Les participations croisées : une méthode qui a montré ses limites
Parmi la gamme des mesures de défense « anti-OPA » envisageables, en dehors du statut de société en commandite par actions et des autres formes de dissociation droits de vote/droits financiers, (organisations efficaces contre la prédation, mais en principe peu incitatives pour les investisseurs), certaines entreprises françaises, ont un temps,cru trouver la meilleure parade aux offensives susceptibles de les frapper dans le système des participations dites « croisées » ou « réciproques », dans lequel deux sociétés détiennent, chacune, une fraction du capital de l'autre.
Cette technique, qui s'est particulièrement développée au cours de la décennie 1990, a visé, avant tout, à suppléer les mécanismes d'autocontrôle (assurant la détention indirecte, par une société, de ses propres actions, selon des schémas triangulaires ou circulaires de participations entre plusieurs entreprises) rendus indisponibles du fait des dispositions introduites par la loi n° 89-531 du 2 août 1989 relative à la transparence et à la sécurité du marché. Ce texte, en effet, dans un but de préservation de la démocratie actionnariale, a supprimé tout droit de vote à raison des actions détenues en autocontrôle (article L. 233-31 du code de commerce).
La situation de Renault-Nissan - Renault détient 44 % du capital de Nissan, Nissan détient 15 % du capital de Renault - incarne ce modèle des participations croisées comme rempart contre les prises de contrôle indésirables. Ainsi que l'a indiqué M. Thierry Moulonguet, directeur général adjoint et directeur financier de Renault, auditionné par le rapporteur de la mission commune d'information 399 ( * ) , un tel montage, compte tenu de la participation parallèle de l'Etat au capital de l'entreprise (à hauteur de 15 %), prémunit en pratique Renault contre tout risque sérieux d'OPA hostile , ou quasiment. M. Thierry Moulonguet, a d'ailleurs fait observer la facilité du recours à ce mode de protection, pour lequel aucune intervention législative ou réglementaire n'est nécessaire.
Cependant, hors cas particulier, les limites du « verrouillage par solidarité » que constituent des participations réciproques entre sociétés paraissent devoir être vite atteintes.
Il convient d'abord de relever que la mise en oeuvre de participations croisées est - à juste titre - encadrée par la loi . Le code de commerce (article L. 233-29) interdit à une société par actions de posséder des actions d'une autre société du même type dès lors que cette seconde société détient déjà une fraction supérieure à 10 % du capital de la première. « A défaut d'accord entre les sociétés intéressées pour régulariser la situation, celle qui détient la fraction la plus faible du capital de l'autre doit aliéner son investissement. Si les investissements réciproques sont de la même importance, chacune des sociétés doit réduire le sien, de telle sorte qu'il n'excède pas 10 % du capital de l'autre. » La même règle vaut lorsque l'une des deux sociétés en cause n'est pas une société par actions (article L. 234-1 du code du commerce). En synthèse, seules peuvent être croisées, entre deux entreprises dont l'une au moins est une société par actions, des participations inférieures ou égales à 10 % du capital de chacune. Cette restriction, toutefois, ne trouve pas à s'appliquer dans l'hypothèse où l'une des deux sociétés est de droit étranger.
Les contraintes législatives précitées visent à conserver une réalité au capital social. On touche ici au coeur des limites des participations croisées envisagées comme outil défensif des entreprises à l'égard d'OPA agressives : tout montage de ce genre, par nature, tend à amoindrir la marge de manoeuvre et la garantie que constitue le capital . En effet, il s'agit d'organiser la possession par une société d'une part du capital d'une autre... qui détient elle-même une partie du capital de la première. Ce faisant, comme l'a analysé M. Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques et financières d'IXIS-CIB, lors de son audition par la mission commune d'information 400 ( * ) , « l'opération revient à stériliser les fonds propres des deux entreprises ». La fraction de capital employée aux participations croisées se trouve en quelque sorte « dévitalisée ». C'est une des raisons pour lesquelles les entreprises françaises ont progressivement diminué puis supprimé leurs participations réciproques : soucieuses de mener leurs investissements sans devoir s'endetter à l'excès, elles ont ainsi retrouvé une capacité d'autofinancement.
De façon plus globale, enfin, on observe que les participations croisées, à l'épreuve des faits, résistent souvent assez mal . Comme l'a exposé M. Patrick Artus, « en règle générale, les managements ne s'entendent pas et n'arrivent pas à se mettre d'accord sur une stratégie industrielle. Or, il est très difficile d'être actionnaire d'une autre entreprise avec laquelle vous n'avez pas de partenariat industriel. Des essors transeuropéens ont été enregistrés. A un moment donné, on a cru que BNP et Dresdner allaient fusionner car la participation croisée entre les deux structures était très importante. Mais tout a été vendu car, sur le terrain, le partenariat ne produisait rien. La participation croisée, purement actionnariale, sans réalité industrielle, explose donc très rapidement. En tout cas, l'expérience historique démontre que le dispositif ne fonctionne pas. Les entreprises évoluent, en règle générale, dans le même secteur. Elles sont donc dans le capital l'une de l'autre, alors que, dans la réalité, elles sont concurrentes. Cela ne peut réussir que si la fusion est réelle. En conséquence, toutes les entreprises qui ont vécu des participations croisées en sont sorties. »
* 399 Audition du 4 avril 2007.
* 400 Audition du 18 octobre 2006.