B. EN PRATIQUE, UNE LOI QUI S'APPLIQUE DIFFICILEMENT ET INDEMNISE TRÈS PEU
Trois ans après la mise en place des structures nécessaires à la mise en oeuvre pratique de la loi, celle-ci se heurte à des difficultés importantes.
1. Très peu de dossiers déposés, et encore moins d'indemnisés
Lors des discussions parlementaires précédant le vote de la loi, et lors des auditions menées par vos rapporteurs, l'idée selon laquelle on allait devoir faire face, dès publication des mesures d'application de la loi, à un afflux massif de dossiers, semblait partagée par tous. Les projections estimaient le nombre de dossiers déposés de l'ordre de 20 000, et le nombre d'indemnisables entre 2 000 et 5 000 . La loi avait d'ailleurs prévu, en son article 4-III que les délais d'instruction seraient rallongés les premiers mois afin de permettre au CIVEN de les traiter 14 ( * ) .
Or, cet afflux massif n'a pas eu lieu , au contraire. Au 14 octobre 2011, soit 13 mois après la première réunion du CIVEN, 632 dossiers avaient été déposés devant lui. Si les dossiers ont été déposés en nombre les premiers mois, à raison, en moyenne, de plus d'une cinquantaine mensuellement entre août 2010 et février 2011, le flot s'est réduit pour atteindre une vingtaine à partir de février 2011 15 ( * ) .
Lors de son audition devant vos rapporteurs, le CIVEN a déploré le manque de dossiers , qui s'établit à moins d'une dizaine par mois aujourd'hui, 4 dossiers déposés en avril, 4 également en mai 2013 ! En 3 ans d'existence, moins de 1 000 dossiers ont été reçus !
Si certaines raisons peuvent expliquer, à la marge, cette absence de dossiers, comme le fait que, s'agissant de faits anciens, des victimes ont pu décéder depuis, ou encore le choix de certaines associations de ne pas déposer de dossiers devant le CIVEN compte-tenu de la probabilité qu'ils soient rejetés, la réalité reste insaisissable pour la plupart des intervenants , d'autant plus que diverses mesures ont été mises en oeuvre lors de la promulgation de la loi pour lui assurer une certaine publicité :
- Pleine participation des associations de victimes à tous les stades de la procédure : outre leur expertise en la matière, elles sont aussi un important relais d'information auprès de leurs membres sur l'existence de la loi et ses conditions d'application ;
- Publicité volontaire du ministère , qui a publié des dépliants expliquant l'historique des essais, la mise en place du CIVEN, les conditions requises pour prétendre à indemnisation, les modalités pratiques, et enfin les interlocuteurs du dossier en métropole, en Polynésie française, en Algérie et dans les autres pays. Ces dépliants ont été envoyés en mars 2011 ans les ambassades, les consulats et les offices de l'ONAC en France et au Maghreb, chacun ayant reçu une vingtaine d'exemplaires à mettre à disposition dans les lieux d'accueil. Suite à cette diffusion, il est estimé que 5 dossiers sont parvenus au comité d'indemnisation par ce canal.
- Mise en place d'un centre de suivi médical en Polynésie française, qui aide les personnes dans le dépôt des dossiers. La Polynésie française a une culture non administrative, il était donc nécessaire de simplifier les demandes et d'inciter les gens à déposer les dossiers. Le médecin réalise notamment un bilan médical individuel visant à détecter la présence d'une maladie radio-induite inscrite sur la liste. Le centre dispose de locaux à Papeete, de moyens de fonctionnement et de déplacement dans les îles et atolls entrant dans le champ géographique de la loi. Au total, entre novembre 2007 et décembre 2012, ce sont 5459 actes médicaux qui ont été réalisés, dont les 3/5ème sur les îles et atolls de Pukarua, Reao, Tureia, les Gambiers et Hao.
- Forte reprise médiatique : cette loi a été fortement relayée par les medias de toute nature, presse nationale ou régionale, radios, journaux télévisés.
Au 24 juin 2013 16 ( * ) : - 840 demandes d'indemnisation reçues au secrétariat du comité d'indemnisation - 722 dossiers examinés - 2 expertises en cours - 11 indemnisations dont 4 pour des personnes appartenant à la population polynésienne - 54 dossiers réexaminés à la suite de la parution du décret n° 2012-604 du 30 avril 2012. |
En matière d'indemnisations accordées, également, les statistiques sont très basses. À peine plus d'une dizaine de dossiers ont reçu une réponse positive, soit 1,3 % des dossiers déposés !
Budgétairement, sur les 10 millions inscrits en loi de finances initiale chaque année, une part minime seulement est consommée au titre de ladite action. Lors de la discussion du projet de loi de finances pour 2013, il était annoncé qu'entre le 20 septembre 2010 (première réunion du CIVEN) et le 6 septembre 2012, seuls 290 000 € avaient été alloués au titre de l'indemnisation.
Sur l'année 2012, d'après le projet de loi de règlement, 266 284 € ont été consommés, sur les 10 millions inscrits en LFI, dont 263 007 € au titre des dépenses d'intervention.
Année |
2011 |
2012 |
2013 |
|||
Inscrits en LFI |
Consommés |
Inscrits en LFI |
Consommés |
Inscrits en LFI |
Consommés |
|
Somme en euros |
10 millions |
38 018 |
10 millions |
266 284 |
10 millions |
... |
Source : PLR 2012 - programme 169 17 ( * )
La moyenne des sommes allouées est de 65 000 €. Néanmoins, seule une partie de la somme est reversée au requérant, puisqu'est prélevée la partie payée préalablement par la caisse de sécurité sociale du demandeur pour remboursement.
2. Les deux structures créées connaissent des difficultés de fonctionnement
(1) Le CIVEN est confronté à un manque de moyens et une difficulté à recruter des experts
Lors de son audition devant vos rapporteurs, le CIVEN a fait état de plusieurs dysfonctionnements pouvant nuire à la qualité de la procédure :
- Une structure légère : le CIVEN est composé de peu de personnels. L'environnement administratif a été réduit de moitié du fait du manque de dossiers déposés.
Exercice |
Catégorie A |
Catégorie B |
Catégorie C |
Total ETP 18 ( * ) |
2010 |
2 |
2 |
12 |
16 |
2011 |
2 |
4 |
10 |
16 |
2012 |
2 |
4 |
10 |
16 |
2013 |
2 |
1 |
4 |
7 |
Source : secrétariat du CIVEN
En outre, le secrétariat du CIVEN possède une double base géographique, puisqu'une partie a été délocalisée à La Rochelle. Ainsi, sur les 7 ETP qui composent le secrétariat du CIVEN, 2 sont à Arcueil (1A et 1C), les 5 autres sont à La Rochelle.
- Une communication difficile entre les deux pôles : tandis que les antennes d'Arcueil et de La Rochelle sont censées travailler ensemble pour l'instruction des dossiers, il s'avère que l'antenne d'Arcueil n'a, dans les faits, pas accès à la base SCIVEN ! Interrogé à ce propos, le secrétariat nous a répondu qu'une fiche d'expression de besoin, pour permettre le partage en écriture et en lecture de la base SCIVEN, a été émise auprès du service de maintenance informatique du ministère de la défense. Au 10 juillet, la réponse était toujours en attente.
- Une difficulté à recruter les experts médicaux : lors de son audition, le CIVEN a fait état de difficultés à recruter des médecins spécialistes de l'indemnisation du dommage corporel, aptes à réaliser les expertises préalables aux indemnisations. Cette difficulté avait déjà été soulevée l'an dernier. Ainsi, lors de la commission consultative de suivi du 21 février 2012, Mme Aubin, présidente, indiquait que « Lorsqu'une expertise doit être pratiquée pour l'évaluation du préjudice, le CIVEN rencontre parfois certaines difficultés à trouver des experts, en particulier en Polynésie Française. » 19 ( * )
- Des désignations qui prennent du temps : les médecins appelés à siéger au CIVEN le sont sur proposition du Haut Conseil de la santé publique. Néanmoins le remplacement d'un membre démissionnaire peut prendre plusieurs mois : ainsi le CIVEN, lors de son audition, indiquait qu'un médecin, qui avait présenté sa démission 6 mois plus tôt, n'avait toujours pas été remplacé. Selon les dernières informations fournies à vos rapporteurs, il semblerait que l'arrêté de nomination soit enfin sur le point d'être publié 20 ( * ) .
(2) Une commission consultative qui peine à démarrer
Instaurée par l'article 7 de la loi, cette commission consultative de suivi, composée de dix-neuf membres, a pour but de se prononcer sur le suivi de l'application de la loi et sur toute modification de la liste des maladies radio-induites. Elle doit se réunir au moins deux fois par an sur convocation du ministre de la défense et est pensée comme un lieu de dialogue et d'initiatives pour améliorer les textes réglementaires.
Elle réunit tous les acteurs du dossier : ministères de la défense et de la santé, CIVEN, parlementaires, associations de victimes, gouvernement de Polynésie française, médecins ...
Convoquée pour la première fois le 20 octobre 2011 sous la présidence de M. Gérard Longuet, il s'agit essentiellement d'une réunion d'installation permettant un point d'étape et un premier retour d'expérience du CIVEN.
Lors de la deuxième réunion, tenue le 21 février 2012, la réalisation d'une étude épidémiologique dans la population polynésienne a été commandée afin d'évaluer l'impact sanitaire des retombées des essais nucléaires aériens. En outre, conformément à la mission qui lui incombe, la commission a été consultée sur le projet de décret modificatif de la liste des maladies et du périmètre géographique.
Suite au changement de majorité, une troisième réunion a été convoquée le 11 décembre 2012. Cette réunion a été ressentie par certains participants comme étant juste une réunion de cadrage sans réel échange.
De fait, la commission se trouve confrontée elle-même au problème de l'application de la loi . Les débats, lors de ses réunions, portent sur les mêmes questions : faible nombre de dossiers et d'indemnisations, méthode employée, ...
Le ministre a d'ailleurs mandaté les autorités de contrôle du ministère, en coopération avec le ministère de la santé, afin qu'une évaluation des procédures actuelles et des modalités d'application concrètes soit effectuée. Les conclusions devraient être rendues lors de la prochaine commission consultative de suivi, prévue mi-septembre 2013.
3. La question de la présomption de causalité
Il s'agit du point qui soulève le plus de critiques. Selon l'article 4-II de la loi, précisé par l'article 7 du décret du 11 juin 2010, lorsque les conditions de l'indemnisation sont réunies, « l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable ».
Si les discussions parlementaires n'ont pas force de loi, elles permettent tout de même de comprendre l'esprit qui animait les législateurs ainsi que le ministre, auteur du projet de loi. Or, toutes s'accordent sur un point : la charge de la preuve contraire (donc du risque négligeable) doit incomber à l'administration. Et celle-ci doit, pour l'apporter, examiner notamment les conditions d'exposition de l'intéressé.
Rappelons que la rédaction telle que proposée par le rapporteur pour le Sénat, M. Cléach, visait justement à introduire la présomption de causalité dans l'examen des demandes.
Ainsi, lors de la discussion générale du texte le 14 octobre 2009 au Sénat, Hervé Morin déclarait « Dans ce processus, nous avons souhaité introduire la notion de présomption simple, et non celle de présomption irréfragable, qui serait contraire à l'idée d'un examen des dossiers au cas par cas. (...) Cela a pour corollaire le renversement de la charge de la preuve : jusqu'à présent, il revenait au requérant de prouver que sa maladie était due à une exposition aux rayonnements ionisants ; désormais, c'est à l'État, le cas échéant, de prouver l'absence de lien de causalité entre la maladie et l'exposition . »
Il s'agit là d'un point de tension important entre d'un côté les défendeurs des requérants , qui estiment que la méthode employée, consistant à calculer la probabilité que le cancer soit la conséquence de l'exposition au regard notamment des relevés dosimétriques, ne suffit pas à apprécier les conditions d'exposition du demandeur, et d'un autre côté le CIVEN , qui considère que le calcul ainsi établi, et qui prend en compte d'autres éléments comme l'âge, le sexe, la nature de l'exposition, permet d'obtenir une probabilité de causalité avantageuse pour le demandeur.
Cette différence d'interprétation est un véritable nid à contentieux !
En effet, lorsque le juge administratif annule une décision du ministre, il le fait sur le fondement de ce même article 4-II et sur l'appréciation du caractère négligeable.
Ainsi, le tribunal d'Orléans a, le 26 février 2013, annulé une décision de rejet du ministre en se fondant en particulier sur l'absence de suivi dosimétrique lors de certaines périodes, et a conclu que le CIVEN et le ministre, ayant émis leur décision sur la base d'un modèle comportant des informations manquantes, ne pouvaient « être regardés comme ayant apporté la preuve de l'existence d'un risque négligeable attribuable aux essais nucléaires ».
Celui de Clermont-Ferrand a, le 28 mars 2013, jugé que le CIVEN ne pouvait être « regardé comme ayant réellement recherché et analysé l'ensemble des conditions d'exposition de l'intéressé aux rayonnements ionisants au regard, notamment, de sa localisation au moment des essais nucléaires ... »
S'il n'appartient pas à vos rapporteurs de remettre en cause ou valider un modèle mathématique ou une méthodologie, il est de leur ressort, néanmoins, d'appeler l'attention du ministre sur ce point névralgique, source d'un contentieux important, et principale critique de la loi.
4. Une procédure lourde qui revient devant le juge administratif
Un des objectifs de la loi était de simplifier la demande d'indemnisation, dont la procédure variait en fonction du statut du demandeur, en instituant un interlocuteur unique, le CIVEN, et en permettant ainsi de décharger le juge administratif, qui connaissait auparavant de la plupart des demandes.
La réalité est différente. En effet, les décisions du ministre sont attaquables devant le juge administratif. La majorité de celles-ci, en l'espèce, étant des décisions de rejet, puisque seulement une dizaine d'indemnisations ont été octroyées, de nombreux demandeurs sont fondés à interjeter appel devant le juge administratif. Or, lorsque celui-ci statue en faveur du demandeur, le dossier est renvoyé une nouvelle fois devant le CIVEN ...
Divers tribunaux administratifs ont déjà statué et abouti à des conclusions différentes. La suite logique est que ces dossiers soient portés devant les cours administratives d'appel voire, ensuite, devant le Conseil d'État. Cela devrait permettre de clarifier le débat du point de vue juridique .
5. Des critères sensibles aux informations nouvelles
Lors de la discussion du projet de loi, c'est en toute bonne foi et en fonction des informations disponibles au même moment, que les critères de lieu, temps et maladie ont été définis.
Néanmoins, les frontières sont mouvantes dans ce domaine très particulier et sensible aux révélations des documents autrefois classifiés et, surtout, aux avancées de la science et de la médecine. Les critères qui étaient tenus pour vrais et opportuns hier ne le seront peut-être plus demain !
C'est ainsi que la liste des maladies et les zones géographiques concernées ont déjà été modifiées 2 ans après la promulgation du décret les définissant. Par conséquent, un certain nombre de demandes d'indemnisation, rejetées parce qu'elles ne remplissaient pas lesdits critères, doivent être réexaminées à la lumière du décret modifiant le premier.
C'est ainsi, également, que des révélations récentes sur les retombées radioactives réelles en Polynésie, informations non révélées aux rapporteurs lors de la discussion du projet de loi, portent une ombre sur les travaux menés par les assemblées et, de fait, sur la loi elle-même.
* 14 Article 4-III, alinéa 2 «Dans l'année suivant la promulgation de la présente loi, les délais d'instruction par le comité d'indemnisation sont portés à huit mois à compter de l'enregistrement de la demande ».
* 15 Pour toutes les statistiques arrêtées au 14/10/2011, la source est le relevé de conclusions de la première réunion de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires et ses annexes.
* 16 Source : CIVEN
* 17 AE = CP
* 18 Équivalent temps plein
* 19 Compte-rendu de la commission consultative de suivi du 21 février 2012, page 1, point 2
* 20 Information recueillie début juillet 2013