B. UNE POLITIQUE TÉTANISÉE PAR LE DÉBAT SUR LA « FRANÇAFRIQUE » ET LE MANQUE DE MOYENS
Si les entreprises perdent des parts de marchés, si les Français s'installent moins qu'auparavant en Afrique, si les étudiants africains sont plus attirés par le monde anglo-saxon, des mesures sont-elles prises du côté des pouvoirs publics pour limiter ce recul, resserrer les liens avec l'Afrique et affronter ensemble les défis des décennies à venir ?
Non seulement la réponse nous paraît négative, mais il nous semble que le discours officiel de la France et l'absence de stratégie collective des administrations françaises ont participé à ce recul de la présence française.
1. Un discours sur l'Afrique obnubilé par le passé
Lors de nos déplacements en Afrique, les ambassadeurs de France ont, à notre demande, systématiquement organisé des déjeuners avec une quinzaine de leurs homologues africains souvent francophones.
Dans ces vieux bâtiments qui témoignent de l'ancienneté de la présence française sur le continent, ces représentants de l'Afrique nouvelle nous ont souvent tenu le même langage : « Que fait la France ? », « Pourquoi après être resté si longtemps, partir au moment où tout le monde arrive ? »
Tous étaient unanimes pour saluer le courage de l'intervention française au Mali, mais, une fois les remerciements passés, chacun s'est interrogé à demi-mot sur les raisons pour lesquelles la France cédait tellement de terrain face aux nouveaux partenaires.
Nous n'excluons pas que la courtoisie ait conduit nos hôtes à nous dire ce que nous voulions entendre, c'est-à-dire qu'il y avait encore en Afrique un désir de France.
Mais ce qui nous a le plus frappé, c'est cette perplexité devant l'attitude de la France, devant sa difficulté à dépasser les querelles du passé et à comprendre les transformations du continent.
« Quand la France parle de l'Afrique, elle parle plus du passé que de l'avenir » nous a dit un interlocuteur africain, « il faut changer de lunettes » .
a) Rompre avec la Françafrique comme seule stratégie
Quand on regarde les 20 dernières années, la parole sur l'Afrique au sommet de l'État aura été dominée par la rupture avec le passé en général et avec la Françafrique en particulier.
Longtemps, l'Afrique a constitué pour les chefs d'État successifs, « un », sinon « le » coeur de l'influence française dans le monde, le théâtre privilégié dans lequel les autorités françaises ont pu prouver l'utilité et le poids de la France dans le concert des nations. Longtemps, l'Afrique aura été le lieu de la manifestation de la «grandeur» et du «rang» de la France, à tel point qu'on a pu dire que « La France sans l'Afrique, c'est le Luxembourg » .
Les différents Présidents de la République ne s'y sont pas trompés, De Gaulle le premier évidemment. L'Afrique a longtemps fait partie intégrante de la posture présidentielle française, la cellule africaine de l'Élysée assurant la continuité par-delà des styles différents.
On est subrepticement passé de la célébration de la spécificité de notre relation à l'Afrique à sa négation, de l'exceptionnalité africaine à sa banalisation.
Et puis imperceptiblement, de réforme en réforme, la France a semblé, du moins dans le discours, s'en désintéresser, comme si la France sans l'Afrique, c'était peut-être, après tout, un fardeau en moins.
Dans l'intervalle, entre la dévaluation du franc CFA, la suppression du ministère de la coopération, la disparition d'Omar Bongo en 2009 et les décès d'Houphouët-Boigny puis de Foccart, on est subtilement passé de la célébration de la spécificité de notre relation à l'Afrique à sa négation, de l'exceptionnalité africaine à sa banalisation.
Relisons les débats sur la politique africaine depuis 15 ans : le maître mot est la rupture avec le passé.
La « rupture », tant annoncée en 1974 et en 1981, est repensée à l'aube des années 2000. Avec le second mandat de Jacques Chirac, et surtout avec l'élection de Nicolas Sarkozy, l'intégration de la cellule Afrique au sein de la cellule diplomatique entendait signifier institutionnellement ce changement d'époque et de moeurs.
La relecture des professions de foi sur l'Afrique de tous les candidats aux deux dernières élections présidentielles en témoigne : l'Afrique y est quasiment absente et quand la question est abordée, le thème central est encore et toujours la rupture avec le passé.
A-t-on vraiment rompu ? Comment rompre ? Rompre avec quoi au juste ?
Chacun a sa version. Pour les uns, c'est d'abord rompre avec un discours et une vision de l'Afrique, rompre avec une vision paternaliste et ethnocentrique de ce continent, rompre avec une posture de donneur de leçons pour établir des partenariats d'intérêts mutuels.
Pour les autres, c'est rompre avec de sombres pratiques et des réseaux d'émissaires officieux qui n'ont d'autre mandat que celui qu'ils s'inventent, avec des interventions militaires improvisées au profit de régimes politiques les plus contestables du continent.
Pour beaucoup, c'est enfin rompre avec des circuits financiers opaques qui ont trop longtemps fait le jeu de la corruption, les financements occultes de partis politiques africains et français et des biens mal acquis.
Les discours du Cap de Nicolas Sarkozy (2008) et de Dakar (2012) de François Hollande ont convergé pour annoncer que la rupture, c'était une plus grande transparence et la nécessité de confier la sécurité du continent aux Africains eux-mêmes, aux instances régionales et, éventuellement, aux instances multilatérales et européennes.
Cette évolution progressive a conduit à des changements profonds tels que la réforme de la coopération, le redéploiement de notre dispositif militaire en Afrique ou la révision des accords de défense.
Mais quid de la France, de sa politique, de ses intérêts ? Rien ou peu, sinon renoncer avec force non pas encore à l'Afrique, mais à la « Françafrique », terme péjoratif s'il en est à force de désigner une relation si spéciale. Quid de l'avenir ?
On a souvent considéré in fine notre relation à l'Afrique comme un encombrant héritage que le temps finira par dilapider.
C'est en cela que chacun s'est accordé à dire que la France n'avait pas vocation à maintenir sa présence militaire sur le continent, comme elle n'a pas vocation à toujours alimenter une aide au développement dont la réussite et le succès seront précisément sa disparition.
Ainsi l'avenir semblait voué à un retrait, que la diminution de nos moyens budgétaires nous imposerait de toute façon.
Rompre avec la Françafrique, ce n'est pas rompre avec l'Afrique
Seule, la convoitise des émergents aura suscité un doute sur la démarche à suivre. « C'est la Chine qui a fait changer le regard des Français sur l'Afrique » a souligné Dominique Lafont, directeur de Bolloré Africa Logistic. « Nous avons multiplié par 3 notre chiffre d'affaires en Afrique durant une décennie où les Français regardaient le continent avec indifférence ou nostalgie ».
Nous abandonnons progressivement nos débats franco-français parce que l'Afrique est en train de devenir un lieu de rivalités dont les enjeux s'imposent à tous.
Alors que nous nous désengagions, les États-Unis, la Chine, l'Inde, le Brésil, le Royaume-Uni, Israël et les pays du Golfe se bousculaient à sa porte.
Durant cette période, les mutations en profondeur qui animaient l'Afrique échappaient en grande partie aux responsables de la défense du «pré carré».
Même dans les cercles les plus renseignés, au lendemain de la chute de la menace communiste, les penseurs de la politique africaine de la France ont de moins en moins maîtrisé les événements sur le continent, et semblent avoir éprouvé de plus en plus de peine à offrir une ligne claire et continue à l'action française.
La mondialisation et ses conséquences géopolitiques ont de ce fait finalement été plus subies qu'anticipées. L'effondrement de la menace soviétique a fait perdre à la France l'argument fondateur de sa mission sur le continent - fût-elle bien plus complexe dans ses intentions comme dans ses réalisations-, sans qu'on prenne la peine de repenser une stratégie africaine adaptée au 21 ème siècle.