CHAPITRE II :
ENTRETIEN AVEC S. EXC. MME SYLVIE BERMANN
AMBASSADEUR, REPRÉSENTANT PERMANENT DE LA FRANCE AUPRÈS DE
L'UNION DE L'EUROPE OCCIDENTALE ET, ÉGALEMENT, REPRÉSENTANT DE LA
FRANCE AUPRÈS DU COMITÉ POLITIQUE ET DE SÉCURITÉ DE
L'UNION EUROPÉENNE
(BRUXELLES - 13 FÉVRIER 2003)
À l'occasion des réunions de commission à Bruxelles (cf. Chapitre premier ci-dessus) , M. Jean-Pierre Masseret , sénateur, Président délégué de la Délégation française à l'Assemblée de l'UEO, et M. Jean-Guy Branger , sénateur, président de la Commission du Règlement et des Immunités de l'Assemblée de l'UEO, ont eu un entretien avec S. Exc. Mme Sylvie Bermann , portant, d'une part, sur la conjoncture internationale, spécialement les différences d'approche entre les États-Unis et certains États européens, s'agissant de la situation en Irak et au Proche-Orient ; et sur les perspectives de la défense européenne, d'autre part.
Mme Sylvie Bermann a tout d'abord exprimé le souhait que se poursuive la réforme de l'administration française, notamment de la fonction diplomatique, afin d'intégrer, de façon beaucoup plus prononcée, la dimension européenne. Elle a exprimé également le souhait que les diplomates français soient plus présents dans les rouages de l'administration de l'Union européenne afin d'y développer une « sensibilité » qui tienne compte des traditions de notre pays.
Abordant l'état actuel de la PESD, elle a souligné la très faible marge de manoeuvre de Javier Solana. Il est en effet tributaire des initiatives du Conseil des ministres mais doit s'en remettre à l'administration communautaire.
Mme Sylvie Bermann s'est interrogée sur la vocation de la Commission à incarner « l'intérêt général » de l'Union dans le domaine de la politique étrangère, soulignant cependant que ce doute n'était pas partagé par certains États membres, l'Allemagne ou plusieurs des États les moins peuplés de l'Union européenne, d'ailleurs secondés par la Commission.
Elle a encore mentionné que, selon M. Solana , il y avait pourtant dans ce domaine un rôle optimal à jouer pour le renforcement de l'Europe à partir des accords de « Berlin plus ». Elle a souligné que la notion française d'une « Europe puissance » est étrangère aux États les moins peuplés de l'Union européenne et qu'au surplus l'élargissement de l'Union en une seule fois à dix États nouveaux ne permettrait pas qu'ils se familiarisent progressivement avec cette notion. Mme Sylvie Bermann a encore mentionné que l'Administration américaine ne se privait pas d'envoyer, à la veille de tout débat important, des observations sur des points à l'ordre du jour que certains des États d'Europe centrale et Orientale suivaient volontiers.
À une question de M. Jean-Pierre Masseret portant sur la position de la Grande-Bretagne, Mme Sylvie Bermann a observé qu'un changement s'était fait sentir à partir du 11 septembre 2001 renforçant la solidarité avec les États-Unis. Cependant, le tournant pris lors du sommet franco-britannique de Saint-Malo demeurait un acquis majeur.
Elle a exprimé le sentiment que la position américaine vis-à-vis de l'Irak ne pouvait se réduire à une volonté de maîtrise des sources de pétrole. Elle a estimé que la volonté américaine de recomposition des relations avec le Moyen-Orient ne pouvait pas être sous-estimée : M. Wolfowitz croit réellement à l'effet d'entraînement d'un cercle vertueux à partir d'une « démocratisation » de l'Irak.
M. Jean-Pierre Masseret s'est interrogé sur le poids d'intérêts stratégiques dans l'approche des conflits du Proche-Orient.
Mme Sylvie Bermann a observé que la position américaine trouvait son origine dans les réflexions des think tanks dès avant le 11 septembre. Il est notable que ces « prévisions » ne mesurent pas les effets en Europe, et particulièrement en France, de cette politique moyen-orientale, à tout le moins volontariste. Les Américains ont un plan : démocratiser le monde musulman.
M. Jean-Pierre Masseret a observé que si c'était, à court terme, un pari extrêmement risqué, on ne pouvait en prévoir les résultats à long terme. Il a souligné que ce qui est en cause c'est la survie d'un modèle européen d'équilibre social et de tolérance et avec lui le développement d'un rôle international autonome pour l'Europe. Les pays d'Europe centrale et orientale craignent évidemment que l'engagement européen en Macédoine et, éventuellement, en Bosnie, prenant la suite de l'OTAN, ne signifie le désengagement en Europe de cette Organisation, c'est-à-dire le départ des Américains. Or, leur triple objectif n'a pas varié depuis 1989 : leur reconnaissance comme États démocratiques ; l'extension à leur territoire de la protection de l'OTAN (essentiellement vis-à-vis du voisin russe, toujours craint) ; et, bien sûr, l'adhésion à l'Union européenne, et avec elle, l'accès aux divers financements et subventions.
Mme Sylvie Bermann a fait observer que les réticences vis-à-vis du renforcement de la Politique étrangère et de sécurité commune méconnaissaient l'existence d'une clause de solidarité faisant déjà partie de l'acquis de l'Union européenne. Elle a mentionné que la coïncidence fortuite entre trois événements : les travaux de la Convention pour l'avenir de l'Union/la crise irakienne/et l'élargissement à dix nouveaux États membres, rendait le renforcement de la PESC particulièrement scabreux. Il ne faudrait pas cependant sous-estimer une tendance profonde depuis le Traité d'Amsterdam et les blocages anglais sur la PESC jusqu'aux progrès marqués par les sommets de Saint-Malo en décembre 1998 et Cologne en juin 1999 ; la crise du Kosovo et celle de Macédoine ont eu et auront une grande influence, non seulement comme expérimentation en grandeur réelle, mais aussi comme mise à l'épreuve de la solidarité européenne. Elle a concédé que l'exigence américaine imposant, pour le relais européen de la mission en Macédoine, l'articulation des opérations européennes avec le D-SACEUR de l'OTAN était sans doute le prix à payer pour une mise en oeuvre européenne de la gestion de crises, soulignant que le Général dirigeant les opérations sur le terrain est français.
L'opération de maintien de la paix en Macédoine ne requérant la présence que d'à peine quelques centaines d'hommes aurait pu être conduite sans l'OTAN mais il importait de mettre en oeuvre, avec l'assentiment de tous les États de l'Union, une opération exemplaire.
M. Jean-Pierre Masseret s'est interrogé sur la possibilité de conduire d'autres opérations sans moyens OTAN.
M. Jean-Guy Branger s'est, à son tour, interrogé sur la marge d'autonomie de la politique extérieure de l'Union européenne.
Mme Sylvie Bermann a distingué entre les opérations sur le territoire européen et les opérations lointaines comme l'Irak ou l'Afghanistan, impossibles à conduire hors du concours de l'OTAN.
M. Jean-Pierre Masseret a ajouté que les menaces avaient de moins en moins un caractère étatique, provenant de sources diffuses tant intra-étatiques que transnationales.
Mme Sylvie Bermann s'est déclarée pleinement d'accord avec cette observation qui, a-t-elle souligné, met en avant la notion de sécurité collective plutôt que celle de « défense ». La prise de conscience d'une plus grande solidarité dans la lutte anti-terroriste suscite cependant encore quelques réticences malgré la conscience de plus en plus répandue qu'il faut envisager l'hypothèse d'attentats terroristes sur le territoire de l'Union européenne elle-même.
M. Jean-Pierre Masseret a insisté sur l'évolution de l'opinion publique de plus en plus demandeuse de sécurité, estimant que certains organes de l'Union européenne étaient très en retard par rapport à l'état de l'opinion publique, et regrettant que les gouvernements soient si timorés en cette matière, y compris le gouvernement français.
Mme Sylvie Bermann a évoqué le paradoxe entre, d'une part, la peur d'abandons de souveraineté et, d'autre part, la perception très favorable dans l'opinion publique, au moins en France, et probablement dans d'autres « grands » États membres, du développement nécessaire d'une réponse européenne aux nouveaux défis, et par conséquent d'une Europe de la défense.
M. Jean-Pierre Masseret a exprimé qu'il était d'autant plus regrettable que les nouveaux États adhérents à l'Union européenne se montrent parfois peu solidaires de cette politique. Ainsi, la Pologne décidant d'acheter des avions américains.
Mme Sylvie Bermann a souligné que, en cela, les Polonais n'ont fait qu'imiter des États fondateurs de l'Union comme les Pays-Bas...
M. Jean-Guy Branger , a rappelé que, en tant que Rapporteur au Sénat des Accords régissant l'OCCAR (Organisation conjointe de coopération en matière d'armement), il s'employait à convaincre les parlementaires français de cette nécessaire coopération dans la définition des besoins d'armement, la conception et la fabrication au meilleur coût.
M. Jean-Pierre Masseret a insisté sur le caractère essentiel du développement d'une politique commune de l'armement, clé de l'autonomie de toute politique de défense européenne. Cette volonté devrait se traduire par une ligne budgétaire spécifique pour financer la recherche et le développement en matière d'armements et le fonctionnement d'une véritable Agence de l'armement.
Il a encore évoqué les projets de la fusion, au profit d'un seul titulaire, des fonctions de Commissaire à la politique extérieure avec celles de Secrétaire général de la politique étrangère et de sécurité commune, également chargé de la future politique de défense. Il a souligné que les opérations de gestion de crise comportaient désormais aussi bien des mesures de police que d'aide économique d'urgence, voire de reconstruction et de requalification des cadres locaux.
Mme Sylvie Bermann a suggéré qu'il vaudrait mieux que la personnalité chargée de missions aussi importantes dispose d'un service diplomatique fort (où notamment l'influence française pourrait s'exercer), en dialogue permanent avec tous les États membres, y compris ceux qu'on désigne comme les « grands pays ». Cette organisation serait sans doute préférable au système actuel qui ne permettrait qu'une présidence française d'un semestre tous les quatorze ans. Elle a, à cet égard, rappelé le choix fait au Sommet de Nice d'une délégation du Conseil au profit du Comité politique et de sécurité-COPS, y compris en cas de crise.
Si certains ont pu évoquer l'institution d'une « eurozone de défense », ce n'est sans doute pas le scénario le plus probable, au moins peut-on en augurer ainsi à partir des orientations qui se sont manifestées à l'occasion des travaux de la Convention pour l'avenir de l'Europe. Les quatre États « neutres » ont d'ailleurs manifesté de vives réserves à la perspective d'une relève européenne de l'OTAN en Macédoine. Certains ont une préférence pour l'OTAN, vraisemblablement sans contribution de forces. D'autres difficultés sont d'ailleurs prévisibles : la Grèce n'accepterait pas que Chypre ne soit pas dans cette éventuelle « eurozone » de défense.
De même, la reprise de l'article 5 du Traité de l'Union occidentale n'est pas, à l'heure actuelle, envisageable, notamment parce que les nouveaux États adhérents ont une préférence pour l'OTAN ou, quand ils ne sont pas encore membres de cette organisation, pour son « Partenariat pour la paix ». Quant aux États « neutres », ils ne veulent pas de transfert de compétences en matière de défense à l'Union européenne, même si des débats à ce sujet se développent en Autriche ou en Suède.
M. Jean-Guy Branger a déploré que l'élargissement de l'Union européenne et l'élaboration, avec une Constitution, de mécanismes institutionnels perfectionnés, ne s'accompagnent pas de l'indispensable chapitre Sécurité et Défense, propre à répondre aux défis géostratégiques du monde actuel.
Mme Sylvie Bermann, rejoignant cette analyse, a conclu son propos en soulignant que si la crise irakienne mettait spectaculairement à l'épreuve la solidarité européenne dans sa politique extérieure et de sécurité commune, pour ne pas parler de défense européenne, l'évolution imprévisible de régions aux marges de l'Union européenne, et notamment dans les Balkans, pouvait amener des progrès inattendus dans la prise de conscience de responsabilités partagées pour défendre, de façon autonome, un modèle commun.