4. Une francophonie en difficulté malgré la dynamique démographique
Cette perte de vitesse dans le domaine de la formation et de l'éducation se reflète dans le déclin de la francophonie sur le continent.
Si les prévisions à l'horizon 2050 assurent que 80% des francophones vivront en Afrique, c'est plutôt en raison de la dynamique démographique du continent que d'une véritable politique francophone et francophile.
Au contraire, les États africains semblent de plus en plus résolus à se détacher de cet héritage linguistique, en atteste la position du Gabon qui, quelques jours avant le sommet de la Francophonie en 2013, a annoncé l'introduction de l'anglais obligatoire à l'école primaire.
Le Rwanda a montré comment un pays au régime autoritaire pouvait en peu de temps tourner le dos au français.
Dans les pays francophones où les systèmes éducatifs sont dégradés, le dividende démographique de la francophonie ne sera pas automatique. Au contraire, tandis que le nombre de locuteurs potentiels de français augmente de manière mécanique grâce au dynamisme démographique avec un effectif scolarisé en augmentation de 31 % en dix ans, la qualité de l'enseignement du français régresse et la maîtrise de la langue diminue.
Dans les pays non-francophones, la langue française progresse : elle réussit à se positionner comme une langue internationale capable d'offrir un avenir professionnel à ses locuteurs ; les autorités éducatives ont souvent décidé d'accorder une place plus importante au français dans l'enseignement des langues étrangères, nous l'avons constaté aussi bien en Afrique du Sud qu'en Éthiopie. Mais les objectifs fixés en matière d'apprentissage du français s'avèrent le plus souvent irréalisables tant le déficit de professeurs de français est important.
Ce déficit d'enseignants en français est d'autant plus alarmant qu'il se double d'un vieillissement accru du corps enseignant, de recrutements de personnels peu ou pas qualifiés, ainsi que du manque d'attractivité du métier d'enseignant de français, en particulier en dehors des grandes zones urbaines.
En Éthiopie, alors que le Gouvernement a souhaité réintroduire le français dans le secondaire, nous avons découvert que depuis plusieurs années, pour des raisons administratives complexes, il n'y avait plus d'étudiants inscrits en français à l'université. Autrement dit, dans cinq ans, aucun professeur de français ne sortira de la faculté d'Addis Abeba.
La baisse d'attractivité du français est à la fois due au déficit d'image dont pâtit actuellement notre pays en matière d'accueil des étudiants mais aussi à un problème de formation d'enseignants et de linguistes compétents.
Le dividende démographie de la francophonie est une illusion si une nouvelle génération de professeurs de français n'est pas formée
Au Sénégal, le wolof se développe au détriment du français qui est pourtant considéré comme la seule langue officielle du pays, car les méthodes d'apprentissage ne permettent plus aux jeunes populations d'être à l'aise avec cette langue.
Beaucoup de professeurs préfèrent d'ailleurs s'exprimer en wolof pendant les cours, ce qui pose des problèmes lors de l'arrivée des élèves à l'université. Chaque année le niveau baisse toujours un peu plus, et le français employé s'apparente de plus en plus à une langue morte. Même les élites s'expriment de plus en plus en wolof, et cet idiome gagne du terrain dans les médias : les débats politiques et les journaux sont majoritairement diffusés en wolof.
Le noyau dur de la relation avec l'Afrique qu'est la francophonie est en difficulté au Sénégal comme à Madagascar
Un constat d'autant plus étonnant que le Sénégal s'est longtemps enorgueilli d'être le berceau de la francophonie africaine. On se rappelle de Senghor se définissant comme « le père de la francophonie » hier tandis qu'aujourd'hui l'Organisation Internationale de la Francophonie est dirigée par l'ancien président sénégalais Abdou Diouf.
Nous avons entendu les responsables de RFI et de TV5. Ils nous ont dit qu'ils perdaient des parts de marché à cause du français ! Quoi de plus symptomatique. Ce qui était notre atout est aujourd'hui une faiblesse que les responsables de l'audiovisuel tentent de compenser intelligemment par le développement de radio et télévision en langues régionales comme le Swahili et le Bambara.
Dans certains pays francophones, pour diffuser l'image et les valeurs de la France à travers RFI et France 24, on en est venu à devoir ne plus utiliser le français
Ce désintérêt pour le français dénote la perte d'influence de Paris et reflète le « pivot » américain qui s'opère au sein de la population.
Aujourd'hui, beaucoup d'étudiants sénégalais font le choix d'étudier aux États-Unis et teintent leur français d'expressions américaines. Assez naturellement les élites voient l'Afrique s'insérer dans une mondialisation dominée par la culture anglo-saxonne et souhaitent, avec l'anglais, avoir tous les atouts pour y réussir.
Madagascar connaît un tiraillement encore plus fort entre l'anglais et le français, du fait de son passé colonial. La grande île devait ainsi accueillir le sommet de l'OIF en 2010 mais la crise politique survenue cette même année a contraint l'organisation à suspendre le pays et à organiser le sommet en Suisse. Aujourd'hui les deux seules langues officielles établies dans la Constitution de 2010 sont le malgache et le français. Mais la présidence de Marc Ravalomanana a favorisé l'anglais au détriment du français. Elle a rendu l'enseignement de l'anglais obligatoire et dans le même temps l'apprentissage du français s'est dégradé.
Ce désintérêt pour le français dénote tout autant la perte d'influence de Paris que le « pivot » anglo-saxon qui s'opère au sein des populations africaines.
Aujourd'hui, le français a atteint un niveau médiocre sur l'île, même les instituteurs ne sont pas assez bien formés pour enseigner cette langue. En effet, le français n'est plus pratiqué quotidiennement : 4 enfants sur 5 maîtrisent mal le français à l'école primaire et ces difficultés se ressentent jusqu'au cursus universitaire. Plus inquiétant encore, c'est la position du gouvernement : aucune mesure n'a été mise en place afin de pallier cette faiblesse. Les autorités encouragent ainsi passivement le déclin du français.
Le désintérêt croissant pour la francophonie au sein des populations africaines est aussi le résultat d'une politique de coopération culturelle française qui a du mal à capter les attentions et les désirs africains et dont les moyens sont en constante régression.
Si dans certains milieux africains, on est d'une certaine façon fatigué de notre aide et si on aspire à des liens plus clairement fondés sur des relations économiques réciproques, la vraie légitimité qui nous est reconnue est fondée sur la francophonie ; cette dernière constitue bien le noyau dur de la spécificité de notre relation avec l'Afrique et notre défaillance est regrettée.
Sur un continent qui a une demande de formation aussi forte dans tous les domaines, la francophonie devrait nous permettre de mettre en place des stratégies ambitieuses de formation des cadres africains.
Les difficultés de la Francophonie linguistique fragilisent, par ailleurs, le projet de la diplomatie française de transformer la Francophonie institutionnelle, d'un espace de gestion d'un patrimoine linguistique et culturel commun, vers une organisation politique à part entière sur la scène internationale.
Le déclin du français ne peut que limiter l'influence d'une organisation au demeurant très jeune qui connaît par ailleurs des difficultés importantes à s'imposer comme un acteur politique.
Le sommet de Cotonou en 1995 avait en effet consacré le renforcement des institutions avec la création d'un poste de secrétaire général de la Francophonie, auquel fut nommé l'ancien secrétaire général des Nations unies M. Boutros Boutros-Ghali.
Les difficultés de la Francophonie linguistique fragilisent le projet de transformer la Francophonie vers une organisation politique
À la culture et à l'éducation, domaines de prédilection de la coopération francophone, se sont alors ajoutés au fil des sommets les sujets politiques (paix, démocratie et droits de l'homme), le développement durable, l'économie et les technologies numériques. La Francophonie s'était dotée d'une Charte lors du sommet des chefs d'État et de gouvernement à Hanoï en 1997, Charte révisée en 2005 par la conférence ministérielle réunie à Antananarivo.
Il s'agissait de structurer les relations entre pays membres de l'OIF par l'adhésion à des valeurs communes et de créer un dialogue avec d'autres organisations internationales.
La Francophonie s'est ainsi progressivement dotée de règles internes fondées sur le respect des droits de l'homme, des valeurs de la démocratie, de la paix et de la bonne gouvernance qu'elle promeut. Tout État qui enfreint ses propres règles constitutionnelles en est désormais suspendu, et ce en vertu de la déclaration de Bamako de 2000. L'application de cette règle a déjà conduit à la mise à l'écart de quatre États, Madagascar (2009), la Guinée-Bissau (2012), le Mali (2012) et la République centrafricaine (2013).
En 2006, l'adoption de la déclaration dite de Saint-Boniface relative à la prévention des conflits et à la sécurité humaine est venue compléter ce dispositif en mettant en avant la responsabilité des États membres dans la protection des populations civiles sur leurs territoires.
Presque vingt ans après le bilan semble maigre.
L'augmentation régulière du nombre des États membres de cette institution a accru certes son audience mais elle n'a pas aidé à la définition d'une ligne diplomatique claire et a contribué à diluer la présence de l'Afrique.
Les adhésions les plus récentes, à partir de 1997, ont été surtout le fait de pays dans lesquels la langue française a une diffusion limitée au cercle des élites lettrées et qui ont des visions du monde très différentes, qu'il s'agisse de la Pologne, de la Lituanie, de la République tchèque ou de l'Autriche, qui ont acquis la qualité d'observateurs, ou du Qatar qui est devenu membre associé.
Alors que l'Union européenne, pourtant adossée à la puissance de ses États membres et à une intégration économique croissante, peine à définir une politique étrangère commune, on conçoit les difficultés que la Francophonie aura à dépasser les différences fortes entre ses membres.
Une des conséquences de cette situation est la faiblesse du budget de l'OIF qui, avec des crédits nettement inférieurs à 100 millions d'euros, n'a pas vraiment les moyens d'une politique internationale ambitieuse. En prenant en charge près de 76% de son budget, la France est de loin le principal contributeur financier de l'organisation.
Vu de Paris, l'ambition initiale était de faire de cette organisation un acteur à part entière de la scène internationale en général et africaine en particulier, dans laquelle la France jouerait un rôle prépondérant.
C'était sans doute un dessein qui n'était pas partagé par les autres membres de l'organisation et notamment par la Fédération Wallonie-Bruxelles ou par le Québec dont les motivations sont très indépendantes des intérêts français. Toujours est-il que la réalité est très en deçà des ambitions.
La crise malienne de 2012-2013 montre qu'en cas de crise grave, l'influence de la Francophonie institutionnelle devient très secondaire au regard de celle d'autres acteurs multilatéraux.