b) À regarder dans le rétroviseur, l'Afrique est restée dans l'angle mort.
Comme nous l'a excellemment décrit Yves Gounin, « ce sont deux décennies pendant lesquelles la politique africaine de la France voit s'affronter deux clans. D'un côté les Anciens. De l'autre les Modernes. Les Anciens, autour de Jacques Foccart, voulaient que soient préservés les liens spécifiques qui unissaient la France et l'Afrique. De l'autre, Les Modernes appelaient de leurs voeux la réforme de la relation franco-africaine et sa banalisation. Une querelle qui voit s'affronter en définitive les tenants d'une politique normalisée et ceux qui refusent que soit signé l'acte de décès de la Françafrique. »
Deux décennies pendant lesquelles on a rouvert les débats sur le passé de la relation à l'Afrique.
D'un côté, on a redécouvert le passé esclavagiste de la France. Les historiens et les journalistes se sont emparés d'un sujet qui touche d'autant plus la France qu'elle dispose, avec les Antilles et La Réunion, de territoires peuplés en grande partie par les descendants des esclaves déportés d'Afrique. Le continent noir a été dépossédé d'une partie de sa population alors qu'il était encore sous-peuplé, au terme d'un commerce triangulaire dont la France a été l'un des acteurs majeurs.
De l'autre, l'histoire du passé colonial fait resurgir des mémoires divergentes sur la colonisation, son impact sur l'histoire africaine et sur les épisodes dramatiques d'une décolonisation qui fut sans doute plus pacifique que celle de l'Algérie, mais qui a été cependant émaillée d'épisodes sanglants.
Le premier débat aboutira à la loi Taubira sur la mémoire de l'esclavage, le second sur la loi Mekachera du 23 février 2005 dont l'article 4 faisait obligation aux programmes scolaires de reconnaître le rôle « positif » de la présence française en Afrique du Nord. Débattue pendant un an, la loi sera finalement abrogée en 2006.
Enfin, dans le débat public, les différentes publications sur la Françafrique issues de travaux de François-Xavier Verschave et de l'association Survie ont occupé la décennie en dénonçant dans la veine de « La Françafrique, le plus long scandale de la République », l'histoire des relations franco-africaines comme le produit d'une diplomatie occulte et d'intermédiaires officieux, mêlant soutien aux dictatures et coups d'État, détournements de fonds et financement illégal de partis politiques : une littérature d'autant plus médiatique qu'elle sera régulièrement alimentée par l'actualité judiciaire avec l'Affaire Elf, l'Angolagate, et plus récemment l'affaire Borrel.
S'est imposée aux yeux de l'opinion publique l'image d'une politique africaine forcément corrompue et illégitime. L'expression « Françafrique », créée par Houphouët-Boigny pour souligner de façon positive l'intimité qui associe ce continent à l'Hexagone, s'est ainsi imposée à l'inverse, de façon particulièrement dévalorisante, avec pour symbole les 3 E (Elysée, Elf, État-major), pour héros le Secrétaire général aux affaires africaines et malgaches, Jacques Foccart et pour principe, la raison d'État.
À lire certains ouvrages, la politique africaine n'est alors que « le lieu d'un double langage, du dualisme de l'officiel et du réel, de l'émergé et de l'immergé, du légal et de l'illégal, où se mêlent des intérêts privés et publics, le financement des partis politiques, le soutien des régimes en place par crainte du chaos. »
Cette image sulfureuse s'est étendue aussi bien à la sphère publique qu'à la sphère privée.
Pour M. Alexandre Vilgrain, président du CIAN, «L'opprobre qui a entouré une certaine sphère publique a gagné le privé. Une des difficultés des entreprises françaises en Afrique, c'est qu'elles sont mal vues en France même. Quand vous travaillez en Afrique, c'est forcément louche. Si vous faites la même chose, le même chiffre d'affaires en Chine, c'est formidable, en Afrique c'est mal vu. Il faut en finir avec le passé et assumer qu'on s'intéresse à l'Afrique, comme un des axes stratégiques de développement des entreprises françaises ».
Parallèlement quelques maigres efforts ont été effectués pour dépassionner ces débats et les poursuivre sur le terrain de la recherche historique, afin notamment de favoriser une nécessaire écriture partagée entre la France et l'Afrique de certains épisodes dramatiques de la décolonisation.
Ces efforts ont reçu un soutien encore très minimal des pouvoirs publics alors qu'ils permettraient d'apaiser la mémoire, notamment à Madagascar et au Cameroun où coexistent encore des visions extrêmement divergentes de faits qui remontent à plus de cinquante ans, sans parler du Rwanda où, plus de vingt après, le souvenir du génocide reste une blessure non cicatrisée, qui continue d'envenimer les relations franco-rwandaises.
Ces contentieux non réglés, qui empoisonnent la relation, méritent qu'on essaie de solder le passé par une mise en récit commune d'une histoire partagée.
À débattre du passé, la France a regardé l'Afrique dans le rétroviseur
Pendant que le passé occupait le terrain, la compassion qui va de pair avec la dénonciation de la Françafrique est restée le cadre de pensée privilégié de la relation à l'Afrique.
L'image du continent est restée trop longtemps figée dans celle de la pauvreté et du conflit. « Les Français ont trop longtemps conservé l'image d'une Éthiopie de la famine sans voir la naissance d'une puissance régionale » nous a dit M. Michel Foucher, géographe, ancien ambassadeur et Directeur de la formation, des études et de la recherche de l'IHEDN.
La difficulté de penser le continent tel qu'il est et tel qu'il évolue ne permettra pas de définir la raison d'être d'une politique africaine et encore moins la spécificité d'une relation qu'il faudrait avant tout banaliser.
Pendant des années, à regarder dans le rétroviseur, l'Afrique est restée dans l'angle mort.
Cela ne signifie pas que personne n'ait perçu les évolutions en cours, ni qu'aucune réforme n'ait été menée : celle de la coopération entreprise en 1998, poursuivie en 2004, celle du dispositif militaire français en Afrique, ont marqué leur époque sans qu'elles soient poussées à leur terme et sans qu'une cohérence d'ensemble ne s'en dégage sinon celle de la rigueur budgétaire.
Pour Jean-Michel Severino, ancien directeur général de l'AFD qui a été l'un de ceux qui ont éveillé l'opinion publique et la classe politique aux transformations du continent avec son livre Le temps de l'Afrique : « Pendant trop longtemps, les Français ont tourné le dos à l'Afrique ... ils n'ont longtemps vu dans l'Afrique que les menaces et les risques sans voir les opportunités ».
Comme l'a observé le Général Didier Castres, sous-chef d'état-major « opérations » au ministère de la défense « notre perception de la relation à l'Afrique est toujours teintée de `'trop'' de paternalisme, teintée de `'trop'' de romantisme, teintée de `'trop'' d'idéologies et de `'trop'' de complexes de l'ancien colonisateur. ».
Les discours présidentiels y ont contribué. Il suffit de se rappeler le Président Jacques Chirac dire à Cannes : « nous sommes réunis parce que la France aime l'Afrique et se sent liée à elle par les engagements de la fraternité, de l'histoire et du coeur », ou le Président Nicolas Sarkozy à Dakar : « le problème de l'Afrique et, permettez à un ami de l'Afrique de le dire, il est là. Le défi de l'Afrique, c'est d'entrer dans l'histoire », pour comprendre combien sont prégnants non seulement la présence du passé, mais surtout le registre du sentiment.
Coincées entre nostalgie d'une grandeur passée et mauvaise conscience, les autorités françaises n'ont pas su jusqu'à présent dégager une nouvelle vision claire et objective de ce que devrait être une relation apaisée au continent africain.
Même dans les cercles initiés, il est difficile de regarder notre relation à l'Afrique telle qu'elle est objectivement. On y trouve une vision partagée entre :
- une Afrique « continent en marge » des affaires du monde entendues comme la mondialisation, la grande politique, la grande stratégie : elle est alors quasiment ignorée ;
- une Afrique « exutoire » discrète aux affrontements indirects qui commencent avec la colonne Marchand et l'épisode de Fachoda pour finir aujourd'hui avec une rivalité avec la Chine ;
- une Afrique « arrière-cour », considérée comme une simple réserve à matières premières rares et chères ;
- une Afrique « menace » vis-à-vis de laquelle il fallait se barricader
Et quand on évoque la relation de la France à l'Afrique, on parle plus volontiers de ce qu'elle devrait être que de ce qu'elle est.