c) Les facteurs déclenchants de l'expatriation
Tous les interlocuteurs ont souligné que les détenteurs de patrimoine s'expatriaient toujours avec regret, ce qui explique l'écart entre le nombre de ceux qui s'interrogent sur une éventuelle expatriation et le nombre de ceux qui partent réellement.
En moyenne, sur dix personnes de plus de 45 ans tentées par l'expatriation, 5 seulement envisageraient sérieusement de quitter le territoire et 2 mettraient leur projet à exécution. Toutefois, il semblerait que ce phénomène touche désormais des populations plus jeunes, qui n'auraient plus les mêmes réticences à s'expatrier que leurs aînés .
La plupart des cabinets consultés se sont accordés pour souligner les conséquences très dommageables non seulement de l'accumulation de ces différentes impositions, mais de leur renforcement incessant .
Ils ont souligné que les « personnes aisées » étaient prêtes à payer leurs impôts, mais, dès lors que le montant de ces derniers devenait disproportionné par rapport aux dépenses liées à la vie courante, naissait un sentiment d'injustice, qui poussait les personnes détentrices de patrimoines importants à s'expatrier.
M. Jacques Verva, avocat, a bien insisté devant la mission sur les ressorts psychologiques de la décision de départ. Selon lui, les Français partent pour éluder des impôts psychologiquement insupportables, essentiellement l'impôt sur la fortune, qui leur apparaît comme la « goutte d'eau qui fait déborder le vase », notamment lorsqu'il s'agit d'entrepreneurs ayant revendu leur entreprise et ayant déjà acquitté la taxe sur les plus-values.
Par ailleurs au cumul des impositions , s'ajoute la multiplication de mesures nouvelles que l'on va détailler ultérieurement, mais dont on doit dire, à ce stade de l'analyse, qu'elles tendent à susciter les départs chez tous ceux qui ressentent dans notre pays une « ambiance vexatoire vis-à-vis des riches ».
Certains interlocuteurs de la mission ont également attiré l'attention sur les comportements d'optimisation fiscale que suscitaient les tentatives du ministère des finances pour contrôler et entraver ces sorties de patrimoine :
• Rappelant que, suite à l'obligation faite aux entrepreneurs par la loi de finances pour 1999 d'offrir à l'administration fiscale des garanties au titre des plus-values latentes, pendant les 5 années suivant la vente de leur entreprise, de nombreux entrepreneurs ont pris le départ vers la Belgique et utilisé les ressources du droit belge pour échapper à la taxation, M. Jacques Verva a expliqué à la mission le mécanisme qui consistait à créer une société holding belge, à apporter à cette holding les parts de la société française et à revendre après expiration du délai de cinq ans 22 ( * ) ; il a cité le cas d'un entrepreneur ayant fondé dans les années 60 une entreprise qu'il a vendue pour l'apporter à sa holding belge en 1980. Sur cette vente, il a acquitté la taxe sur les plus-values, puis a ensuite quitté la France pour s'installer en Belgique. L'entreprise, évaluée à 80 millions de francs en 1980, ayant été revendue en 1998 pour 400 millions de francs, son propriétaire a ainsi économisé 26% sur les 320 millions de francs que représentait la plus-value et a également fait l'économie de 10 années d'ISF.
• Par ailleurs, toujours dans le domaine des droits de succession, un certain nombre de mesures législatives ont sans doute eu pour conséquence de contrecarrer certains comportement s tendant à échapper à l'impôt, mais ont eu parfois pour effet simplement d'entraîner la délocalisation de l'ensemble de la famille. Tel est le cas de l'introduction par la loi de finances pour 1999 du 3 ° de l'article 750 ter du code général des impôts, qui soumet aux droits de mutation à titre gratuit les biens meubles et immeubles, situés en France et hors de France, quel que soit le domicile du défunt, lorsque les donataires et héritiers sont domiciliés en France. Développant ce sujet, M. Yann Kergall, avocat chez UGCC & associés, secrétaire général du comité national des conseillers du commerce extérieur de la France, a précisé que cette mesure avait eu pour conséquence d'inciter les héritiers potentiels à s'expatrier également avant la survenance de l'héritage.
Impôt sur la fortune, plus-values et successions sont alternativement ou cumulativement évoqués pour justifier le « ras le bol » de certains contribuables fortunés :
• la plupart des personnes auditionnées ont surtout reproché à l'ISF son caractère « confiscatoire ». Ils ont jugé le taux de 1,8 % pour les patrimoines supérieurs à 100 millions de francs trop élevé, faisant remarquer qu'au bout de 20 ans, 40 % du patrimoine avaient servi à payer l'ISF.
• Ils ont également évoqué le rôle d'accélérateur des départs joué par le « plafonnement du plafonnement » de la cotisation instaurée par la loi de finances pour 1996.
• Le poids des droits de succession a également été critiqué. M. Hervé-Antoine Couderc, avocat fiscaliste associé chez Andersen Legal, a rappelé qu'en ligne directe, la fraction de part au-delà de 11,2 millions de francs faisait l'objet d'un prélèvement de 40 %. En conséquence, si les entrepreneurs n'organisent pas leur succession, à leur décès, leurs héritiers sont contraints de vendre l'entreprise familiale pour acquitter l'impôt dû, sans pouvoir profiter de certains mécanismes correcteurs mis en place pour faciliter les transmissions anticipées d'entreprises, jugés irréalistes.
• Par ailleurs, certaines des personnes interrogées par la mission ont critiqué la taxation des plus-values de cession, d'une part parce qu'il n'existe pas d'équivalent dans d'autres pays de l'Union européenne, et d'autre part, parce que le régime français ne tient pas compte de l'érosion monétaire. Toutefois, sur ce type d'imposition, les avis ont été divergents, certains conseillers fiscaux estimant qu'il était bien toléré dans la mesure où les contribuables disposent des liquidités pour l'acquitter.
* 22 . Cette opération est d'autant plus tentante qu'en la matière le droit le droit et la pratique belge permettent d'éluder les droits de succession, puisqu'il est possible en droit belge de faire un don manuel de son vivant puis de le faire authentifier, ce don étant ensuite exempt de droits de succession à condition que le donateur ait survécu pendant plus de trois ans.