestations garanties aux usagers en cas de grève.
Il importe enfin de souligner que lorsqu'un service public s'ouvre à la
concurrence, l'édiction d'un service minimum ne répond plus
à ses besoins : pour prendre l'exemple d'Air France, encore
doté de quelques obligations de service public, la fixation d'un service
minimum ne satisferait pas pour autant ses usagers et ne lui permettrait pas de
faire face à ses concurrents. L'objectif devient exclusivement celui de
la réduction du nombre de grèves.
2. La banalisation des carences des services publics
Une
autre conséquence de la référence au service minimum
serait de banaliser les carences du service public.
Le fonctionnement des services de la navigation aérienne en cas de
conflit social illustre le risque d'une interprétation restrictive du
service minimum. S'agissant par exemple de l'aéroport de Roissy, une
piste sur deux est ouverte et une liste d'environ 400 à 500 vols
autorisés à décoller ou atterrir est fixée par voie
d'arrêté ministériel, contre 2.000 à 3.000 par jour
en fréquence normale.
Pendant le préavis, le ministre définit le programme des vols de
transport public qui doivent être assurés et qui comprend :
- un nombre limité de vols internationaux et intérieurs
désignés en fonction des intérêts et des besoins
vitaux de la France ;
- pour le respect des engagements internationaux de la France :
. les vols effectués au départ ou à destination de
Bâle-Mulhouse dans le cadre d'accords de trafics conclu entre la Suisse
et un Etat autre que la France ainsi que les vols de transport public
intérieurs en Suisse,
. les vols nécessaires au fonctionnement des institutions
européennes à Strasbourg ;
- pour éviter l'isolement des départements et territoires
d'outre-mer, sauf cas particuliers, les vols effectués au départ
de la métropole à destination des DOM-TOM et les vols
effectués au départ des DOM-TOM à destination de la
métropole.
Outre ce programme, doivent être assurés les vols assurant des
missions de défense nationale, les missions gouvernementales, les vols
nécessaires à la sauvegarde des personnes et des biens ainsi que
tous les survols sans escale en France métropolitaine compatibles avec
la capacité des services de navigation.
Même si un nombre significatif de non-grévistes est présent
en plus des personnels consignés le jour de la grève,
l'autorité responsable de l'aéroport ne sera pas toujours en
mesure de faire décoller des vols supplémentaires
. En effet,
les salariés consignés seraient juridiquement fondés
à considérer que le service minimum auquel ils sont alors
astreints n'est plus respecté du fait des vols supplémentaires,
et à quitter leur poste ! Le service minimum devient alors une
sorte de "
service maximum "
à un niveau qui, en tout
état de cause, ne sera satisfaisant pour quiconque.
Les responsables peuvent être tentés, face à un mot d'ordre
de grève dont ils estiment qu'il sera peu suivi, de faire reposer le
fonctionnement des services uniquement sur les personnels non-grévistes
qui peuvent aider à atteindre un niveau de prestation supérieur
à celui du service minimum. Mais ce faisant ils peuvent être
conduits à prendre des risques en termes de sécurité
vis-à-vis des usagers , en particulier si leurs estimations sont
erronées.
Par une décision du 12 mai 1989, le Conseil d'Etat avait
été amené à annuler une disposition du
décret du 17 décembre 1985 prise en application de la loi du 31
décembre 1984 au motif que celle-ci fixait un nombre limité de
vols allers et retours intérieurs et internationaux. Comme l'avait
remarqué le Commissaire du Gouvernement, M. Patrick Frydman,
" les auteurs du décret avaient en réalité
substitué au service minimum un dispositif d'inspiration inverse,
à savoir un service maximum dont rien ne garantissait qu'il
correspondrait définitivement aux besoins vitaux de la France ".
Il reste que, même si en supprimant la référence initiale
dans le décret le dispositif a retrouvé un peu de souplesse,
l'interprétation sur le terrain reste toujours inspirée par le
souci marqué par la notion de " service maximum ". Tout
dispositif de service minimum peut engendrer de telles dérives.
Comme le remarque M. Denis Kessler, vice-président du
MEDEF
:
si l'on ne définit pas tout d'abord une norme du
service optimal que les usagers sont en droit d'attendre -et qui aujourd'hui
n'est pas toujours atteinte, notamment dans les transports publics-, le risque
n'est pas négligeable que le service minimum ne devienne, en quelque
sorte, la norme de référence " acceptable ".
Enfin, mettre en place le service minimum nécessitera parfois
d'effectuer des arbitrages difficiles entre les catégories d'usagers. Le
programme minimum que la SNCF s'efforce de maintenir en cas de conflit social
distingue les grandes lignes, les lignes expresses régionales, le trafic
en Ile-de-France et le fret. La fixation d'un service minimum impératif
à niveau élevé ne risque-t-il pas de pousser la SNCF
à pénaliser le transport du fret pourtant vital pour certaines
entreprises ?
La question se pose également pour La Poste qui peut être conduite
à exercer des choix entre le courrier classique et les colis, suivant
leur degré d'urgence et d'affranchissement.
Le législateur doit veiller à légiférer dans la
durée ; dès lors, fixer une norme de service minimum dans la
loi apparaît comme un exercice périlleux au regard de la
transformation des besoins des usagers du service public et de la
diversité des situations des entreprises.