2. Les niches sociales, une « manne budgétaire » ?
a) Un enjeu budgétaire fort
Les « niches sociales » représentent un enjeu aussi important que les niches fiscales. En effet, dans son rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale de septembre 2007, la Cour des comptes évalue à près de 63 milliards d'euros les pertes brutes de recettes supportées par le régime général du fait de l'existence de niches sociales, sur la base de données 2005.
L'Etat étant amené à compenser certaines pertes de recettes - et en particulier la plus importante d'entre elles, à savoir les exonérations générales de cotisations patronales de sécurité sociale -, l'enjeu pour le régime général s'élève à environ 35,5 milliards d'euros, soit l'équivalent de 12,3 % de ses recettes en 2007 et près de trois fois son déficit prévisionnel au cours de ce même exercice 32 ( * ) .
Le programme de qualité et d'efficience consacré au financement, annexé au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2008, met également l'accent sur l'enjeu représenté par les niches sociales : les pertes d'assiette de cotisations sociales résultant des dispositions en faveur de l'épargne salariale 33 ( * ) sont ainsi évaluées à 12,9 milliards d'euros, celles résultant des mesures en faveur de la protection sociale complémentaire en entreprises à 12,6 milliards d'euros (prévoyance complémentaire et retraite supplémentaire), et celles résultant des indemnités de rupture à une fourchette comprise entre 2,5 et 2,8 milliards d'euros, hors exonérations de CSG.
On observera, en outre, que les mesures de réduction des cotisations sociales sur les heures supplémentaires, complémentaires ou choisies instaurées par la loi en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat 34 ( * ) , entraîneront un accroissement du montant des « niches sociales » : des recettes fiscales seront ainsi transférées à hauteur de 4,1 milliards d'euros de l'Etat vers la sécurité sociale, afin d'assurer une compensation intégrale des pertes de recettes supportées par la sécurité sociale du fait de cette nouvelle exonération 35 ( * ) .
Le tableau qui suit, issu du dernier rapport de la Cour des comptes sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale, dresse une vue d'ensemble des enjeux liés aux niches sociales 36 ( * ) .
b) Une prudence nécessaire dans la remise en cause de ces niches
Une telle présentation pourrait laisser penser que la résorption du déficit du régime général de sécurité sociale ne soulèverait guère de difficultés, si l'on décidait de remettre en cause ces niches sociales, qui sont en fait de deux ordres :
- d'une part, des taux réduits, des abattements ou exonérations, totales ou partielles, de cotisations sociales, salariales ou patronales ;
- d'autre part, des taux réduits, des abattements ou exonérations, totales ou partielles, d'impositions affectées à la sécurité sociale, comme la contribution sociale généralisée (CSG) ou la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) 37 ( * ) .
Il convient toutefois de faire preuve d'une grande prudence en la matière, dans la mesure où ce raisonnement simpliste se traduirait par un alourdissement significatif du taux global des prélèvements obligatoires, ce qui va à l'encontre des objectifs définis par votre commission des finances , et pourrait produire, de surcroît, certains effets négatifs.
En effet, le poids des niches sociales liées aux mesures en faveur de l'emploi traduit l'inadaptation structurelle du mode de financement de la protection sociale qui, en pesant sur les salaires, dégrade la compétitivité de l'économie française. Compte tenu des enjeux budgétaires de ces exonérations pour l'Etat, qui compense intégralement à la sécurité sociale les allègements généraux de cotisations sociales, une analyse fine de l'efficacité de ces dispositifs doit bien évidemment être menée. Il paraît toutefois difficile de les remettre radicalement en cause en dehors d'une évolution globale de la structure des prélèvements obligatoires et, en particulier, du mode de financement de la protection sociale, sans que cela ne se traduise par des destructions d'emplois. De plus, les avantages consentis en matière de charges sur les salaires disparaîtraient en cas de « barémisation » de ces avantages, ce qui aurait le bénéfice de la clarté à l'égard de tous...
C'est à la lumière de ces considérations que doivent être examinées les niches instituées en faveur de certaines professions ou de certains publics (apprentis, stagiaires de la formation professionnelle, déductions forfaitaires mises en place pour divers métiers 38 ( * ) ...).
Autre niche mentionnée par la Cour des comptes et qui mérite un traitement attentif : les cotisations des employeurs publics . La Cour des comptes relève, en effet, que l'assiette de ces cotisations déroge au droit commun du régime général en excluant les primes, le supplément familial de traitement et l'indemnité de résidence, tandis que les taux sont parfois établis à des niveaux significativement inférieurs à ceux qui prévalent dans le secteur privé. La Cour des comptes juge ces dérogations injustifiées. Il convient toutefois d'observer qu'un alignement sur le droit commun se traduirait, soit par un alourdissement des prélèvements obligatoires pour financer ce surcoût pour les employeurs publics - ce qui n'apparaît pas recevable -, soit par une neutralité globale du solde des administrations publiques.
Les mesures affectant l'épargne doivent être également replacées dans le cadre plus global de la doctrine de votre commission des finances sur ce sujet.
S'agissant des dispositifs en faveur de l'épargne retraite, il convient de rappeler qu'ils répondent à un objectif général lié à la dégradation du taux de remplacement des revenus d'activité. Comme le notait votre rapporteur général dans son rapport consacré à ce sujet 39 ( * ) , il s'agit de répondre à des besoins d'investissement à long terme - à plus long terme que l'assurance vie ou l'épargne salariale - , disponibles sous une forme liquide (davantage que l'investissement immobilier), et permettant d'offrir un complément de ressources garanti, grâce aux modalités de versement en rente jusqu'au décès du bénéficiaire ou du conjoint. Cet objectif répond à l' intérêt convergent des salariés, des entreprises (pour leur indépendance capitalistique) et de l'Etat , afin d'assurer le financement de la dette publique par le placement de ses produits obligataires.
De même, votre commission des finances s'est montrée favorable aux dispositifs en faveur de la participation et de l'intéressement, qui sont un atout à la fois pour les entreprises et les salariés.
En revanche, on peut être plus circonspect sur l'intérêt des niches sociales en faveur des encours liquides . Les exonérations fiscales et sociales attachées à certaines catégories d'épargne liquide comme le livret A ou le livret de développement durable contribuent à l'attachement des Français pour une épargne de court terme, peu risquée certes, mais aussi désormais peu rémunératrice et utile certes sur le plan économique mais sans doute moins que d'autres canaux de financement.
On peut également s'interroger sur l'opportunité - autre qu'en termes de soutien du pouvoir d'achat - des exonérations de cotisations sociales applicables aux compléments de salaires affectés , comme les titres restaurants ou les chèques vacances.
Enfin, on ne peut porter d'appréciation sur ces niches sociales sans prendre en compte l'environnement économique international . Pour des motifs de compétitivité des sociétés françaises, votre commission des finances avait ainsi rejeté, lors de l'examen du projet de loi en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat, une mesure tendant à exclure des charges déductibles du bénéfice net d'une entreprise les indemnités de départ et de licenciement dont le montant dépasse, pour une personne, un million d'euros 40 ( * ) .
C'est dans ce cadre que doivent s'inscrire les réflexions à mener sur l'assujettissement aux cotisations et contributions sociales des stock-options et distributions d'actions gratuites . La Cour des comptes met en avant la concentration des gains 41 ( * ) et le coût moyen élevé de cette niche en faveur des stock-options (30.000 euros en moyenne par bénéficiaire). Votre rapporteur général tient toutefois à souligner la nécessité de préserver la compétitivité des sociétés françaises, en particulier dans le recrutement des personnels à haute valeur ajoutée. Or le marché du recrutement des cadres dirigeants est hautement concurrentiel et procède d'une logique inverse du recrutement d'autres catégories de personnels . Lorsqu'une société recherche un cadre très performant et expérimenté, le pouvoir de négociation est plutôt entre les mains de ce dernier, qui est logiquement conduit à comparer les offres et niveaux de rémunération qui lui sont soumis. Il convient donc de prêter une attention toute particulière aux initiatives qui pourraient être prises en ce domaine.
c) Le besoin d'une grille d'analyse
Au final, sans passer en revue l'ensemble des « niches sociales », il paraît essentiel à votre commission de définir des principes auxquelles elles devraient répondre. Trois axes pourraient ainsi être mis en avant :
1) Répondre à des besoins de long terme, comme le financement des retraites ou de la dépendance ;
2) Assurer une allocation stratégique de l'épargne, en faveur des besoins de l'économie française ;
3) Placer la France dans une situation favorable pour l'emploi, notamment au regard de la concurrence internationale.
Les mêmes principes, bien entendu, doivent être appliqués aux « niches fiscales ».
Votre rapporteur général, qui prône la mise en place d'une « TVA sociale », souscrit à l'analyse de la Cour des comptes, selon laquelle les distorsions entre acteurs, entraînées par la superposition de dispositifs dérogatoires, justifieraient « la mise à l'étude d'une réforme de la part patronale des cotisations sociales, recherchant une assiette plus large qui permettrait de réduire à due concurrence le taux appliqué ». Cette réflexion doit incontestablement être intégrée au chantier annoncé par le président de la République sur les modalités de financement de la protection sociale.
Il lui paraît toutefois nécessaire de souligner une nouvelle fois que l'équilibre de la sécurité sociale ne doit pas être uniquement ou prioritairement recherché à travers un accroissement des prélèvements obligatoires qui lui sont affectés : une action de maîtrise des dépenses, et notamment des dépenses de santé, est également essentielle.
* 32 Sur la base des données du tableau d'équilibre figurant à l'article 3 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2008. Sur la base des données prévues par l'article 20 pour l'année 2008, ces niches représenteraient 11,7 % des recettes du régime général en 2008, et près de quatre fois son déficit prévisionnel (8,9 milliards d'euros).
* 33 Données 2004. Il s'agit des mesures en faveur de la participation (6 milliards d'euros), de l'intéressement (5,3 milliards d'euros), des plans d'épargne en entreprises (1,3 milliard d'euros) et des plans d'épargne retraite collective (PERCO, 300 millions d'euros).
* 34 Loi n° 2007-1223 du 21 août 2007. Se reporter sur ce point au commentaire de votre rapporteur général sur l'article 1 er du projet de loi en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat, rapport n° 404 (2006-2007).
* 35 Ce transfert de recettes est prévu par l'article 28 du projet de loi de finances pour 2008. En outre, des recettes sont également transférées par l'article 29 de ce même projet de loi de finances, à hauteur d'un milliard d'euros, afin de neutraliser l'effet de la majoration des heures supplémentaires sur le calcul des allègements généraux de cotisations sociales patronales.
* 36 Il s'agit, pour chaque mesure, du montant maximum des pertes d'assiette.
* 37 On remarquera que les mesures relatives à la CRDS n'ont pas d'effet sur les comptes du régime général en tant que tel, cette imposition étant affectée à la Caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES). En revanche, la remise en cause d'une niche ayant un impact sur les recettes de CRDS se traduirait par un remboursement plus rapide de la dette sociale gérée par la CADES.
* 38 Sont notamment concernés par ces déductions forfaitaires, variant de 5 % à 40 % de la rémunération, les journalistes, les mannequins, les internes des hôpitaux, les commis de sociétés de bourse, les tisseurs sur métiers à bras de l'Aisne, de la Somme et du Nord, etc.
* 39 Philippe Marini, « L'épargne retraite en France trois ans après la « loi Fillon » : quel complément aux régimes de retraite par répartition ? », rapport d'information n° 486 (2005-2006)
* 40 Se reporter au commentaire de votre rapporteur général sur l'article 6 bis du projet de loi en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat.
* 41 La Cour des comptes relève que la valeur moyenne de la plus-value avant prélèvements obligatoires s'établissait, en 2005, à 85.688 euros pour l'ensemble des bénéficiaires, mais atteignait 9,63 millions d'euros pour les 5 premiers bénéficiaires.