b) Les possibilités de démantèlement d'écosystèmes locaux et de gaspillage d'aides ou d'investissements publics
Les conséquences dommageables provoquées par une prise de contrôle peuvent n'être qu'indirectes. Elles font pour une fraction non négligeable d'entre elles, partie de ce qu'il est convenu d'appeler la vie des affaires. Toutefois, au-delà d'un certain niveau, le préjudice est réel et doit être pris en considération.
(1) La remise en cause des réseaux locaux
Même lorsque la dépendance d'un centre de décision étranger ne présente pas de risque direct en termes d'affaiblissement de l'entreprise contrôlée, elle peut en revanche s'avérer nuisible pour l'écosystème économique dans lequel cette entreprise est intégrée.
Rien ne garantit en effet que les nouveaux décideurs souhaiteront maintenir les relations que l'entreprise entretient avec ses fournisseurs, ses clients et ses autres partenaires.
Il est même tout à fait envisageable que l'intégration dans un groupe lui impose par exemple le recours à tel fournisseur ou à tel réseau de distribution, soit parce que le groupe dispose de partenaires attitrés auprès desquels il obtient des conditions plus avantageuses, soit tout simplement parce que ces partenaires sont membres du même groupe. Plus généralement, le fait que le nouveau centre de décision dispose de réseaux, d'habitudes et de solidarités qui lui sont propres peut alors avoir pour effet de couper l'entreprise de son environnement habituel au détriment de ce dernier.
Ainsi lorsqu'un groupe de grande distribution prend le contrôle d'un réseau de supérettes de niveau régional, ces dernières sont conduites à remplacer leurs fournisseurs précédents par ceux sélectionnés par la centrale d'achat du groupe, ce qui constitue généralement la perte d'un débouché important pour certains producteurs locaux tels que, par exemple, ceux de fruits et légumes.
Cet effet du changement de centre de décision sur l'écosystème local peut s'avérer particulièrement déstabilisateur lorsque l'entreprise en question est précisément un des éléments structurants de l'environnement économique local.
Tel est notamment le cas lorsqu'il existe un véritable système productif local mis en place autour d'un donneur d'ordre, comme cela se constate généralement autour d'un grand site de production industrielle. C'est ainsi que dans le secteur automobile, chaque usine de constructeur est généralement elle-même entourée d'équipementiers de différents rangs et de sous-traitants et fournisseurs dont elle est le client essentiel et qui concernent au total trois à quatre fois plus d'emplois que l'entreprise principale 130 ( * ) .
La situation de ce secteur, telle que l'a récemment analysée le rapport d'information de notre collègue Gérard Cornu 131 ( * ) , rend d'ailleurs tout à fait envisageable la prise de contrôle par un groupe chinois ou indien de tout ou partie d'un constructeur européen dans le but d'amener ce dernier à intégrer plus largement des équipements en provenance des pays émergents, dans la mesure où d'ici à 2015, ces derniers seront capables de fournir des équipements représentant plus de 25 % de la valeur ajoutée d'un véhicule, assemblé en Europe.
Il est aussi possible que, sans menacer l'existence de l'ensemble d'un système de production, un changement de centre de décision puisse remettre en cause certains projets structurants développés par l'entreprise avec ses partenaires.
C'est ainsi qu'Arcelor vient de décider de ne plus participer au programme de recherche sur l'acier revêtu de polymères qui était mené dans le cadre du pôle de compétitivité lorrain sur les matériaux intelligents et les produits innovants (MIPI), ce qui n'est pas sans conséquence sur la dynamique locale engagée en particulier avec les laboratoires universitaires, ce projet étant une des principales activités du pôle.
Si cette décision répond à plusieurs justifications d'ordre industriel 132 ( * ) , plusieurs observateurs considèrent toutefois qu'elle s'inscrit opportunément dans la nouvelle stratégie d'innovation du groupe depuis le rachat par Mittal consistant en une valorisation à plus grande échelle mais à plus court terme de la recherche et développement d'Arcelor au détriment de projets à l'horizon lointain et au débouché moins garanti.
Plus les réseaux locaux sont structurés, plus leur démantèlement est économiquement et socialement coûteux puisque c'est tout un contexte favorable à l'activité ou à l'innovation qui peut être remis en cause. En effet, l'objet de la constitution des systèmes productifs locaux est précisément de produire des « effets externes » d'entraînement et de stimulation sur l'ensemble des partenaires.
Les enjeux liés aux écosystèmes productifs ont déjà été perçus par certains auteurs comme un des aspects de la compétition mondiale entre les centres de décision économique . C'est ainsi que M. Alain Juillet, haut responsable pour l'intelligence économique au sein du SGDN 133 ( * ) , a indiqué devant la mission commune d'information 134 ( * ) que Boeing avait engagé une politique de démarchage auprès de chacune des PME aéronautiques de la région de Toulouse dans le cadre de la construction du Starliner et qu'elle avait signé des contrats avec un très grand nombre d'entre elles pour des produits spécifiquement Boeing.
Même sans avoir pris de participation dans ces entreprises, Boeing devenant leur principal donneur d'ordre, est aussi devenu de fait un centre de décision important susceptible d'éviter que l'écosystème toulousain ne profite entièrement à son centre de gravité naturel, c'est-à-dire Airbus.
Cet exemple illustre deux aspects de l'importance des clusters dans la nouvelle géographie du pouvoir économique.
* 130 Rapport n° 2006-12 du Conseil économique et social du 5 juillet 2006 sur « L'automobile française, une filière majeure en mutation » présenté par M. Roland Gardini.
* 131 Rapport d'information n° 254 (2006-2007) du 21 février 2007 sur les défis de l'industrie automobile.
* 132 Les principaux utilisateurs potentiels de cette innovation, à savoir les fabricants de boîtes de boissons, n'ayant pas consenti les investissements nécessaires.
* 133 Secrétariat général à la Défense nationale, placé auprès du Premier ministre.
* 134 Lors de son audition du 21 septembre 2006.